Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Suzume

Les portes ouvertes
SUZUME (Suzume no tojimari すずめの戸締まり, 2022) – Makoto SHINKAI
En sortant de la salle où je venais de voir Suzume, un jour de printemps tardif, j'étais portée par un sentiment bien amer. Alors que l'oeuvre de Makoto Shinkai attirait les foules dans mon pays, plaisant même à des ami·es généralement réticent·es à ce style d'animation, le charme portant jusqu'à présent la filmographie de ce cinéaste me paraissait bien fragile et proche de la disparition. Bien qu'il s'appuie sur des thèmes et des figures fétiches de Shinkai, ce long-métrage est à mon sens l'un des moins représentatif de sa singularité, l'un des moins shinkaien. Malgré un désir de traiter de la réalité japonaise contemporaine, Suzume reprend avant tout des tendances médiatiques et stylistiques du moment, et ne parvient pas à atteindre l'émotion qu'il ambitionne.
Plusieurs motifs essentiels structurent l'aventure de Suzume, la jeune lycéenne qui donne son nom au film. Intriguée par les paroles d'un bel inconnu croisé par hasard sur le chemin de l'école, elle ne se rend pas en cours et se met à visiter les vestiges d'un vieux parc. Elle y trouve une mystérieuse porte ouvrant sur une plaine magique surplombée d'un ciel d'étoiles, mais grignotée par des forces obscures. Ce motif de la porte constitue en réalité le cœur des enjeux fantastiques du film, puisque Suzume et Sôta, le jeune homme sur sa route, doivent la fermer à clé pour éviter que ne se surgisse des cataclysmes sur le territoire japonais. Le rapport au temps, au cycle, mais également au rituel du maléfice – le bel inconnu sera ensuite transformé en une vulgaire chaise – se font dès lors métaphores du traumatisme des catastrophes naturelles et de la mémoire en souffrance. La quête pour fermer les portes, marquée par son lot de défaites et de réjouissances, est ensuite embellie par la traversée de nombreux paysages. Au cours de cette fugue un peu inconsciente, la lycéenne voyage du Sud au Nord, depuis des rivages ensoleillés jusqu'aux territoires plus désolés du Tôhoku.
Une porte dressée au milieu d'un bassin d'eau s'avère donc à l'origine de l'aventure de la jeune fille. L'objet, vertical, d'un blanc grignoté par des végétaux, était par ailleurs la première image du mystérieux projet de Makoto Shinkai et de son studio CoMix Wave en 2021. Suzume se tient devant la porte fermée, sa petite chaise d'enfant dans les bras, ses pieds traînant dans l'eau claire et brillante. Ce même plan est repris pour la conception de l'affiche japonaise. Le poster français, en revanche, en révèle l'envers, montrant Suzume et Sôta en train de franchir le portail vers l'autre monde illuminé d'étoiles. Le motif intrigue certes dès les premières minutes du film, et il s'inscrit dans une généalogie plus vaste de totems fantastiques, tous ces portails, des portiques, des ouvertures ou des tunnels qui mènent les protagonistes vers un ailleurs, voire leur permettent d’approcher une vérité inquiétante. C'est l'armoire de Narnia chez C.S. Lewis, l'entrée du jardin secret de Frances Hodgson Burnett, le terrier de lapin et le miroir de Lewis Carroll ou encore la pièce fermée à clé du conte de Barbe-Bleue. Dans un versant plus asiatique, difficile de ne pas songer aux torii, les immenses entrées rouges devant les sanctuaires shintô, qui délimitent l'espace du sacré et du surnaturel, ainsi que toutes les portes coulissantes derrière lesquelles se tapissent des yôkai. La porte prolonge aussi la figure de la scission que l'on trouve déjà dans le cinéma de Shinkai, avec ses effets de communication entre des sphères spatio-temporelles différentes et des protagonistes symboliquement liés. Dans Your Name (Kimi no na ha, 2017), alors que les deux adolescents se cherchaient au bord des vestiges de la cité détruite par la comète, le passage ne tenait qu'à un pas dans la stratosphère.
Ce n'est pas tant cette filiation ni même le retour d'un tel poncif qui posent problème au scénario. La figuration de la porte vers l'autre monde aurait pu séduire si le stéréotype était véritablement travaillé de manière originale dans cette nouvelle oeuvre. Certes, le récit introduit deux éléments qui lient l'intime au global. De gigantesques vers menaçants et teintés de rouge (les mimizu) menaçent de s'extirper de l'autre monde et de détruire les villes à proximité du portail. Cette intrigue fournit un argument à la mise en scène spectaculaire des scènes de fermeture et de la porte, et résonne en outre avec le contexte actuel d'un territoire en péril, sujet aux séismes les plus violents. Suzume est en outre la rescapée d'une de ces catastrophes, elle a déjà visité l'autre monde à cette occasion, et les ouvertures de portes lui permettent de se souvenir de ce fragment occulté de son enfance. En cela, le film appartient au courant de pensée du sekai-kei, des œuvres apocalyptiques japonaises datant de la fin des années 1990 et du début des années 2000, et qui jouent de cette mise en relation entre la quête personnelle, souvent agitée par des traumatismes de la petite enfance, et la situation d’un univers en crise. De fait, et compte tenu de cette généalogie, il est regrettable que le motif du portail ne soit plus travaillé sur un plan stylistique, et qu'il demeure, strictement parlant, un lieu de passage vers un autre espace, en outre au fonctionnement très simpliste (entrez et tournez la clé pour clôturer la porte). En comparaison, d'autres créateur·rices du milieu de l’animation ont déjà joué de ce même motif avec bien plus de poésie et d'originalité : en témoignait la vertigineuse ribambelle de portes colorées et personnalisées dans Monstres & cie (Monsters inc., Pete Docter, 2002), ou encore la porte à quatre possibilités du Château ambulant (Hauru no ugoki shiro, Hayao Miyazaki, 2004). Cette absence de développement formel sur les scènes de fermeture, ou même d’une réflexion stylistique plus singulière sur l’allure de la porte, son mouvement et son mécanisme, dans Suzume déçoit d'autant plus pour un film de Shinkai, un cinéaste qui avait proposé par le passé des variations fort inspirantes à partir de motifs animés classiques comme le train ou la pluie.
Cet exemple de la « porte ouverte » devient, dans la logique du stéréotype, une « porte ouverte » ne présentant guère d'intérêt. Le constat s'étend malheureusement à d'autres aspects du long-métrage. En apparence, le film rejoint les marques identitaires usuelles des œuvres de Shinkai : sur le mode du film sekai-kei, il est question de monde en crise, de douleur intime, d'équilibre entre la comédie et le romantisme, de traversée des paysages japonais. De même affluent les références, plus voyantes qu’à l’usuel, à ses modèles fétiches, tels Haruki Murakami (le ver caché sous la ville provient d'une nouvelle écrite en 2000, Crapaudin sauve Tokyo) ou le studio Ghibli (le film Si tu tends l'oreille, réalisé en 1995 par Yoshifumi Kondô, est par exemple cité, et le maléfice qui atteint Sôta rappelle les sortilèges de Yubaba dans Le Voyage de Chihiro).
Plus encore, nombre d’éléments du film s’apparentent plus à l’ordre du « contrat » avec les codes et les tendances de l’industrie animée, plutôt qu’à une véritable création stimulée par les réflexions de Shinkai et le travail de ses animateur·rices. L’intertextualité complice avec les références de Shinkai, maintes fois rappelées, y participe notamment. Ensuite, le petit chat très mignon qui ensorcelle Sôta, répond bien à l’identité du familier à double-facette, qui peuple nombre productions fantastiques japonaises. Le principe du pélérinage sur le territoire japonais à travers le voyage de Suzume est un moyen à peine déguisé de promouvoir la pratique de l’anime pilgrimage, qui consiste à établir des points de connexion à la fois virtuels et géolocalisés avec de vrais décors ayant servi de modèles. Il est en outre surenchéri par la prédominance de cartes virtuelles, d’appareils GPS et d’indices topographiques réels. Il est en outre difficile de valider cet autre poncif où une très brève rencontre avec un ikemen, un beau jeune mystérieux, amène une jeune fille à soulever des montagnes pour cette personne, et à s’engager dans l’aventure sans aucune précaution. En cela, la naïveté avec laquelle Suzume sillonne les routes et serait prête à monter dans la voiture de n'importe quel inconnu, et l’absence totale de crainte ou de signes d’appréhension de sa part, apparaît bien exagéré et improbable compte tenu de la maturité du personnage, prouvée dans d’autres scènes. Bien que le film soit une fiction, il reste en outre corrélé à un réalisme certain, dans ce lien à la tragédie du Tôhoku et sa restitution minutieuse du quotidien japonais. De fait, la spontanéité de Suzume apparaît souvent déplacée et peu convaincante, car en décalage avec les intentions profondes du récit.
Dans l’écriture narrative comme stylistique, le film ne propose guère de renouveau. En dehors de quelques séquences impressionnantes, en particulier celle de l’attaque du ver à Tokyo, où est donné à ressentir de manière très physique le tremblé de la terre au sein de la capitale, le récit joue sur une opposition classique entre ses deux personnages, ensuite prolongée par un jeu spatio-temporel maintes fois exploré chez Shinkai. Suzume est un personnage plus solaire et tenace que Sôta, qui lui est glacial, renfrogné et parfois dépressif. L’entremêlement des deux phases, entre le présent de l’aventure et le passé mémoriel de Suzume, trouve un écho dans les dynamiques haut-bas et Sud-Nord qui traversent graphiquement et symboliquement le film. Ainsi, on progresse vers l’identité du souvenir et vers la dernière porte au fur et à mesure qu’est dévoilée la nature des liens entre un monde d’ici-bas et des plateaux urbains surélevés. La logique binaire de la construction et sa résolution attendue, par la compréhension du traumatisme et la visibilité du présent dans le passé – sur le mode d’une boucle bouclée, par le regard qui se voit lui-même – ne m’ont pas passionnée.
Bien évidemment, les films de Makoto Shinkai sont depuis un certain temps les produits de l’industrie animée japonaise, et comprendre ces codes est un moyen d’interpréter la forme du film et ses choix narratifs et stylistiques. Pourtant, Shinkai est à ses débuts un créateur issu d’un milieu indépendant, qui certes s’est nourri de cette industrie comme celle du jeu vidéo, mais qui a aussi appris à jouer avec les codes pour développer quelques œuvres fort singulières. Ce réalisateur a commencé par des courts-métrages auto-produits en solitaire, avant de développer ses films avec des équipes plus élargies et le soutien de nouveaux producteurs (1). La trajectoire de Shinkai a ceci de fascinant qu’elle est au départ indépendante, puis qu’elle résulte d’un équilibre entre cette origine et la nécessité d’une inscription dans la logique commerciale pour des projets plus ambitieux. De même, Shinkai est non seulement le réalisateur, le scénariste du film, mais aussi, et presque systématiquement, le monteur de la forme finale – la présence d’un cinéaste au poste de monteur se révèle en réalité très rare au sein de l’industrie. Le récit de Suzume est aussi celui d'un voyage, à la manière d’un road-trip appuyé par des montages rythmiques d’une esthétique souvent clipesque C’est à mon sens à ce niveau que le film échoue le plus, en s’éloignant d’une subtilité du rythme et de l’écriture du montage qui portaient les précédents films de Shinkai. Ainsi, les souvenirs de la lycéenne aurait pu se mêler de manière insidieuse à cette traversée des paysages, voire hanter les étapes du voyage par des réminiscences plus brutes et flottantes. Il n’en est presque rien et la quetsion de la mémoire peine à trouver sa place au sein des moults saynètes anecdotiques des tribulations de Suzume et de ses compagnons de voyage.
À la découverte de ce dernier long-métrage, j’ai eu donc le sentiment que l’équilibre entre le style personnel du cinéaste et la gestion d’un long-métrage bien soutenu s’estompait au profit de la dimension commerciale. Est-ce à dire que Shinkai se serait fait absorber par les injonctions du milieu ? En réalité, la transformation du bel éphèbe en une simple chaise est le seul choix d’écriture m’ayant semblé original. Ce n’est pas seulement le protagoniste qui disparaît de l’image, mais aussi sa beauté typique des ikemen, des beaux garçons ténébreux de la fiction graphique japonaise, se distançant ainsi là d’un argument de séduction en général plutôt facile. Dans cette volonté de s’écarter des codes du milieu, l’on retrouve un peu de l'intention originelle de Shinkai, qui souhaitait en vérite proposer une romance bien plus audacieuse, celle entre deux jeunes filles. La représentation de cette relation homosexuelle aurait été déconseillée par un producteur (2).
Le film n'en en rien désagréable à la projection, mais il soulève une certaine déception au vu des émotions plus profondes et subtiles qu’apportaient les précédents films de Shinkai. C'est en cela que je préfère le mal-aimé Les Enfants du temps (Tenki no ko, 2019), qui, en dépit de ses quelques faiblesses au rythme et à l’écriture, transcrit de manière plus juste le malaise de ses jeunes personnages, leur difficulté à trouver une place au sein de la société contemporaine. Le personnage de Suzume est en cela à peine esquissé sur le plan de son insertion sociale – son école buissonnière m'a semblé dès le départ totalement absurde, aussi séduisant que soit l'homme croisé sur le chemin, car peu d’éléments justifient ce désir de fuite. Le souci profond du film réside donc peut-être dans l’écriture de ce protagoniste, auquel l’on semble refuser tout sentiment plus douloureux, tout comportement plus nuancé. C’est une force du réconfort, de la résolution parfaite, que valorise au contraire Suzume. Est-ce à dire que le cinéma de Shinkai est à présent celui d’un optimisme forcé ?
(1) Je conseille la lecture de cet article de Paul Roquet, qui étudie les débuts individuels de Makoto Shinkai et les compare à ceux de deux autres cinéastes d’animation aux propositions très différentes : Roquet, Paul, « The Rise of Personal Animation », dans Mitsuyo Wada-Marciano (éd.), Japanese Cinema in the Digital Age, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2016, pp. 74‑96.
(2) Voir cet article en anglais : Makoto Shinkai Says Suzume Was Almost A Lesbian Romance - Exclusive (looper.com)