Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Pink and Gray
Jeux de rôles
PINK AND GRAY (ピンクとグレー, 2015) – Isao YUKISADA
Inédit en France, Pink and Gray adapte le roman éponyme de la pop idol Shigeaki Katô, qui s'inspire de l'univers médiatique dans lequel il évolue pour son histoire. Débutant de manière classique à la manière d'un seishun eiga (青春映画 - littéralement film sur la jeunesse, mais aussi film initiatique), le film suit l'évolution contrastée de deux amis d'enfance, de l'invisibilité vers la gloire. Le drame à l'ouverture – le suicide de la star Rengo, imposé sans ménagement à l'écran – cache bien plus que ces premiers éléments de scénario.
À tout lecteur qui croise, par hasard ou par connivence, cette critique de blog, je l'avise des risques de spoiler que la suite de ce texte contient.
Espérant que ceux qui continuent de lire la note aient déjà fait l'expérience de ce film japonais, je précise que l'explication derrière cet avertissement provient d'un scénario fortement dérivatif. En effet, le plaisir de Pink and Gray réside pour beaucoup dans la rupture opérée en son centre, un retournement habilement préparé dès les premières minutes.
Il y avait pourtant un indice de taille dans le titre d'origine. La simplicité dans cette juxtaposition chromatique pointe ainsi une dualité qui y fait sens, d'abord dans les caractères et les carrières antithétiques des deux garçons, qui sont proches musicalement et se rêvent, un peu par hasard, acteurs dans la grande ville ; puis dans la division en deux parties contrastées au scénario. Le « pink » serait dès lors la représentation d'un monde fort cinématographique, lisse et convenu, se jouant des codes du récit initiatique. 「ピンク」はまだ光っていて、幻想的な、映画的な世界です。On le suit avec un intérêt tranquille, glissé dans l'itinéraire d'une amitié qui, on s'en doute, se fissurera au fil des contrats signés par l'un des deux hommes. Cette première moitié agence aussi un triangle amoureux relativement classique, où la présence ponctuelle de l'amie d'enfance, Sari, accentue l'effet de parallélisme.
Le passage au noir et blanc dans la seconde partie nous propulse dans les coulisses d'un film joué, reconstitution autobiographique du témoignage de l'ami non célèbre et qui, pour l'occasion, joue le rôle de la star disparue. Dans ce jeu de rôles, la confusion opérée se lie à un univers bien moins tangible et cohérent que celui de la première partie. 「グレー」は隠れさせていて、もっと不思議な世界です。Étrangement traversé par les comportements erratiques et les moments inattendus dans la mise en scène, ce second pan signe la descente aux Enfers de Rengo / Daiki, à la fois hanté par le souvenir de son ami perdu, déchiré par l'impossibilité de communiquer avec sa compagne, et traqué par l'acteur star qui interprète sa propre vie à l'écran. Pour rajouter au tourbillon, le trio amoureux devient soudain quatuor puisque la jeune fille de la première partie se révèle le double à l'écran d'une autre, réelle mais invisibilisée par la reconstitution cinématographique.
La propreté de la forme, autant dans le rythme que dans la mise en scène proposée, permet l'efficacité dans cette scission et ce jeu d'inversion. La lente déchéance du héros sur la seconde partie devient ainsi un miroir réinterrogeant le contenu de l'amitié dépeinte sur la première heure. Même si certains secrets sont dévoilés, la part onirique et obscure apportée par ce passage du pink au gray demeure sensible jusqu'à la fin du long-métrage. De fait, il y a un certain plaisir à aligner les symboles de lumière et de ténèbre dans les deux versants, d'en jouer et de les faire dialoguer au sein de ce film presque ovni. La première partie mêle un lyrisme propre aux envies communes aux deux hommes à une résistible peinture de la réalité, de plus en plus dure, de la diffraction de leur amitié. La reconstitution des itinéraires ne fait pas l'impasse sur la jalousie et le mal-être du moins populaire des deux, ni sur les difficultés financières qui l'accablent au fil des rôles refusés. Puis, dans le montage des scènes d'absence, la célébrité de Rengo apparaît comme une fatalité que Daiki ni Sari ne peuvent remettre en question.
Dans ce film, la représentation du show-biz est âpre, sans être condamnable, et tend à s'alourdir progressivement sur la suite du film. L'on peut regretter une relative prudence dans l'approche de l'univers des stars de cinéma japonaises. En effet, plus que le système, c'est l'inversion des comportements qui se fait le nid des Enfers attirant irrémédiablement Daiki. La direction d'acteurs, associée à une mise en scène bien plus inspirée sur le second tiers, rend le film sibyllin, parfois absurde, prenant. À l'image de cette obscurité, Yuto Nakajima, dans le double-rôle du faux Rengo / vrai Daiki, est d'abord un adolescent mature, filmé avec le filtre de l'admiration, puis un être renfermé, facilement manipulable. L'opacité de l'acteur est exploitée sur les deux tableaux.
Pour autant, les deux inversions les plus frappantes, voire terrifiantes, sont celles incarnées par Masaki Suda (Daiki/Ryo) et Kaho (Sari/Rei – par ailleurs la troisième sœur de Notre Petite Soeur). Le premier joue le rôle principal au début du film, un personnage auquel l'on s'attache pas à pas. Suda incarne Daiki avec une excitation candide, parvenant à facilement convaincre dans ce portrait du jeune homme négligé. La chute n'en sera que plus rude ! Le monstre vaniteux et manipulateur qu'il joue sur la seconde partie confirme de nouveau le talent de Suda, déjà remarquable dans son rôle secondaire pour Destruction Babies la même année. Similairement, Kaho, une actrice également plurielle dans son choix de rôles, se fait le reflet de ce même passage de l'innocence à la perversion. Avec ces deux personnages, la construction dualiste de Pink and Gray est presque celle d'un film vampirique, où le suicide d'une star génère une succession d'aliénations dont seul un face-à-face avec la mort peut libérer.