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Drive My Car

Distances et ambitions

DRIVE MY CAR (ドライブ・マイ・カー) – Ryûsuke Hamaguchi

En tant que film-fleuve liant plusieurs thématiques aux portraits de ses personnages, Drive My Car semble aussi abouti et profond qu'un autre film de son réalisateur, Happy Hour, qui ne durait pas moins de cinq heures. Le sens du collectif, l'importance de l'atelier théâtral, la lenteur de révélation des secrets et des douleurs dissimulés comme les tensions entre les hommes et les femmes ou les générations se retrouvent en effet dans Drive My Car. De même, l'écriture du film démontre une propension à tendre vers l'universel, jusqu'à inclure une mise en abîme plurilinguistique, une mise en scène de Oncle Vania d'Anton Tchekhov avec des comédiens d'origines différentes. Pourtant, s'il impressionne par sa rigueur et l'ambition de son propos, ce dernier long-métrage de Hamaguchi n'est pas non plus sans atteindre certaines limites : il s'y joue à la fois la quintessence d'un style singulier et innovant et les signes de sa mise en péril.

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La recherche d'une vérité profonde, souvent dissimulée sous des injonctions de diverses natures, motive clairement Hamaguchi dans ce dernier opus. Cette vérité se déguise, déguisée, circule et jaillit au cours des situations alignées dans ce récit de deuil. Fidèle à son titre, Drive My Car honore la voiture comme un véritable enjeu d'écriture et de mise en scène nécessaire à cette quête de vérité. Le véhicule constitue le nouveau cadre aux dialogues-fleuves chers à Hamaguchi et toujours nécessaires à l'approche de ses personnages, et plus précisément de leurs pensées les plus étranges et ambiguës. C'est tout naturellement que la voiture devient un espace efficace pour recueillir la texture des échanges sinueux, tout d'abord entre Yûsuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima) et sa femme Oto (Reika Kirishima), puis entre Yûsuke et d'autres protagonistes, sa chauffeuse Misaki Watari (Tôko Miura) ou le jeune acteur Kôji Takatsuki (Masaki Okada). La texture du temps du voyage fait écho à cette écriture fleuve des dialogues, d'une même sensation de méandres changeants et parfois difficiles à suivre. Le cinéaste a raconté avoir étudié les films d'Abbas Kiarostami, le plus grand cinéaste des véhicules. Chez le réalisateur iranien, les manipulations au montage et au mixage durant les scènes en voiture permettent de révéler les gouffres dans la communication entre ses personnages, des femmes, des hommes, des adultes et des enfants. L'intention de Hamaguchi est autre : par ces longs dialogues en voiture, déjà expérimentés au début de Contes du hasard et autres fantaisies, il s'agit de diriger les personnages vers une vérité inévitable, et souvent cruelle. La conversation la plus réussie à ce niveau reste celle de Yûsuke avec l'ancien amant de sa femme, le jeune Kôji, qui dégage une masculinité plus maléfique et aux antipodes de celle du héros.

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Dans cette filiation avec Kiarostami, le long-métrage opère également des jeux de distanciation vis-à-vis de ce transport. Sur la première partie, de longs travellings accompagnent la voiture du couple Kafuku, qui certes communique sur de nombreux sujets, mais en évite soigneusement d'autres – la disparition prématurée de leur fille ou encore la vision troublante de Oto concernant la sexualité. Les circonvolutions sur la route suivent, en off, les tours et les détours d'une conversation s'éloignant des problèmes intimes. Cette dynamique de l'éloignement stimule en réalité la quête vers la vérité. Sur une grande partie du récit, Kafuku est associé à plusieurs formes de distanciation, qu'il s'agisse de son regard détourné loin de l'adultère commis par Oto avec Kôji ou de celle venue de l'expérience du théâtre et de la fiction. Le metteur en scène impose en effet une règle particulière à ses comédiens, celle de lire les lignes de dialogue sans y instaurer la moindre émotion, afin d'atteindre le détachement le plus total.

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Cette méthode d'interprétation n'est d'ailleurs pas sans susciter une certaine défiance chez les participants au projet de la pièce de Tchekhov – détail amusant si l'on compare cette pratique à celle, similaire et fondée sur de longues répétitions, de Hamaguchi avec ses acteurs. La représentation du théâtre et son rôle dans la fiction rappellent ensuite le souvenir de Intimacies (2012), un autre film du cinéaste à la lisière du documentaire avec sa restitution d'un atelier et sa captation d'une pièce. Comme dans Drive my Car, le propos de la pièce prenait une place de plus en plus conséquente, instaurant un nouveau canevas narratif aux récits plus personnels, lesquels devenaient encore plus distants et énigmatique. La fiction Oncle Vania n'agit donc pas tant comme une métaphore que comme un moyen d'instaurer une distance bénéfique vis-à-vis des douleurs. L'imbrication de nouvelles fictions, donc celle théâtrale, tout comme la succession de répétitions et de lectures détournent d'abord du sujet central, avant d'y ramener brusquement le personnage. Ainsi, l'arrestation de Kôji signe le point de bascule de la distanciation vers la confrontation – laquelle devient double puisque le personnage de Misaki accompagne le metteur en scène dans cette quête, et affronte conjointement son passé familial.

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Intimacies (2012)

Dans ses détours se glissent aussi d'autres représentations du choc, qui répondent à la disparition initiale de la femme, et agissent comme d'autant de codes secrets, de traumatismes déroutants. Les douleurs, en somme, ne sont jamais totalement acceptées et ressurgissent au détour d'une conversation ou d'une répétition. Cette écriture, comme un origami qui se déplie, trouve sa plus belle parabole dans la scène avec le couple coréen. Un soir, le metteur en scène et sa chauffeuse sont invités à dîner par le programmateur de l'atelier, Yoon-su (Jin Dae-yeon), et sa compagne Yoona (Park Yoo-rim), une comédienne muette, qui participe au projet multilingue de Kafuku. Au bout du milieu du repas, Yoona commence à évoquer son passé en langue des signes, traduite successivement par son compagnon, et s'y dévoile, à rebours, et dans l'intimité en apparente paisible de ce repas professionnel, la douleur de la disparition d'un enfant. Par ce dispositif retardé, le geste d'évocation du passé de Kafuku, qui a aussi perdu un enfant, devient double et atteint une profondeur inattendue. Sans aucun doute, le personnage de Yoona demeure la plus belle création du film de Hamaguchi, faisant basculer toutes les scènes de théâtre et de discussion dans une émotion étrange, car silencieuse et gestuelle, invitant à saisir les douleurs autrement que par le langage parlé.

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L'intrusion de cette femme muette accompagne ensuite la qualité présente que l'on retrouve dans beaucoup de films de Hamaguchi. Happy Hour et la scène finale de Passion étaient déjà parvenus à inscrire le temps de la performance de l'acteur et de l'enregistrement du film dans une atmosphère de présence, et d'écoute suspendue. Drive My Car perpétue le fil de cette suspension juste à l'occasion de nombreuses séquences, entre la communion secrète des deux interprètes chinoise et coréenne durant une répétition en pleine air, ou la discussion à distance, sur les larges marches d'escalier en bord de mer, entre Kafuku et Misaki. Cette dernière rend par ailleurs plus complexe et touchant le cinéma de Hamaguchi et sa tentative de saisie des pensées secrètes par le jeu, le temps et le dialogue : car Misaki, alliée à l'interprétation profonde de la jeune Tôko Miura, fait figure de résistance par rapport aux personnages habituels du cinéaste. Une personnalité plus ténébreuse et brute, à la fois étrange et plus simple que les habituels esprits torturés que l'on voit dans les précédents métrages du réalisateur. En un sens, elle rappelle l'insaisissable décoiffé Baku (Asako I et II), qui agissait comme une véritable apparition quasi burlesque dans le flux quotidien.

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Pour autant, si le cinéma de Hamaguchi atteint sa quintessence sur ces passages, il se heurte néanmoins à des limites nouvelles. L'ambitieuse dilution « symphonique » recherchée dans ce projet agit en effet de manière parfois compromettante sur l'écriture du récit. Déjà, la fin du film pose problème : difficile de comprendre ce retour brutal en Corée où, tout évoquant l'époque du coronavirus, l'on voit Misaki conduire la voiture rouge avec à son bord le chien du couple de Coréens. La scène fait figure de happy end hâtif, donnant dans la facilité et clôturant sèchement le film plutôt que d'ouvrir à l'ambiguïté. Bien qu'elle ne soit qu'un fragment au sein des trois heures de montage de Drive My Car, cette fin laisse un goût d'inachevé, tel un pied de nez à l'écriture dense et précise du reste du film.

De même, les quelques flottements oniriques ou impalpables qui peuplaient les œuvres de Hamaguchi paraissent disparaître ou s'affadir dans ce dernier long-métrage. Ainsi, la voix de la femme disparue, écoutée en boucle dans la voiture, n'aurait-elle pas pu ouvrir sur des inclinaisons spectrales ? De même, le voyage final nous emmener sur des terrains encore plus élégiaques ? Le cinéma d'Hamaguchi ne donne certes pas dans l'effusion mais sa force venait aussi de sa capacité à faire surgir l'irréaliste dans une matière presque chirurgicale de l'ordinaire. Par exemple, dans Asako I et II, il y a un accident de moto qui succède à la balade amoureuse, et qui est représenté à travers les débris épars du véhicule jusqu'au couple enlacé et riant. Cette scène perturbait les atours de la romance, constituant un lien amour-mort qui accompagnait toutes les apparitions de l'étrange Baku. Dans Drive My Car, l'on perçoit beaucoup d'indices de l'irréel se décollant du réel, en particulier lors des scènes de répétition, mais la densité de l'écriture et le désir de « boucler » l'avenir du personnage de Misaki avec cette fin coréenne forcent en quelque sorte le réalisme. Et en somme, c'est la réalité, rappelée avec force par les détails pandémiques, qui l'emporte sur la fiction (théâtrale), Hamaguchi se refusant à finir sur cette bouleversante scène qui précède, un moment somptueux lors de la représentation d'Oncle Vania, où dominent le silence des gestes et l'émotion d'un dialogue invisible. Même si ce choix ressemble au cinéaste, le long-métrage échappe cependant à son potentiel poétique et imaginatif, qu'il n'effleure que par fragments. Le montage final explique en partie cette impression, de même que la première partie, avant la disparition de Oto.

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Même si ces scènes ont d'abord surpris la rédactrice de ce blog, force est de dire qu'elles s'inscrivent dans une dynamique corporelle. Bien au-delà de l'idée préconçue que le cinéma de Hamaguchi ne serait que verbial, le corps des comédiens a toujours été un enjeu important dans la mise en scène, que ce soit dans la distanciation des silhouettes ou dans leur sensualité soudaine. En témoignent les contacts entre parfaits inconnus de l'atelier de Happy Hour, ou même la jambe cassé de Akari pointe symboliquement le déséquilibre suscité par cette apparition du contact ; mais aussi l'étrange massage du dos dans Asako I et II ; et plus lointain la danse des garçons torse nu dans Touching The Skin of Eeriness (2013). Les scènes de la première partie paraissent d'abord prolonger cette recherche corporelle, et plus encore charnelle, et ce qu'elle fait émerger à partir de la rencontre avec le style de Haruki Murakami. Pourtant, les ébats du couple, longuets, ne suscitent pas tant d'intérêt, filmées dans une exhibition brute rappelant le souvenir d'une autre adaptation désastreuse d'un roman de Murakami, La Ballade de l'impossible (Tran Ahn Hung, 2010). Avait-on besoin, à vrai dire, de tant de moments charnels dans le prélude pour faire saisir l'incommunication du couple ? Seul le tout premier plan du film, avec la silhouette de la femme ébaudie après l'amour et basculée dans l'imagination de son projet pour la télévision, suffisait amplement à traduire, et avec plus de poésie, l'impossible mise en phase de Kafuku et de Oto.

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La Ballade de l'impossible (Tran Ahn Hung, 2010)

L'apparition du titre après ce premier arc, où Kafuku assiste aux débordements sexuels de sa compagne, puis à son adultère, et enfin à sa mort soudaine, pourrait indiquer le rejet d'une certaine vision, peut-être plus liée au style de Murakami, et par extension à l'adaptation de Hung. En effet, une fois passée cette première partie bancale, l'on renoue avec la sobriété typique de Hamaguchi – la constance des scènes longues, des conversations et des silences, où chaque contact est posé avec pudeur. Par cette structure, deux rapports au corps s'affrontent et sous-entendent le rejet d'une sexualité débordante, ou de rapprochements brutaux, dimension que l'on retrouve durant la scène de casting de Kôji lorsqu'il joue de manière dominante face à la comédienne chinoise. C'est d'ailleurs peut-être cette agressivité qui brutalise et hante Kafuku, alors même que son étreinte amicale, ou paternelle, avec Misaki dans un paysage de neige dessine une forme inversée de ces rapports. Pour autant, ce sujet du corps aurait gagné à plus de profondeur, ou de subtilité – le contraste entre les attitudes de Kôji/Oto et Kafuku/Misaki se révélant peut-être trop évident, trop marqué, pour que l'on en saisisse plus au sujet de chacun des deux tandems.

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Ces écueils découlent au final du projet même du cinéaste, qui a construit ce long-métrage de manière très ambitieuse, comme une grande symphonie des vérités et des confessions, suscitant ainsi des formes d'exagération, y compris dans l'approche des intimités. S'il subsiste le retour plus austère, toujours obligatoire chez Hamaguchi, du face à soi, de la révélation douloureuse et souvent cruelle des sentiments enfouis, le film bute sur d'autres obstacles, d'autres enjeux plus inconfortables, qui peuvent décevoir tout en attisant la curiosité quant au prochain projet du cinéaste.

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