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La Chance sourit à Mme Nikuko

Le problème du contraste

LA CHANCE SOURIT À MADAME NIKUKO (Gyôko no Nikuko-chan 漁港の肉子ちゃん, 2021) – Ayumu Watanabe

Il y a deux mouvements contraires dans La Chance sourit à Mme Nikuko, nouveau long-métrage de Ayumu Watanabe après Les Enfants de la mer (2019). La dualité qui traverse tout le film, depuis ses personnages en contraste, Mme Nikuko et sa fille Kikurin, jusqu'aux partis pris esthétiques parfois radicaux, se révèle problématique car fait passer les plus indécents messages au prétexte du langage de l'animation.

Sous couvert d'une différence culturelle, la presse française a curieusement souvent pardonné l'inclinaison grossophobe de ce long-métrage. Plus qu'une inclinaison, c'est la construction du personnage de Mme Nikuko uniquement à travers la question et l'idée de son poids qui choque et agace de bout en bout du récit. Le propos est clair dès le départ, où la vision péjorative de la femme obèse, mère de la jeune héroïne, éclate sous couvert d'humour et de mouvements inspirés. En effet, la scène d'ouverture nous présente le personnage et son histoire à travers la découpe d'une viande par l'un des protagonistes masculins du film. Ni l'usage de l'animation, ni même le style ou la présence de mouvements voluptueux et graphiquement originaux, ni même la présence du kanji niku (« viande ») dans le nom japonais d'origine, ne suffisent pour justifier l'intérêt de cette représentation, associant le physique de son personnage principal à un morceau de viande juteux.

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Certes, on peut avancer l'argument du regard naïf de la jeune Kikurin sur sa mère, un regard immature qui déformerait la réalité pour autoriser de telles comparaisons. Un autre parallèle, tout aussi incarné à l'image, confirme cette hypothèse puisque la jeune fille s'imagine accompagner sa mère comme Satsuki le faisait avec Totoro dans le film de Hayao Miyazaki. L'animation n'est en cela pas dénuée de qualités et de sensibilité, elle accompagne par des détails bucoliques et charmants ce regard encore enfantin. Mais elle constitue aussi un autre problème, puisque cette forme légère et joliette apparaît comme une excuse pour éviter une distanciation plus que nécessaire dans l'approche de ce sujet.

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Tandis que les scènes grotesques ridiculisant la jeune ne cessent de s'accumuler sans réellement susciter le rire, le contrechamp sur le vécu personnel de Mme Nikuko n'est en effet jamais partagé, ne permettant pas de comprendre ou de découvrir le protagoniste par un autre biais. Même lors de la longue séquence de flash-back sur laquelle s'achève le film, c'est au final le regard et le récit de la vraie mère de Kikurin qui dominent – en somme le drame est accordé aux personnages graciles, tandis que le rire reste la seule alternative au personnage en surpoids, traité par sa fille adoptée de femme « grosse et moche » (1).

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L'on pourrait rétorquer que le dernier plan du film de Watanabe introduirait une parade à ce propos péjoratif. À la fin, Kikurin découvre qu'elle a ses règles. Un plan restitue son regard tandis que la jeune fille relève la tête depuis la salle de bains, et aperçoit le visage de Nikuko qui se transforme, retrouvant des traits plus matures, avant de la féliciter. Même en passant outre le stéréotype des menstruations célébré comme un rite de passage, il reste difficile de comprendre le chemin parcouru par la jeune fille, ou sa métamorphose, sensés éclater au grand jour à ce moment – l'arrivée des règles fait sauter comme par miracle ce filtre dépréciatif et de mauvais goût. Entretemps, rien n'est fait pour contrecarrer ou renverser l'image stéréotypée et discriminatoire de la femme obèse comme figure burlesque, et même fustigée en tant que proposition esthétique principale.

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Le choix d'opposer deux directions esthétiques différentes est loin d'atténuer le portrait, puisque Mme Nikuko et Kikurin sont présentées comme un duo improbables, la mère et la fille « ne se ressemblant pas », ni sur le plan du physique ni sur celui du caractère (2). Le contraste, problématique, est en outre accentué au possible par l'animation, entre des formes rebondies, schématiques et replètes pour la première, et une silhouette longiligne et élégante, aux grands yeux scintillants, pour la seconde. À l'inverse, le portrait de l'école et du reste du monde s'avère quand même plus modulé, et surtout, traversé d'éclats étranges. Ainsi, le conflit suscité entre les filles et les difficultés de dialogue avec la meilleure amie de Kikurin, pimpante au premier abord, sont approchés avec un grand sérieux et une réelle subtilité. Plus encore, la perception qu'a la jeune fille de son mystérieux camarade Ninomiya oppose un chemin tout autre de celle, cloisonnée, qu'elle a sur sa propre mère. Derrière ses longues mèches noires, Ninomiya incarne d'abord le stéréotype du jeune garçon charismatique et ténébreux. Cette image est par la suite contredite par les confessions du garçon, ainsi que ses grimaces curieuses et inattendues, prenant la forme de faciès perturbants où s'impriment par ailleurs le talent de l'équipe talentueuse des animateurs. L'immersion de l'étrange gagne aussi le terrain avoisinant la jeune fille : une ruralité charmante et parfois traversée par les commentaires des petits êtres qui s'y nichent (3). Ces autres scènes dans le long-métrage prouvent qu'il y avait une place possible pour la nuance, l'étrange et l'ambigu, propositions dont le personnage de Mme Nikuko est malheureusement privé.

 

 

  1. Un propos bel et bien présent dans la version originale.

  2. On peut renvoyer le contre-exemple plus lointain du scientifique Kôsaku Tokita dans Paprika (Satoshi Kon, 2006), un film sur lequel a aussi travaillé Kenichi Konishi, concepteur des personnages et directeur de l'animation de La Chance sourit à Mme Nikuko. Secondaire dans l'intrigue, Tokita était certes présenté comme un gourmand obèse mais son personnage existait déjà autrement que celui de Mme Nikuko, par son travail et ses interrogations sur la Mini-DC.

  3. Ces scènes rappellent par ailleurs le style du mangaka Daisuke Igarashi, qui était à l'origine du manga Les Enfants de la mer, adapté par Ayumu Watanabe en 2019. Dans ses recueils de nouvelles Hanashippanashi, Igarashi fait le portrait d'enfants et d'adolescents imaginant aussi les voix curieuses et les commentaires décalés des animaux et des insectes qu'ils croisent dans leurs balades.

 

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