Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
The Cornered Mouse Dreams of Cheese
Une relation nébuleuse
THE CORNERED MOUSE DREAMS OF CHEESE (KYÛSO HA CHÎZU NO YUME O MIRU 窮鼠はチーズの夢を見る, 2020) – Yukisada Isao
Quelques années après le fascinant Pink and Gray, Yukisada Isao adapte un manga BL de Mizushiro Setona. À partir de cette catégorie éditoriale dont le film est tiré, le BL (Boys' Love), Yukisada cherche à s'inscrire dans la lignée de certaines grandes histoires d'amour impossibles du cinéma et tente, dans un film inégal, quelques ouvertures vers des questions de société.
N'ayant pas lu le manga en question, j'aurais bien des difficultés à dresser une comparaison entre les deux récits. Mais, à coup sûr, les choix narratifs et esthétiques du film se révèlent trop singuliers pour qu'ils dénotent un strict phénomène de translation comme on le constate souvent du format papier vers celui filmique. L'influence de certains longs-métrages est notable. Les échanges immatures, faits de caprices et de jalousie, entre deux hommes antithétiques, ainsi qu'une scène à demi-nus sur le toit renvoient à Happy Together (Wong Kar-wai) ; tandis que les dialogues passionnés d'Orphée (Jean Cocteau) se font entendre à la télévision avant la première scène d'amour. Pourtant, la tentative de Yukisada, quelque peu étouffée qu'elle est par la grande sobriété d'ensemble, n'atteint pas les sommets vertigineux d'un film de Wong Kar-wai, ni la poésie symboliste de Cocteau. Même la première scène d'amour, sensée incarner le tournant de la relation, manque de puissance, apparaissent trop correctement exécutée et très esthétisée par les jeux de lumière vaporeux.
Cette difficulté se lie de près à un scénario parfois bancal, marqué par quelques temps morts et une écriture inégale au niveau des personnages. Dans cette histoire, Kyôichi Ôtomo (Tadayoshi Okura), un jeune salaryman marié, voit son quotidien mis en péril par un détective privé, Wataru Imagase (Ryô Nagase), qui le menace de dévoiler sa liaison à sa femme. La relation entre les deux hommes, qui se sont connus durant leurs études, démarre sur le fil du chantage avant d'évoluer rapidement vers un certain attachement. La structure aligne une succession de faits et de non-dits sans parvenir pour autant à faire comprendre la progression des sentiments de l'un ou de l'autre. Ainsi, la complicité des deux hommes est rarement démontrée, elle ne surgit parfois que dans de très brèves scènes. Paradoxalement, on saisit beaucoup mieux les intentions des personnages secondaires, les amantes du passé et du présent de Kyôichi qui existent chacune à leur manière malgré leurs brèves passages dans le film. Par ce qu'elles racontent ou révèlent de leur rapport avec l'employé, ces femmes apportent une pierre de plus au portrait du personnage principal.
Le déséquilibre constaté se comprend néanmoins en regard de l'obscurité recherchée dans cette relation. L'autre, Wataru, apparaît systématiquement comme un être obscur, avec lequel doit s'engager une relation nébuleuse, faite de silences, de propos incompris et de gestes inattendus. Le réalisateur Yukisada a déjà mis en scène des personnages similaires dans Pink and Gray, des présences sourdes et vertigineuses dans l'image. En cela, Wataru surgit exactement de la même manière que l'acteur joué par Masaki Suda dans ce précédent film : une apparition vampirique au milieu du décor, au costume inhabituel. Dans The Cornered Mouse..., Wataru est propulsé de façon anachronique dans la réalité banale de Kyôichi, il se tient debout au milieu du hall d'entrée de l'entreprise avec son long manteau tombant et ses petites lunettes de soleil. À l'image de Suda, totalement en roue libre dans Pink and Gray, Ryô Narita incarne avec finesse ce rôle aux antipodes de la bonhomie qu'il a pu dégager ailleurs, comme dans Katsuben !
Même si le personnage de Wataru est présenté comme un être perturbateur, souvent ancré dans la dynamique du chantage, le scénario et l'interprétation de Narita lui accordent aussi une mélancolie discrète, qui aurait probablement gagné à s'imposer plus dans le film. La révélation du vrai visage et des sentiments de Wataru se font longuement attendre, jusqu'aux derniers plans du film. Seule une scène très surprenante de conversation fourbe entre Wataru et une ancienne petite amie de Kyôichi au restaurant permet d'en savoir un peu plus sur les motivations du protagoniste. À la fin du long-métrage, Kyôichi se recroqueville sur un tabouret de son appartement, sur lequel Wataru avait pour habitude de se réfugier auparavant. Le geste dévoile le changement de regard chez le salaryman, qui s'intéresse pour la première fois au point de vue sur le monde de son amant de passage. Ce jeu final sur le placement du tabouret et le changement de place aurait pu devenir une réelle piste de réflexion dans la mise en scène et l'écriture de la relation.
Le portrait du monde du travail constitue une autre dimension intéressante de The Cornered Mouse... Ce portrait est en effet volontiers ambigu, construit par des relations pétries par l'attirance et le pouvoir. Les actes de Kyôichi vont souvent de pair avec son milieu, puisqu'il y a rencontré sa maîtresse, et qu'il reste admiré par ses subalternes féminines. Une relative prudence accompagne cette vision d'un milieu problématique, et une scène dévoile l'entachement du regard de Kyôichi quant à l'absence de toute barrière entre le désir et le travail : celle où il aperçoit une jeune stagiaire se séparer du patron plus âgé de l'entreprise et croit (à tort) avoir découvert une affaire d'ordre sexuel. Dans Pink and Gray, la peinture du milieu du cinéma se révélait encore plus acerbe et péjorative. Dans ce dernier film, la retenue concerne tout autant le trouble amoureux que l'environnement de travail des personnages ; dans l'un ou l'autre cas, la difficulté à atteindre un réel lâcher-prise contient et entrave sans cesse l'émotion du film.