Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
La douceur de nos champs de bataille
D'outre-tombe
La douceur de nos champs de bataille / Where Reasons End (2019, tr. Clément Baude) – Yiyun LI
Un millier d'années de bonnes prières (A Thousand Years of Good Prayers, 2007) – Wayne WANG
Avec ce très bel essai, la romancière d'origine chinoise initie un dialogue avec son fils récemment décédé. Berçant le volume, les échanges doux-amers construits au fil des chapitres taisent l'audace dans cette communication d'outre-tombe. Le pont imaginaire dressé par l'écrivaine n'est pas là pour trouver une justification au geste de l'adolescent, qui s'est suicidé, mais bien plus pour faire persister son existence, ou du moins l'existence de sa mémoire.
Le temps n'existe pas, ou peu, dans ce roman. Quelques détails sur le quotidien universitaire de Yiyun Li apparaissent çà et là, comme des conférences, quelques trajets en voiture dans son quartier, mais la totalité du rythme se concentre dans cet espace mental s'ouvrant sur un au-delà indécis. En de rares pages, la temporalité présente et l'inconsistance du dialogue imaginaire se rejoignent et se cristallisent en des souvenirs brefs. Dans ces moments-là, l'émotion qui surprend et submerge la mère est poignante.
Lorsque le fils répond, l'humour et le cynisme envahissent bien souvent ses répliques. Cette dimension comique et acide constitue le point fort du roman, en ce qu'il contraste avec le sentimentalisme que l'on aurait pu attendre dans cet échange. Peu à peu, l'auteure fait de cette figure absente le contrepoint critique de ses réflexions sur le quotidien, le deuil, l'art et la littérature. En filigrane, le ton tranchant témoigne également de l'impuissance de la parente : dans la légèreté de ces reproches formulés régulièrement, typiques de l'adolescence, couve inextricablement le sentiment de culpabilité.
La douceur de nos champs de bataille dégage quelque chose de l'ordre de l'interdit – éveiller la conscience morte de son enfant) – comme si l'irréparable pouvait être pansé par les mots, qui eux-mêmes sont, dans la conscience de l'écrivaine, futilement inutiles.
Yiyun Li est aussi à l'origine du roman qui inspira un film de Wayne Wang, Un Millier d'années de bonnes prières. En redécouvrant ce dernier, pas plus tard que hier soir, je me suis souvenue d'enjeux similaires à cet essai. Un Millier d'années de bonnes prières raconte la visite d'un père chinois chez sa fille divorcée et expatriée aux États-Unis. Laissé de côté durant son séjour, le vieil homme, qui ne connaît que quelques rudiments d'anglais, passe ses journées à essayer d'en savoir plus sur son enfant. Ce n'est pas un film touristique, dans le sens où le choc des cultures n'a lieu qu'à travers de brèves interactions, mais un film d'enquête impossible. En effet, rien ne filtre sur la fille, ni durant les quelques dîners partagés le soir, ni dans les accessoires rangés chez elle.
Le long-métrage est certes plus visuel que le roman, qui lui est très bavard. Mais dans le dialogue littéraire de Lee comme dans la mise en scène simpliste de Wang, on peut mesurer à quel point la séparation éclate à chaque recoin de phrase, à chaque changement de plan. Dans le roman, les questions sont toujours déroutées par les réponses du fils. Dans le film, l'appartement résidentiel de la fille garde les visages restent dans l'ombre ou dans le contrejour.
L'usuelle incommunicabilité entre les générations traduit souvent une incommensurabilité que rien ne vient résoudre. Dans le film de Wang, la jeune femme reste une figure obscure, aux motifs troubles et ce, malgré l'apparente réconciliation finale avec son père – c'est par ailleurs là le grand écueil du film qui, s'il nous laisse apprécier le parcours du parent dans un pays différent, mais n'offre que peu d'espace à sa fille, étonnamment étouffée... Pour La douceur de nos champs de bataille, le jeu d'alternance entre les voix met plus à égalité. Les oppositions existent mieux. Mais sous cette autre bataille entre enfant et parent, la figure du fils est en permanence fautive. Elle n'existe que sous le filtre imaginaire de l'écrivaine. C'est une tragédie évidente, mais qui nous est sans cesse rappelée et sublimée au fil des pages.