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Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis

Une femme abstraite

SUIS-MOI JE TE FUIS / FUIS-MOI JE TE SUIS (HONKI NO SHIRUSHI 本気のしるし, Kôji Fukada)

Est-ce un faux pas pour Kôji Fukada ? Le diptyque Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis, monté à partir d'une série adaptant un manga de Mochiru Hoshisato, apparaît aux antipodes de tout ce qui faisait la force de ce cinéaste. Scénario interminable et répétitif, interprétations forcées, relations hommes-femmes incompréhensibles... Nul doute que l'écriture de cette chronique pour le blog est un crève-coeur, tout comme le furent les presque quatre heures de visionnage de cette histoire.

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C'est un film que j'aurais voulu aimer. Fukada ne m'avait guère déçue jusqu'à présent, prouvant de film en film son élaboration d'un cinéma complexe, à la fois délicat et ironique dans son observation des personnages et de leurs tragédies miroitantes. Après des variations tragi-comiques (Hospitalité) et des écarts du côté d'expériences plus plastiques et contemplatives (La Grenadière, Sayonara), Harmonium signait en 2016 un tournant plus grave, avec une parfaite maîtrise de sujets clivants et de personnages tourmentés. Plus maladroit dans l'écriture, Le Soupir des vagues continuait néanmoins le chemin d'une forme inspirée et intéressante, tournée vers des formes d'évanescences soudaines et des changements de rythme. L'Infirmière confirmait ce sens d'une mise en scène entre moments de limpidité et sources de mystère, à l'image de l'ambiguïté de son duo féminin. Sur le papier, la série, remaniée en diptyque pour une sortie cinéma, renoue avec certains thèmes de Fukada, comme les tensions hommes-femmes, la question du harcèlement et le poids social en toile de fond. Pourtant, ces thèmes, loin d'être maniés avec délicatesse ou soumis à la rigueur d'une écriture sybilline, sont engoncés dans des stéréotypes embarrassants. L'histoire d'amour entre le salarié Tsuji (Win Morisaki) et la mystérieuse Ukiyo (Kaho Tsuchimura), une femme mystérieuse et endettée qu'il sauve par hasard, se révèle plutôt celle d'une relation de dépendance dont l'on ne comprend guère le brusque changement au second volet. La mise en scène hésite quant à elle entre des détails bien propres au cinéaste (les longues déambulations des personnages, les couleurs symboliques des costumes) et des moments de creux peu compréhensibles (longs passages en compagnie des créanciers, ou même dans les discussions entre Ukiyo et Tsuji). Souvent pensée en huis-clos et resserrée sur les duos ou les trios, elle s'avère ainsi bien plus mineure que celles des films de cinéma de Fukada. Les performances et la direction d'acteurs déçoivent aussi grandement, et l'alchimie entre les deux rôles principaux ne perce jamais à l'écran.

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Ensuite, le scénario reste difficile à suivre, en particulier sur le premier volet, puisqu'il aligne les révélations successives sur Ukiyo sans pour autant élucider les raisons de son comportement. La fin de la première partie et le second volet peuvent apporter quelques éléments de réponse mais n'engagent pas pour autant une réelle déconstruction des agissements, qui se suivent sur un mode plutôt répétitif d'une course sans fin. Dès lors, un déséquilibre majeur subsiste au scénario entre les actions de Ukiyo et l'attirance de Tsuji en face. Le décalage ne permet jamais de comprendre comment se construit la relation entre les deux protagonistes, comme leur amour naissant. Ainsi, la propension de Ukiyo à ne jamais répondre aux questions de Tsuji ou à lui expliciter sa situation entravent toute forme de communication, ne justifiant ainsi pas l'intérêt du salarié pour la jeune femme. De même, les remontrances répétées de Tsuji à l'égard de Ukiyo n'empêchent pas cette dernière de revenir éternellement vers lui, alors qu'elle fuit précisément d'autres harceleurs. Si Ukiyo apparaît en permanence comme une énigme, Tsuji l'est tout autant, porté par ce besoin de sauver presque toxique. Bien que le cinéma de Fukada ne soit pas toujours dans le décryptage total du comportement de ses personnages, il livrait auparavant de nombreux éléments prêtant à réflexion. Dans Harmonium, la tension de couple ressentie au début du film explique en partie la recherche d'une aventure pour la femme mariée.

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Mais dans ce diptyque, la recherche de Tsuji semble motivée par son ennui autant professionnel que conjugal. Le protagoniste accomplit avec sévérité ses tâches au travail – qui consiste, de manière un peu dérisoire, à commercialiser des jouets bas de gamme comme des pistolets à eau pour enfants – et entretient des relations avec deux de ses collègues (Akari Fukunaga, Kei Ishibashi) aux tempéraments opposés. À l'instar des sentiments que ressentirait Tsuji à l'égard d'Ukiyo, la tromperie qu'exerce le jeune homme et ses mensonges constants envers l'une ou l'autre de ses autres conquêtes ne sont jamais explicités au scénario, ni même nuancés, ce qui rend la quête de ce personnage difficile à suivre et apprécier. Un autre contraste absurde se met en place, entre la cruauté du protagoniste central et sa naïveté irraisonnée à rechercher et aider Ukiyo. La reconstruction de la série en version filmique pourrait certes expliquer ces faiblesses dans l'écriture des protagonistes, mais c'est plutôt l'absence d'une mise à distance qui se fait sentir dans ces décalages. Les précédents films de Fukada parvenait à maintenir cet équilibre entre des dérapages risibles, en particulier du côté de personnages aux actions détestables, et le soulèvement d'une émotion discrète. La quête de Tsuji reste en grande partie au centre des deux volets alors que les autres personnages féminins ne sont que croqués à grands traits, et plus encore pensés très souvent à travers le filtre de la relation avec l'homme.

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Pourtant, c'est bel et bien l'idée d'une déconstruction des relations homme-femme qui porte au départ le projet de Fukada.

 

Avec le personnage d’Ukiyo, j’ai voulu voir ce qui se passait si une héroïne de comédie romantique stéréotypée apparaissait dans le monde réel. Le choc avec la réalité permet à Ukiyo de finalement devenir l'antithèse de la femme fatale. Elle est obligée de s'en excuser constamment auprès des hommes qui aimeraient la figer dans cette figure, répétant : « Je suis désolée ». Jusqu'au bout, elle doit s'épuiser pour des hommes qui ne cherchent jamais autant à la comprendre qu'elle ne les a compris, se montrant même bienveillante avec leur lâcheté, leur désir, leur souffrance et leur ignorance. C'est ce renversement qui m'a semblé rendre cette histoire intéressante. (1)

 

En dépit de ces intentions, le remontage de la série pâtit lourdement du comportement que réitère en boucle Ukiyo, dont les excuses rythment le premier volet sans qu'elles ne laissent poindre l'effet d'un changement, ni qu'elles soient renversées d'une quelconque manière (2). Le second volet aurait pu dresser plus en profondeur la réalité des souffrances de la jeune femme mais il n'apporte au final que peu de réponses à ce comportement, d'autant plus que Ukiyo poursuit à présent le salarié. Cette fausse déconstruction du motif de la femme fatale perturbe d'autant plus qu'il fait de son protagoniste une « abstraction » , alors qu'il s'agissait précisément de ce que le film intentait d'éviter (3). Outre la ribambelle de « sumimasen » (« je suis désolée ») que profère inlassablement Ukiyo face aux hommes, le jeu de robes et le changement symbolique de costumes d'une scène à une autre l'enferment dans un rôle opaque. Fukada avait déjà employé ce procédé pour d'autres films comme Harmonium ou L'Infirmière mais il soutenait dans ce cas plus la complexité de ses protagonistes plutôt qu'une expression exagérée de la femme en fuite mystérieuse. L'extension de la sphère amoureuse par l'entremise d'autres personnages (la salariée Naoko, le mari) opère un effet similaire. Au lieu de rendre plus complexe la relation entre les deux jeunes gens, elle les renvoie au contraire aux formes de trahison et d'illusion qu'ils entretiennent dans d'autres couples. Par conséquent, la reconquête finale de la romance sur la dernière partie du second volet apparaît peu convaincante, tant les maladresses, les répétitions et les poncifs gênants dans l'écriture limitent la lecture de cette histoire. Plus encore, pour que s'accomplisse la réunion avec Tsuji, le récit enclave encore plus le devenir d'Ukiyo, déjà une femme abstraite tout au long du diptyque. La fin de Fuis-moi je te suis fait écho au début de Suis-moi je te fuis, où Tsuji sauvait la jeune femme d'une tentative de suicide. La répétition de ce sauvetage n'adresse-t-il pas de nouveau un message inverse aux intentions du film ? Il ne fait que réduire son protagoniste féminin à un besoin de salvation et de dépendance.

 

 

  1. Dossier de presse de Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis , « Notes du réalisateur », Art House Films, 2022.

  2. En cela, l'on peut aussi pointer le choix d'un titre français fort problématique, bien qu'accrocheur, par les distributeurs, puisque l'expression renvoie à des techniques fort archaïques de séduction. L'emploi d'un adage rétrograde pour un récit romantique aurait pu se justifier par la présence de propos plus distants, voire ironiques, dans la vente des films mais cette stratégie n'a pas prévalu. En outre, la lourdeur manipulatrice se nichant dans le principe du « Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis » délivre même un message inverse au titre d'origine, Honki no shirushi. Certes difficile à traduire en français, celui-ci renvoie à des principes de sincérité, de vérité.

  3. Dossier de presse, op.cit.

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