Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mirabelle-cerisier 金の桜 - Page 15

  • Takashi Kako Quartet

    TAKASHI KAKO QUARTET

    en concert le 7 février 2014 à la Maison de la Culture du Japon (Paris)

    Formé par un violoncelle, un violon, un alto et un piano, le quartet de Takashi Kako donnait un concert exceptionnel en France vendredi dernier à la MCJP. Ancien élève d'Olivier Messiaen, Takashi Kako a créé ce quatuor, formé par des musiciens talentueux autour de son piano majestueux il y a quelques années, après sa carrière dans la musique classique mais également le jazz. Sa venue était exceptionnelle, car, comme nous l'expliqua le compositeur dans un français élégant, il n'était pas revenu sur Paris depuis ses premières classes dans la classe de Messiaen, mais également dans les cafés dansants où il avait été embauché.

    Lire la suite

  • Tel Père tel fils

    Une attention du regard

    SOSHITE CHICHI NI NARU - TEL PÈRE TEL FILS – Hirokazu Kore-eda

    tel-aff.jpg

    Après I Wish, Kore-eda reporte son attention sur les parents, renouant avec le ton léger – du moins en apparence – de son bouleversant Still Walking. Il y confronte, à travers un échange de nourrissons à la naissance, deux familles aux conditions sociales différentes, et propose surtout un regard sur la paternité.

    tel-gateau.jpg

    Loin d'écraser le spectateur avec l'opposition évidente entre les deux familles, le film fait en effet intelligemment le choix de son concentrer sur le personnage le plus antipathique de prime abord, celui de ce père exigeant, archétype de l'homme d'affaires moderne japonais. La présence de Masaharu Fukuyama, chanteur star au Japon, apporte une fraîcheur inattendue. Il n'est certes pas la première figure médiatique avec lequel travaille Kore-eda – la mère de Nobody Knows était joué par une chanteuse J-Pop, You, et la poupée de Air Doll par une célèbre actrice coréenne, Bae Donna, qu'on pouvait voir dans The Host (Bong Joon-ho) – mais c'est la première fois qu'il confie un rôle aussi important à une figure célèbre, confirmant l'habitude étonnante qu'a ce cinéaste à intégrer des personnalités célèbres dans un récit intimiste. Ici, le visage très accessible et avenant de Fukuyama s'oppose à la rigidité de son rôle, à l'extrême sévérité qui le porte. Le choix du casting induit ainsi d'emblée, et très astucieusement, une ambiguïté qui ne cessera de bercer l'écriture et l'évolution de ce protagoniste, à la fois attachant, d'abord agaçant dans son refus de l'autre famille, puis apparaissant peu à peu naïf, dérouté, attendri.

    tel-mere.jpg 

    Le film esquisse également le rapport aux mères, et par-là la place de la femme dans la famille traditionnelle. Kore-eda parvient à leur conférer une véritable présence dramatique et psychologique, en dépit de leur maigre présence. Cependant, le portrait se révèle moins audacieux que dans Still Walking, où pointait de manière plus cruelle et plus fine le conditionnement de la femme au foyer. Ici, la vision critique apparaît limpide, claire, évidente, certes abordée de manière douce mais se réfugiant près de lieux communs attendus. La description de la famille de Ryota paraît ainsi conventionnelle, n'apportant pas grand-chose au récit, si ce n'est pour démontrer combien le personnage s'inscrit presque dans les pas de son père, brossé comme une autorité traditionnelle. Il manque parfois à Tel père tel fils la finesse de regard et l'ambiguïté qui traversaient les grands-parents de Still Walking, paisibles en apparence, mais criblés de failles et de défauts. Le ton se révèle plus naïf, notamment dans la conclusion du récit, à la fois très prudente mais également emplie de froideur.

    tel-fin.jpg

    Le dernier film de Kore-eda souffre également de quelques problèmes de rythme, alternant entre des séquences à l'émotion très forte – la photographie près du lac – et d'autres banales, inutiles, parois creuses – toutes les séquences relatives au travail de Ryota, par exemple, trop démonstratives pour mettre en avant l'obsession de la réussite chez le père. Ce défaut s'explique en partie par le déséquilibre dans la cartographie et l'établissement des lieux. Jusqu'à présent, les meilleurs films du cinéaste s'appuyaient sur des unités de lieux bien précis (un appartement, un parc de jeu, une maison familiale, une plage...), faisant naviguer ses personnages dans ses espaces selon une chorégraphie évoluant au fil de la progression dramatique et en fonction des relations. Ici, le récit se déplace constamment, envahissant des lieux très différents, disséminant de fait l'évolution de l'action en de nombreuses micro-séquences à l'impact plus ou moins efficace. L'émotion de ce film jaillit ainsi de manière plus discrète qu'auparavant, certes dans l'épure mais également dans une distance parfois décevante.

    tel-baignoire.jpg

    Dans les images posées de Kore-eda se dessine toujours un jeu dans les directions de regards. Ceux-ci s'évitent et se croisent rarement dans Nobody Knows, ou bien s'affrontent avec amertume et pudeur à la fois dans Still Walking. Dans Tel Père tel fils, le regard n'apporte ni la confrontation ni le rejet : il exprime bien plus une attention, une curiosité d'où surgit parfois de la tendresse. La réalisation s'empare de ces moments discrets de latence, par le biais d'un cadrage très maîtrisé mais également d'une direction d'acteurs remarquable, surtout en ce qui concerne les enfants. Tel père tel fils parvient ainsi miraculeusement à saisir ces regards de parents, posés sur leurs enfants, souvent sans les comprendre, et c'est de là que provient sa principale qualité.

    tel-petit.jpg

     

    A lire également : un article sur le cinéma de Hirokazu Kore-eda.

     

  • Albator corsaire de l'espace

    Space opera et spleen spatial

    ALBATOR CORSAIRE DE L'ESPACE – Shinji Arakami

    albator-aff.jpg

    Bonne surprise, Albator corsaire de l'espace concilie une esthétique époustouflante à la mélancolie apocalyptique. Dans cette aventure spatiale, l'esthétique du space opera est mise au service d'un spleen intérieur, reliant la détresse humaine de son héros aux visions élégiaques d'un espace en reconstruction.

    albator-dslevaisseau.jpg

    Loin de se révéler une gonflante adaptation ne comptant que sur ses ressources technologiques, le film déploie une véritable force visuelle alliée intelligemment aux thèmes, sombres et torturés, de l'exil et de la destruction portés par le personnage d'Albator – Harlock en version originale. La réalisation est emphatique, prenante, s'amusant presque de l'image de marque du corsaire tout en lui conférant une dimension dramatique. Ainsi, certains effets « gratuits » ne manquent pas, laissant déborder volontiers la puissance charismatique du révolutionnaire. Voix grave et longue cape rouge flottant dans le vent, le corsaire nous embarque en même temps que le jeune Yama à bord de l'Arcadia. Le film parvient pour un premier temps à nous raviver le mythe, n'hésitant pas à renouer avec l'esthétique gothique de la série de base, lui conférant même une atmosphère volontiers lugubre et chargée. Ce pacte n'est pas sans amuser, très efficace comme lors de la séquence où le jeune Yama est sauvé miraculeusement par le corsaire, qui se transforme en véritable justicier sans peur. En outre, le film confère à Albator un comportement aussi lugubre, parfois nonchalant, à l'image de son atmosphère, entretenant cette ambiguïté du personnage, à la fois héroïque et audacieux, mais également foncièrement antipathique et froid.

    albator-enaction.jpg

    Evidemment, malgré la modernisation du protagoniste, le film ne se débarrasse pas de certaines lourdeurs propres aux stéréotypes de l'anime. La classique opposition entre les deux frères qui sous-tend le conflit spatial est un poncif du genre, alourdissant le propos et en s'appréciant que comme une logique de distraction, dans l'attente de voir à l'action le corsaire charismatique. De même, les protagonistes de l'équipe, que l'on aurait souhaité voir plus présents, demeurent ancrés à leurs caractères d'origine, du râleur mécanicien corpulent à la fidèle sous-lieutenant sensuelle. Les questions éthiques et politiques contenus dans la situation cèdent un peu trop rapidement le pas à la question élégiaque, ce qui est regrettable. En revanche, en ce qui concerne le rapport d'Albator à la Terre disparue, le film parvient admirablement à renouer avec un rapport romantique, se transformant sur sa dernière partie en une ample et mélancolique exploration de l'espace, alternant entre de prenantes batailles spatiales et des vues contemplatives et émues de la planète. Le spleen vient progressivement teinter la réalisation, ralentir le rythme, conférer à l'animation le meilleur de son émotion en faisant du monde spatial le prolongement visuel et sonore de la souffrance intérieure du corsaire. Le film d'Arakami trouve dans ces moments de suspension et de souvenir une véritable efficacité dans la retranscription d'un sentiment profond de mélancolie.

    albator-fleur.jpg

    Sans s'attendre à un résultat grandiose sur tous les plans, cet Albator captive, et parvient surtout à relever parfois de l'inattendu. Il n'est pas une simpliste lecture du phénomène, tentant d'en conserver la profondeur psychologique, trouvant certes quelques limites, mais l'effort demeure appréciable et le résultat ébouriffant.

  • A Touch of sin

    4 histoires de possession

    A TOUCH OF SIN – Jia Zhangke

    touch-aff.jpg

    Prix du scénario à Cannes, le dernier film de Jia Zhangke prolonge son travail de peintre de son peuple, tout en proposant des variations inégales et expérimentales sur sa propre culture traditionnelle. Plus ambitieux que ses œuvres précédentes – proche en cela de l'étrange The WorldA Touch of sin dépasse par ses fluctuations de style l'entreprise portraitiste auparavant prônée par le cinéaste pour dévoiler un cri d'alarme désespéré et violent que porte Zhangke sur son propre pays.

    touch-moto.jpg

    Afin d'explorer – ou plutôt de tenter de comprendre – la violence sidérante de son pays, le cinéaste s'est inspiré de faits divers pour composer son scénario, composant ainsi une structure en quatre temps, auquel il intègre un prologue explosif et un épilogue en forme de point d'interrogation. Zhangke use à chaque fois, au travers de chacun de ces récits, d'une multitude de micro-expérimentations, qu'il entremêle à son cinéma contemplatif et épuré. La fiction se frotte aux réflexes documentaires, le fantastique vient se nouer avec des moments au fort ancrage spatio-temporel, effectuant des retours fréquents à la description d'un contexte bien précis, celui de la Chine à la sortie du communisme et de son entrée dans le capitalisme. Mais au-delà de ça, le film nous rappelle constamment, et c'est l'objet de son prologue, à une retranscription d'une atmosphère, celle du sentiment de perte, de déséquilibre, d'une confusion entre les valeurs et les milieux. Une absurdité terrible accable A Touch of sin, embrassant chaque historie d'un regard définitivement plus cynique que poétique, démontrant l'incompréhensible. Ainsi, la séquence d'ouverture fait-elle succéder des états très différents, comme nous préparant à la multiplicité des genres et des traitements, débutant sur une atmosphère paisible, présentant des montagnes chevauchées par un motard solitaire. L'acte d'assassinat, brutal, sec, vient briser l'harmonie apparente. Plus tard, la picturalité forte et belle – et éminemment symbolique – d'une cargaison de tomates mûres étalées sur la route sera brisée par une explosion en arrière-plan. Tout le film fonctionne sur ces jeux de rupture, parallèlement au regard changeant de Zhangke sur sa société.

    10.jpg

    A Touch of sin mélange en effet les tons, mais également les époques. Le traditionnel se frotte au moderne, le théâtre de bois et les opéras et légendes contées venant accompagner volontiers les périples de nouveaux « héros » en guerre. Le fait de raviver les religions et les légendes du passé dans le décor contemporain contribue à l'absurdité du propos. L'héroïsme lyrique des chants ou du théâtre agit comme un contrepoint grinçant et ironique face à la violence sèche et incroyablement effrayante des scènes d'assassinat. Ce contraste se retrouve transcrit dans une réalisation très étonnante, à mi-chemin entre un épique du paysage, et une violence tour-à-tour esthétisée, et rendue à son grain le plus effrayant. Il se joue une transformation beaucoup plus hybride du paysage par rapport aux autres films de Zhangke, qui eux étaient pris entre les ruines détruites et les buildings modernes. De la même manière, le mélange des genres opère un transfert du documentaire contemplatif aux arts martiaux, au thriller et au drame se frottent. L'exemple le plus criant demeure le récit de la femme incarnée par Zhao Tao, la muse du cinéaste. Le surgissement surnaturel du couteau dans une séquence jusque-là très réaliste, rappelle à la fois le bruitage fulgurant et typique du sabre dans les wu xia pian chinois, sa force esthétique et sonore, tout en basculant dans une horreur absolue. Une fois l'acte commis, la réalisation reprend de sa contemplation typique. Evidemment, le film souffre de ces changements de style : l'ensemble est chaotique, parfois inutilement violent, en particulier sur sa première partie, peine à se construire selon une réelle efficacité.

    touch-sabre.jpg

    Cependant, chaque récit s'empare néanmoins de la même thématique de la possession, et ce choix même confère une certaine singularité à la dernière réalisation de Jia Zhangke, permet au final le liant. En effet, chaque protagoniste se révèle assimilé à un animal : le tigre arboré fièrement en guise d'étendard pour le premier ; la nonchalance sournoise du bœuf pour le second ; l'inattendu et l'étrangeté du serpent pour la troisième ; et surtout la fragilité de l'oiseau pour le dernier... Ces animaux figurent à l'écran de manière plus ou moins métaphorique, le boeuf et le serpent étant concrètement présent, le lion et l'oiseau demeurant des images. Ces choix d'animaux prouvent bien que le film assimile la violence surgissante à une véritable possession : user de ces icônes provoque le passage pour chaque personnage à l'acte, les transforme tout comme cela transforme la réalisation. Loin d'en décharger les protagonistes de ces meurtres, le film pointe au contraire par ce choix l'incompréhension et la torpeur qui entoure ces événement.

     

    touch-temple.jpg

    Le cas le plus troublant, et le plus émouvant, demeure le récit de l'oiseau, de ce jeune homme accomplissant l'acte de meurtre contre lui-même, en plongeant dans le vide. C'est la seule histoire qui se révèle détachée des autres et qui n'est pas reliée par des petits raccords à la logique du film. Pourtant, le portrait d'une Chine corrompue et marquée par le fossé social y apparaît le plus noir possible, nous projetant dans le monde, filmé comme une mécanique froide, d'un hôtel de luxe où de jeunes femmes régulées par des agents de sécurité doivent se prostituer pour des hommes d'affaires ou des pontes du monde de la finance. Dans cette description perturbante, la naissance d'un jeune amour trouve quelques accents poétiques dans une petite voiture perdue sous la pluie, mais est vite rattrapé par la froideur implacable du milieu, se concluant sur le terrible suicide. Cette dernière histoire se fait l'écho du regard extrêmement désespéré du cinéaste sur son pays.

    touch-jeune.jpg

    La Vie sans principe, le dernier film sorti en France de Johnnie To – et bien malheureusement passé totalement inaperçu – se rapproche sur plusieurs points de celui de Zhangke. Tout en restant fidèle à ses thèmes, le cinéaste y osait une entreprise à la violence plus indicible, celle perpétrée dans les agences bancaires ou le milieu des traders, dressant pour la première fois de sa carrière un portrait extrêmement ciblée et contemporain de son pays. A Touch of sin s'en rapproche, à la fois par une structure tout aussi éclatée, mais également par la vision grinçante qu'il propose. L'inachevé, dans ce film, est là pour transmettre un cri d'alarme : les histoires restent volontiers inachevées, saisissant uniquement les moments de violence et d'éclatement, laissant la police en toile de fond, comme pour incarner cette tragédie du fait divers et de sa logique, voulant conserver les personnages dans l'anonymat et dans l'incompréhension. Au travers des quelques balbutiements, qu'ils soient formels ou narratifs, de ce film se révèle au final un esprit chaotique, un regard désespéré car ne comprenant pas. C'est cela qui se révèle déchirant. Cette incompréhension du réalisateur, embrassant et contaminant toute sa réalisation, constitue chez A Touch of sin à la fois sa faiblesse et son éclatante force.

    La poésie demeure discrète, semble à présent vaine. La violence y répond à présent. Mais le retour à la vie d'une ancienne meurtrière, ainsi que les quelques visages proposés face caméra appellent certes à une interrogation, mais également, espérons-l-on, à une forme d'espoir palpitant.

  • Le Syndicat du crime - The Killer

    Trios haineux et amoureux

    LE SYNDICAT DU CRIME (A BETTER TOMORROW, 1986) - John Woo

    THE KILLER (1989) - John Woo

    syndicataff.jpg

    killeraff.jpg

    John Woo l'a confirmé lui-même à maintes reprises dans ses interviews, l'amour se révèle au cœur de ses récits et de ses films, et il n'imaginerait pas construire un scénario sans ce sentiment. Ainsi, bien avant de se confronter à l'esthétique du « bullet movie » prôné par son style, c'est bien l'idée d'amour qui enveloppe ses personnages, les amenant ainsi à des comportements sacrificiels, à des actions violentes, irraisonnées et passionnées que prolongent l'épique des scènes d'action.

    killeryunfat.jpg

    A Better Tomorrow et The Killer, deux films majeurs dans le mouvement d'ouverture à l'Occident vécu par le cinéma de Hong Kong à partir des années 1980, révèlent le meilleur du style de John Woo, loin de ses productions hollywoodiennes ampoulées qui le fera connaître internationalement. Bien souvent, on retient de ces deux long-métrages populaires leur renouvellement d'une esthétique, leur formidable énergie dépensée parallèlement au portrait d'une Chine prises dans des corruptions et des trafics, peuplée d'hommes cherchant le pouvoir ou l'argent. Mais ces thèmes concernent également toute la production hongkongaise de l'époque et de maintenant : ce qui dessine au final bien plus le style de John Woo demeure l'attachement à ses protagonistes, bien souvent précipités dans des relations fusionnelles, les poussant à accomplir des actes héroïques ou à défendre vainement des valeurs traditionnelles dans un monde en constant changement. C'est en la personne de l'acteur Chow Yun-fat que John Woo a le mieux concrétisé cet idéal : interprétant l'ami fidèle Mark, personnage certes secondaire, mais néanmoins inoubliable dans Le Syndicat du Crime, il apporte d'emblée au personnage une classe dont la dignité se rapproche de la mélancolie dans son rôle, plus étouffé et comme en prolongement, de Jeff dans The Killer. Le physique et le jeu de Yun-fat permettent de construire une entité contrastée, à la fois terriblement ancrée dans le système de corruption – frère Mark co-dirigeant un trafic de faux billet dans le premier ; tueur à gages prisé dans le milieu pour l'autre – mais néanmoins étonnamment indépendant, marginal par rapport aux principes de ce système, n'obéissant qu'à sa propre éthique. Cette affirmation pour l'un et l'autre de ces personnages pose d'emblée un problème traité comme un véritable déchirement à travers Chow Yun-fat qui apparaît tour à tour sûr de lui, pimpant, puis troublé, colérique, impulsif ou mélancolique.

    syndicatleslie.png

    Dans Le Syndicat du Crime, une autre entité tragique vient contrebalancer celle, plus désopilante de Mark, c'est bien évidemment celle portée par les deux frères aux parcours opposés, Sung (Ti Lung) et Kit (Leslie Cheung). Le second se révèle un personnage tout aussi déchiré que Jeff dans The Killer, agissant comme son exact contrepoint : il est jeune, impulsif, plein de ressources, bataille pour des codes d'honneur et de justice mais ne parvient pas à respecter le milieu policier dans lequel il s'est engagé. Là où la sagesse de Sung détonne dans le milieu mafieux, la violence irraisonnée de Kit ne correspond pas à la norme policière, alors que le personnage cherche dans son parcours une logique humaine et équitable. L'interprétation, remarquable, de Leslie Cheung dans cette enveloppe froissée, profite de cet aura qui enveloppe toujours cet acteur, quels que soit ses rôles, propre à la mélancolie de son visage. Jennie, incarnée par Sally Yeh dans The Killer, est quant à elle l'unique protagoniste de femme véritablement digne d'intérêt dans le monde très masculin de Woo, apporte lui aussi une certaine mélancolie, unique par son métier de chanteuse. La description de l'univers dans The Killer paraît en effet si sombre, défini uniquement par des affrontements entre monde mafieux et monde policier, quadrillé et filmé comme un constant lieu d'affrontement et de duel, que l'activité paisible et anodine de Jennie, celui de chanter les soirs dans un bar, jaillit tel une touche unique d'optimisme et de fragilité. Le personnage perd cependant de son intérêt, sacrifiée d'une certaine manière pour céder la place au protagoniste du fringant inspecteur Li.

    killerjennie.jpg

    Brassant ces personnages, le trio est ainsi au cœur du Syndicat du crime et de The Killer : deux frères et l'ami fidèle pour l'un ; un tueur à gages, sa compagne et l'inspecteur qui le poursuit pour l'autre. Si le cinéma de Johnnie To est marqué par la dynamique du quatuor, celui de Woo ne pourrait fonctionner sans le déchirement triangulaire, sans une remise en question permanente des liens entre trois entités à l'amour plus ou moins différent ou plus ou moins partagé. Dans la lignée de celui dont il a été l'assistant directeur, John Woo tire beaucoup de ces fusions brisées du cinéma de Chang Cheh, figure majeure dans le film de sabre ou le film de kung-fu de la Shaw Brothers, où les protagonistes évoluaient dans des intrigues sanglantes. Bien souvent chez Chang Cheh, les personnages masculins se rencontraient sur le mode du coup de cœur, pactisaient ensemble avant que le lien en question, à peine constitué, ne soit brisé par la trahison de l'un, ou, pire encore, par la mort brutale et sacrificielle de l'autre. John Woo prolonge ce travail tout y apportant sa sensibilité particulière, et surtout, un certain sens ludique qui le rapproche plutôt de son collègue Johnnie To. Ses protagonistes évoluent en effet de manière plus latente, contrairement à la logique du film d'action. Hésitations, observations de l'autre, méfiance et défiance viennent construire le scénario, diriger le dispositif filmique. Entre les deux frères Kit et Sung, la mise en scène bascule peu à peu dans le chaotique, allant de l'alliage dans le cadre, où les deux frères échangent des crochets complices sous le crépusculaire, à des confrontations violentes, des champs/contrechamps agressives qui amènent le film sur le terrain de la trahison, du complot, et des batailles très connues dans la station d'essence ou sur les quais nocturnes. Le tragique secoue ces tensions, et le protagoniste de Mark apporte bien souvent une touche frivole à l'ensemble, s'immisçant sans hésitation dans la joute fraternelle. Inévitablement, Le Syndicat du crime n'atteindrait pas sa puissance émotionnelle sans le contrepoint du personnage joué pas Yun-fat, empêchant le film de tomber dans une confrontation qui aurait pu paraître désuète, outrancière et exagérée au fil des années : la silhouette brinquebalante du mafieux Mark, joueur et taquin, le cure-dents en bouche, redonne une certaine classe et surtout une certaine justesse au conflit entre Sung et Kit, à travers lequel s'ébauche le conflit entre l'honneur de la famille et celui du pays, chacun des frères défendant l'un en dépit de l'autre. Le protagoniste de Mark est bien souvent celui qui vient provoquer ce conflit, le remettre en question ou bien souvent s'en débarrasser au mauvais moment.

    syndicatfreres.jpg

    syndicatchow.png

    Dans The Killer, c'est l'inspecteur Li (Danny Lee) qui vient apporter une dimension identique, introduisant la comédie et la dérision, marchant au même pas que le drame. C'est en effet bien souvent l'apport comique qui permet, par contraste, d'accentuer le bouillonnement émotionnel et tragique qui finit par sceller le destin des personnages. Ainsi l'inspecteur Li, dans le jeu de chat et de souris qu'il entreprend avec presque son alter ego tireur à gages Jeff, vient briser la logique du couple formé avec Jennie. Une excellente séquence de confrontation entre eux deux, où ils tentent de ne pas révéler leurs identités respectives à Jennie, s'amuse ainsi de cet improbable trio en créant d'hilarantes confusions dans le placement des personnages et leurs dialogues, empli d'ironie. Les deux ennemis s'échangent des amabilités forcées, le sourire aux lèvres, tout en visant l'autre avec son pistolet. C'est à partir de ces situations surprenantes et amusantes que le trio se réduit peu à peu à un nouveau duo, celui de Jeff et de Li, et d'où émerge une forme de dialogue permettant d'approfondir la dimension psychologique des personnages. Découvrir et intégrer l'autre à sa manière de fonctionner permet ainsi bien souvent chez Woo de faire évoluer ses figures et de surenchérir dans la matière narrative et visuelle : créer le duo fait émerger en même temps l'un des plus beaux combats du réalisateur, dans une petite chapelle où vient se jouer symboliquement toute la rédemption des problèmes accumulés, l'humour à l'appui (John Woo prenant en effet un malin plaisir à détruire et faire exploser tous les symboles religieux entraperçus jusque-là dans le film).

    killer9.png

    killerduosanglant.jpg

    Les séquences d'action sont certes là pour dynamiser toute une esthétique, ancrer l'expérience cinématographique dans un visuel volontiers sublime, voire mystique par moments, mais témoignent également de ces évolutions relationnelles. Les échanges de tirs ou les multiples violences exercées – des coups portés aux explosions – deviennent un nouveau mode d'expression là où les protagonistes de Woo ne parviennent plus à passer par les mots. Nombre de protagonistes taciturnes, prolongement des épées solitaires de Chang Cheh, peuvent ainsi exploser et exprimer une violente rage au travers des échanges. Il y a sans cesse saturation dans les échanges, et ce, quel que soit le décor, très loin des effets de latence et de suspense chorégraphique déployés chez Johnnie To. Là aussi, John Woo se distingue de son maître Chang Cheh qui certes était dans une abondance de violence, mais celle-ci était esthétisée, géométrisée à l'extrême. The Killer et Le Syndicat du crime préfèrent la confusion progressive de l'espace, le brouillage des repères et du cadre par la chaleur des échanges et la poudre des coups de feu, et enfin l'éclatement des liens. Les personnages se perdent dans les lieux de confrontation, se retrouvent le temps d'une pause – bien souvent extatique, proche de figures martyres – puis se jettent à nouveau dans la masse chaotique, atteignant une mort prochaine. Au travers de ces deux réalisations majeures, John Woo saisit ainsi les quelques moments de répit et de rapprochement qui peuvent lier une poignée de personnages marginaux, avant de les laisser reprendre par leur destin. Ces séquences de complicité demeurent caractéristiques du réalisateur hong-kongais, et constituent le meilleur de son cinéma.

  • Bilan 2013

    Bonne année sur Mirabelle-Cerisier !

    2.jpg

     

    Suite au Top 10 annuel publié sur le second blog Lysao, le cinéma chinois ressort en force pour l'année 2013. Jia Zhangke, Ann Hui et Cai Shangjun figurent au palmarès, tandis que le Grandmaster de Wong Kar-wai s'était aussi révélé une bonne surprise. Mais la grande force asiatique demeure Shokuzai, le dyptique réalisé par Kiyoshi Kurosawa, important monument brassant à la fois le sens de l'horrifique et du chaos chez le cinéaste mais également une myriade de changements, de tons différents, de thématiques singulières que Kurosawa embrasse avec une réelle subtilité.

    Côté animation, la surprenante expérience d'Albator vient contredire la timidité des dernières productions parvenues en France (Lettre à Momo, Le Jardin des mots). Bien qu'accablé par quelques longueurs et quelques stéréotypes attendus, difficile de résister au spectacle époustouflant de l'animation du film de Shinji Arakami, superbe space opera marqué par le spleen et la peur de l'explosion.

    Le cinéma coréen s'est quant à lui imposé avec des productions internationales. Park Chan-wook et Kim Jee-woon ont ainsi respectivement réalisé Stoker et Le dernier rempart avec des acteurs américains. Bong Joon-ho, avec Snowpiercer, s'est quant à lui constitué un équipe aux multiples langues, n'abandonnant pas son acteur phare Song Kang-ho, et dirigeant Tilda Swinton, Chris Evans, John Hurt ou Jamie Bell. Malgré la virtuosité de sa réalisation et ce casting alléchant, le film de Bong Joon-ho demeure inégal, trop disparate, sans parvenir à atteindre la force de son récit apocalyptique.

    Enfin, soulignons une année particulièrement riche en ressorties, où certains distributeurs, en particulier Carlotta, ont présenté des classiques asiatiques à la restauration sublime. Les Sept Samouraïs, Rashomon, Le Fils unique, et bientôt Fleurs d'équinoxe ont ainsi fait parti de ces nombreux films projetés dans les petites salles art et essai, dans une excellente qualité.

    Enfin, suite à cette année, merci à tous les visiteurs du blog, qui a doublé sa fréquentation par rapport à l'an dernier.

    albator.jpg

    Critiques à venir sur Mirabelle-Cerisier :

    Albator le corsaire de l'espace de Shinji Arakami

    Tel père tel fils de Hirokazu Kore-eda

    A Touch of sin de Jia Zhangke

    Snowpiercer de Bong Joon-ho

    A Better tomorrow / The Killer de John Woo

    Chien enragé d'Akira Kurosawa

  • Le Jardin des mots

    La Goutte de trop

    LE JARDIN DES MOTS – KOTONOHA NO NIWA – Makoto Shinkai

    jardinaff.png

    Dernière création de Makoto Shinkai, ce moyen-métrage réunit à la fois toute la splendeur du style Shinkai, mais également ses limites et son principal défaut. L'histoire d'amour romantique que nous conte le cinéaste se révèle empreinte de pudeur et de finesse... jusqu'à un final pour le moins décevant. Chez ce cinéaste romantique, la frontière entre sensibilité fragile et exacerbation sentimentale se fait toujours sentir, bâtissant une œuvre inégale, aboutie graphiquement, mais encore maladroite au niveau dramatique.

    jardinfemme.jpg

    Le Jardin des mots, en dépit de son titre quelque peu trompeur, s'empare bien plus du motif de la pluie plutôt que de celui du jardin – où se rejoignent les deux amis. La pluie scande en effet l'évolution du récit, passant du mois de juin, humide et arrosé, à celui caniculaire, et ainsi aride au niveau du sentiment amoureux, d'août. Dans cette histoire, le romantisme de Shinkai prend tout son envol, cernant l'approche progressive, l'attirance mutuelle qui grandit, le tout enveloppé dans une certaine pudeur propre au cinéaste. Dans une séquence en particulier, la sensibilité de Shinkai s'épanouit dans la retranscription, par le biais du montage, du mouvement dans l'image et du son, de la montée du désir. Au bout des dix premières minutes apparaît ainsi ce passage mémorable où le rythme s'accélère sur le mois de juin, saisissant le désir progressif du jeune adolescent, parallèlement à son quotidien. Le temps s'accélère car porté par une attente et une émotion, les gestes d'impatience se reportent ensuite sur le mouvement de la ville, des transports, des oiseaux dans le ciel, de la pluie qui tombe. Toute cette séquence, probablement la plus vibrante du film, compose un mouvement amplifiant le sentiment intérieur, l'incarnant dans des motifs extérieurs, un peu à la manière de David Lean dans ses épopées romantiques. Par ailleurs, le rôle du train dans Brève Rencontre se révèle parfois similaire à celui du tramway dans Le Jardin des mots, ces deux transports en commun scandant métaphoriquement les étapes de la romance.

    jardinetudiant.jpg

    Sur la seconde partie du film, le film perd de son intérêt, parallèlement à la perte du romantisme. Le portrait que dresse Shinkai du monde lycéen, brusquement mis sur le devant, se révèle très stéréotypé et attendu, maladroit, tout en nous projetant dans une réalité amère, celle où le romantisme auparavant déployé ne peut pas exister. L'exquise photographie et lumière des rencontres sous la pluie s'estompe, laissant place à un univers froid et plat. Si cette deuxième partie du récit déçoit, le plus décourageant, comme une goutte de trop dans ce film très pluvieux, demeure le final, qui, sans le dévoiler, tombe dans une surenchère émotionnelle inutile. Peut-être manquerait-il chez Shinkai une pointe d'érotisme ou de sensualité. Le motif du pied et du fétichisme que lui porte le jeune étudiant dans ce film dessinaient une thématique nouvelle dans l'oeuvre de Shinkai, composant un imaginaire sensuel autrement troublant que la sensibilité pudique du cinéaste. Cet imaginaire apparaissait par touches tendres, au détour de plusieurs plans – un pied délicatement mesuré, une chemise délicatement entrouverte, une respiration plus trouble de la part des personnages – et serait probablement le moyen pour Shinkai d'évoluer. Si Le Jardin des Mots atteint en effet une impressionnante maturité visuelle, le film présente encore une vision balbutiante et naïve dans son propos.

    jardinpluie.jpg

  • Koji Yamamura

    RETROSPECTIVE KOJI YAMAMURA

    Le 6 décembre 2013 au Forum des Images

    yamamura_montchef2.jpg 

    Invité d'honneur au Carrefour de l'Animation du Forum des Images (du 5 au 10 décembre 2013), Koji Yamamura y a présenté une œuvre à la fois expérimentale et pleine de sensibilité. Sa filmographie est composée par de nombreux courts-métrages – les plus connus constituent l'ensemble de La Boîte à Malice, souvent projeté pour le jeune public – mais également de nombreuses œuvres de commande pour des festivals ou pour la télévision. Fait rarissime, ces derniers furent projetés en deuxième partie, constituant un pan souvent méconnu de la réalité de la réalisation, mais apportant tout autant son lot de surprises. En outre, autre phénomène rare, et extrêmement appréciable, Koji Yamamura, présent du début à la fin de la projection, s'est révélé un précieux pédagogue, présentant consciencieusement son travail, et attendant même patiemment les questions et réactions des spectateurs à la sortie de la salle, accompagné par le grand spécialiste Ilen Ngûyen.

    yamamura_crocodile.jpg

    Le Vieux Crocodile

     

    Yamamura présente, à travers ces courts-métrages, une capacité à se saisir de styles et de textures diverses, expérimentant graphiquement, mêlant le trait crayonné aux encrages. Le Vieux crocodile (Toshi wo totta wani, 2005) se révélait une exception dans ce qui été projeté, car il s'agissait bien plus d'une ré-appropriation du style de Léopold Chauveau, auteur-illustrateur français du début du XXème siècle. Autrement, l'oeuvre de Yamamura présente néanmoins, parmi sa diversité, une certaine singularité d'une part dans le traitement de la déformation et du mouvement métamorphique, d'autre part dans son travail sonore d'une véritable richesse.

    yamamura_montchef.jpg

    Le Mont Chef

     

    Déformations, en effet, ou plutôt changements d'un état à un autre, semblent scander les propositions graphiques et narratives de Yamamura. Dès Le Mont Chef (Atama Yama, 2002), une réalisation qui lui valut d'être remarqué en Europe, le cinéaste appuie des basculements constants entre la banalité et l'extraordinaire, entre le microcosme et le macrocosme, entre l'humour noir et le poétique. Son animation « vacille », se révèle prise dans des soubresauts graphiques, à l'image de l'existence de ce personnage qui voit pousser sur son crâne un cerisier. Ces mêmes basculements se retrouvent dans les courtes esquisses expérimentales de A Child's metaphysics (Kodomo no Keijijôgaku, 2007), ensemble noir qui part des rondeurs mignonnes d'enfants pour mieux les écarteler, les briser, les casser en formes géométriques. Ce même effet se retrouve d'ailleurs dans le générique – lui aussi projeté – que Yamamura a composé pour une émission de Takeshi Kitano, où les traits du visage calme représentant le cinéaste japonais sont subrepticement tiraillés dans tous les sens (idée qui rend d'ailleurs extrêmement bien compte du style artistique de Kitano, pris sans cesse entre la rigidité impassible et la violence explosive).

    yamamura_child.jpg

    A Child' Metaphysics

     

    En outre, il est honorable de souligner l'étonnant travail sonore qui apparaît dans ces films, témoignant d'un véritable laboratoire de bruitages, de chants et de voix. Yamamura fait appel dans Le Mont Chef à des conteurs de rakugo, créant ainsi des décalages étonnants par rapport au comportement quelque peu vulgaire du personnage. Ce choix se retrouve dans l'adaptation d'une nouvelle de Kafka, qui a recours à des choeurs à la fois d'hommes et d'enfants, cette fois-ci dans une optique plus atmosphérique. En outre, les personnages, chez Yamamura, s'expriment toujours de manière indirecte, par le biais d'une voix narrateur, d'un texte conté, ou encore par des doublages toujours décalés, sans souci de réalisme. Il ne règne pas l'attention portée à un accent dynamique ou compréhensible tel qu'on peut le trouver dans l'animation industrielle en général, mais bien plus un empâtement dans les voix, un surjeu exagéré de manière à créer des effets de distance, d'humour et de décalages étonnants.

    Déformations et décalages composent ainsi l'oeuvre de Koji Yamamura. Ses deux beaux films, à la fois emblématiques de son style mais témoignant le plus le talent, restent son adaptation du texte de Frank Kafka, Un Médecin de campagne, et sa réalisation sur la vie de Muybridge, coproduite par l'Office Nationale du Film.

    Un Médecin de campagne (Kafuka inaka isha, 2007)

    yamamura_kafka.jpg

    Très belle proposition, Un Médecin de campagne fait l'une des plus belles retranscriptions graphique et sonore du style de Kafka. Les effets anamorphiques des corps et des visages, alliés au travail atmosphérique rendent en effet compte de son écriture torturée. La prosodie tortueuse de l'écrivain allemand se retrouve ainsi incarnée dans le chemin tortueux parcouru par l'animation, faite d'angles étranges, de changements brusques de perspectives, d'angles brisés, cassés, de silhouettes anguleuses et onduleuses. Chaque sentiment intérieur du médecin, bien souvent celui de l'angoisse et de l'incompréhension, devient une composition métamorphique à l'écran, l'animation permettant de donner aux corps représentés ce que l'imagination travaille dans les esprits. Sans cesse, le film donne l'impression de contempler cette histoire au travers d'un globe de verre, et le récit devient peu à peu surréaliste, composant une étrangeté étonnante et très impressionnante.

    Les Cordes de Muybridge (2011)

    yamamura_cordes.jpg

    Expérience sensorielle plutôt qu'un documentaire conventionnel, Les Cordes de Muybridge est une variation sur l'inventeur de la décomposition du mouvement. Les voix sont peu présentes dans ce court-métrage, tandis qu'un travail de bruitage et un thème musical dominé par le piano scandent les différentes histoires contées. Des temporalités se lient, des figures se rejoignent, des expériences animées se confrontent, créant une rythmique très particulière. Le motif du mouvement de décomposition du cheval vient constituer le liant visuel et sonore – le son rendant compte du bruit des obturateurs des appareils photographiques placés par Muybridge pour son expérience – de cet ensemble dissonant. Les Cordes de Muybridge s'apprécie ainsi comme une partition graphique, dont les mouvements se révèlent aussi vibrants que les émotions qu'ils procurent.

    Le site personnel du studio Yamamura Animation : http://www.yamamura-animation.jp/index.html

  • Regards croisés sur Ozu

    REGARDS CROISES SUR OZU

    Le 16 novembre 2013 à la Maison de la Culture du Japon (Paris)

    Intervenants présents : Fabrice Arduini, Diane Arnaud, Frédérique Berthet, Mathieu Capel, Basile Doganis, Antony Fiant, Rémi Fontanel, Mathias Lavin, Benjamin Thomas, Clélia Zernik

    Le 16 novembre dernier, le petit auditorium de la MCJP accueillit une bonne centaine de personnes pour assister à la table ronde organisée autour de la sortie de l'ouvrage collectif Ozu à présent, rassemblant une diversité de textes s'interrogeant sur la place de Yasujiro Ozu dans le cinéma contemporain. La table ronde rendait à la fois compte des collaborations ayant construit cet ouvrage mais portait surtout un regard juste et pertinent sur cet emblématique cinéaste japonais, plus controversé et paradoxal qu'il n'y paraît.

    ozu2.jpg

    Tokyo Monogatari - Voyage à Tokyo (1953)

    La journée était découpée en deux temps, construisant d'une part une définition contemporaine du cinéaste japonais, puis saisissant la répercussion de son travail sur d'autres réalisateurs, tels Wim Wenders, Pedro Costa, Claire Denis, Jia Zhangke... La diversité des intervenants, la plupart enseignants-chercheurs, mais comprenant aussi des plasticiens, a témoigné, tout au long de la journée, d'une pluralité de regards sur l'oeuvre d'Ozu. Loin de s'en limiter à une définition simple - telle celle, erronée et hâtive, de le qualifier de « réalisateur zen » - cette table ronde a permis une circulation de nuances, construisant ainsi un regard éminemment juste sur sa filmographie. On y a ainsi vu Ozu comme oscillant entre plusieurs contraires, à la fois le plus et le moins japonais des cinéastes, à la fois traditionnel et capable de faire preuve de modernité, ou bien pris entre la tranquillité paisible et une certaine cruauté. Des études très fines de certaines figures de son style – l'emploi réguliers des mêmes acteurs, le fameux regard-caméra dans les séquences de dialogues, le rapport à l'architecture japonaise – ont ensuite montré qu'Ozu effectue une utilisation habile et précise des codes et des pratiques de sa société, bien souvent pour en dévoiler les failles. La figure paternelle devient ainsi, dans les films d'Ozu, d'abord la preuve d'une autorité qui est parfois bousculée, démantelée, par une succession de micro-événements et de scènes. La seconde partie éclairait quant à elle le rapport de certains cinéastes étrangers à Ozu, montrant que ce cinéma bien particulier continuait d'exercer et de fasciner, de manière parfois spectrale et surprenante, bien souvent dans l'hommage. Les éléments du système d'Ozu peuvent se manifester dans des cinémas éminemment différents, notamment parce qu'ils présentent à la fois une certaine souplesse mais appellent à un vrai travail d'intégration et de construction. Un spécialiste de Claire Denis a ainsi attiré l'attention sur le double-langage chez le cinéaste japonais, double-langage et capacité d'agir à plusieurs niveaux dans un dialogue que Denis tente d'incorporer à ses récits.

    ozu.jpg

    Le plus intéressant se révélait l'importance accordée à la modernité d'Ozu, détruisant cette idée reçue du traditionalisme ou du conservatisme qui constitue bien trop souvent l'étiquette du cinéaste japonais. Par des comparaisons avec Nagisa Oshima ou Shinji Fukazaku, les intervenants ont tour à tour démontré que les histoires d'Ozu se révélaient au final très contemporaines, très complexes dans leur structure, mais également d'une grande rigueur. Ozu s'est ainsi construit un système dont les motifs et intrigues se révèlent intégrés dans un premier temps pour être mieux détournés, dévoilés, ou encore pris dans des effets de rupture. « Cinéaste de la déraison » est ainsi une expression qui s'est plus imposée à cette table que celle du « plus japonais des cinéastes » (cette dernière étant la phrase très célèbre de Donald Richie).

    Peut-être aurait-il été possible de plus définir la place d'Ozu dans le cinéma japonais actuel : Kiyoshi Kurosawa a été évoqué, mais certains cinéastes comme Hirokazu Kore-eda, Isao Takahata dans le domaine de l'animation, ou même Jiro Taniguchi dans le manga, sont des figures qui auraient pu surgir dans le débat. Ces « regards croisés sur Ozu » ont néanmoins poussé à revoir l'oeuvre de ce grand cinéaste japonais avec un nouvel éclairage plus nuancé et d'une meilleure justesse.

    la page de l'événement : http://www.mcjp.fr/francais/cinema/regards-croises-sur-ozu-820/regards-croises-sur-ozu

  • Le petit joueur d'échecs

    Le Mystère de l'automate

    LE PETIT JOUEUR D'ECHECS – Yoko Ogawa – éditions Actes Sud.

    ogawa.jpg

     

    Dernier roman de Yoko Ogawa, sorti en mars dernier, Le Petit joueur d'échecs noue avec le registre « tendre » de l'auteure. Moins cru que ses nouvelles, plus tendre et linéaire, Le Petit Joueur d'échecs suit la vie d'un personnage atypique, marginal et d'une immense discrétion. C'est bien ce thème de la marginalité que Ogawa révèle à travers ce portrait, mettant en lumière l'existence extraordinaire d'un protagoniste effacé.

    Le récit renoue tout d'abord avec les univers étranges qui enveloppent les histoires d'Ogawa, ces univers précieux et à la lisière du fantastique, tels des instruments merveilleux et mécaniques savamment composés mais qui continuent de faire miroiter leur art du mystère. Le monde des échecs, associé aux lieux que va traverser ce petit joueur, rend une fois de plus compte de l'imagination poétique de l'auteure, qui bouleverse par l'immersion qu'elle nous fait vivre dans un monde étrange, nouveau, mélancolique et traversé d'évocations lyriques. Les nombreux passages s'attachant à décrire la sensation produite par « l'océan des échecs » se révèlent des passages de toute beauté dans le récit, tandis que le dernier refuge du jeune prodige, cette maison de retraite au sommet d'une montagne et par laquelle on n'accède qu'en funiculaire, renoue avec ces pensionnats de soin silencieux et au rythme rituel qui accompagne les nombreuses autres histoires de Yoko Ogawa.

    La délicatesse propre à l'auteure saisit de manière bien souvent imagée et poétique l'autisme de ce petit garçon, notamment en le confrontant à d'autres personnages aussi singuliers que lui. Chez Ogawa, il n'y pas ou peu de comportement ordinaire. Chaque individu fait preuve d'une intériorité troublante, et ces mondes intérieurs se frôlent et se rencontrent avec hésitation, fragilité. Cette beauté du rapport humain se retrouve dans l'écriture, toujours sensible, de l'auteure japonaise. Ogawa confronte donc son petit personnage à un homme éléphantesque et d'une générosité aussi large que son embonpoint ; à une jeune fille timide inséparable d'une colombe ; ou à une diversité d'adversaires, du plus agressif au plus raffiné.

    Pour cerner l'autisme de son personnage, ce renfermement compulsif, une série de contradictions imagées viennent cerner l'enfant : son corps ne grandit pas alors que son esprit dépasse l'intelligence d'un adulte, son jeu est extraordinairement développé alors qu'il se révèle effacé dans sa présence, et surtout il éprouve le besoin de jouer les pièces à l'aveugle, sous l'échiquier, refusant de croiser le visage de son adversaire. L'utilisation du pantin mécanique – dont la description se révèle l'un des plus beaux passages du style Ogawa – est comme l'ultime métaphore de cette discrétion. Les doigts mécaniques et ciselés de l'automate se fait le prolongement des coups de génie du petit joueur. Un mystère plane sous la marionnette, un corps recroquevillé se cache pour mieux partager sa passion. Le Petit Joueur d'échecs est ainsi l'histoire de ce paradoxe, celui qui s'inscrit à travers ce personnage, trop timide pour affronter la réalité, mais éminemment passionné pour s'ouvrir au monde.