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Critique de Hospitalité

Un Jeu de combinaisons

HOSPITALITÉ (KANTAI 歓待, 2010) – Kôji Fukada

Les films de Kôji Fukada s'éclairent les uns les autres comme ces autres filmographies kaléidoscopiques – celles d'Éric Rohmer, influence majeure sur Au Revoir l'été, d'Hong Sang-soo dans cette même filiation, ou encore de Yasujirô Ozu. Hospitalité, l'un des premiers longs-métrages de Fukada, sort en France plus de dix ans après sa réalisation. Dans le calendrier des sorties, il succède à d'autres œuvres réalisées après-coup, et au succès justifié, d'Au Revoir l'été au Soupir des Vagues, en passant par Harmonium, Sayonara ou L'Infirmière. Hospitalité complète cette filmographie plus qu'il ne l'innove car il doit son intérêt au geste rétrospectif qu'il engage, réaffirmant des motifs narratifs et esthétiques déjà éprouvés.

En effet, le film paraît constamment rejouer des longs-métrages qui le succèdent. Tel le spectre malhabile des premières ébauches, Hospitalité ravive le souvenir des chasses-croisés d'Au Revoir l'été, ou celui des complexes relations triangulaires d'Harmonium, et dessine presque malgré lui une cartographie limpide des caractéristiques de la méthode fukadienne. Les modèles cinématographiques, Ozu1 en premier lieu, sont également très visibles. Le générique, des caractères élégants sur une surface de décor, puis de nombreux plans iconiques agissent en véritable clin d'oeil pour les amateurs du maître japonais – de même que les commérages des voisins rappellent évidemment Bonjour (Ohayo, 1959), sur cette même thématique de l'accueil des nouveaux arrivants.

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Tôkyô Monogatari, Yasujirô Ozu, 1953

 

Dans mon propos sur L'Infirmière, j'avais comparé le travail de Fukada à un tableau de Mondrian, visible autant dans le plaisir à disperser les pièces du puzzle qu'à proposer de multiples jeux de couleurs, de cadrages et de surdécoupages du plan. Parallèlement, Hospitalité se révèle bien plus limpide dans son propos et il échoue à entretenir un mystère similaire. En revanche, le film met en avant un autre motif, celui de la combinaison, qui annoncerait de fait le puzzle à la Mondrian. Les actions des personnages font naître de nouveaux assemblages, par des duos féminins (Natsuki-Eriko / Annabelle-Eriko) et masculins (Mikio et son premier employé, Mikio-Kagawa), ainsi que de nouvelles relations avec ses changements de structures conjugales et ses effets de dualité (les deux femmes de Mikio).

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Ces formations dépassent également les frontières du film. Le retour des mêmes acteurs, comme Kiki Sugino (également réalisatrice, elle apparaît dans Au revoir l'été), Bryerly Long (la femme délaissée de Sayonara) et le fidèle Kenji Furutachi confirment cette construction d'une œuvre kaléidoscopique, portée par ses combinaisons conjugales et familiales reconfigurées à chaque film. Par ailleurs, cette idée de la combinaison, qui peut être traduit de nombreuses manières en japonais, pourrait correspondre au kumiawase 組み合わせ, un terme à la fois général et spécifique aux mathématiques. En l'occurrence, la filmographie de Fukada prend peu à peu la forme d'un algorithme géant, soumis à d'indicibles facteurs. Ainsi, le filou Kawase constitue le pôle inversé, et plus lumineux, du personnage incarné par Tadanobu Asano dans Harmonium. De même, le motif cher à Fukada d'un intrus surgissant au sein de l'équation familiale parfaite se soumet à la logique de la multiplication. Sur le dernier tiers du film, le nombre d'arrivées double, triple et croît de manière exponentielle, les étrangers d'origine diverses envahissant chaque recoin de la maison.

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Ce jeu presque mathématique de combinaisons va de pair avec un rythme vaudevillesque, ou par certains aspects de la comédie burlesque2. Les notions de hasard ou de circonstance ne sont jamais loin. Avec ses jumelles, Kagawa découvre avec surprise l'adultère. Mais sa venue au sein d'un couple très déséquilibré paraît tomber au moment opportun. Le personnage, en tant que versant inversé de l'ancien détenu de Harmonium, est plus proche du clown opportuniste que de l'incarnation énigmatique d'un mal soudain. De même, Eriko, la petite fille du film, ne sera en aucun cas menacée comme dans Harmonium. Apparaissant de manière ponctuelle, la cage de sa perruche disparue dans les bras, elle ressemble plutôt à une mignonne mascotte. Hospitalité revêt donc l'aspect d'une comédie légère et aux idées parfois inachevées. Certains personnages secondaires, comme la petite Eriko ou la voisine, ou des motifs comme la disparition de la perruche, s'intègrent difficilement à l'histoire, car ils ne constituent que les détails burlesques d'un décor et d'une routine perturbés. La puissance tragique et mystérieuse que l'on connaît aux films suivants, Harmonium, Sayonara ou L'Infirmière, manque dans cette histoire.

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En dépit de ces maladresses du film de 2010, le regard acide du cinéaste sur les défauts de sa société transparaît déjà. Dans la scène « d'invasion » bon enfant par les étrangers, ou dans celle de la farandole incontrôlée, on perçoit le plaisir à pointer le ridicule du comportement japonais face à certaines situations inhabituelles, devenues insolvables car incohérentes avec des habitudes lourdement enracinées. Assez curieusement, les entrées intrusives de Kagawa, de sa femme Annabelle, puis de la succession d'étrangers au sein de la maison traditionnelle rappellent la figure de l'oncle Tora dans les célèbres films de la franchise réalisée par Yôji Yamada, Il est dur d'être un homme (Otoko ha tsurai yo). Chez Yamada, le retour de son personnage dans sa famille s'opère toujours au fond des plans d'intérieur, par le biais d'une porte donnant sur la rue.

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L'oncle Tora en arrière-plan

 

Le film de Fukada propose un jeu similaire sur l'arrière-plan de l'image, avec un effet d'attente relatif aux entrées des intrus. La mise en scène fait sans cesse revivre le cadre persistant d'un rez-de-chaussée qui, tandis qu'il est à moitié ouvert sur le dehors, forme un microcosme exclusif. La comparaison avec l'oncle Tora est en cela révélatrice des tensions entre l'intérieur et l'extérieur. La tragédie du célèbre personnage se lie à sa condition de vagabond nomade, qui accumule les échecs professionnels ou amoureux et finit par toujours revenir dans le logis familial. Pour autant, Tora peine à trouver sa place car il fait toujours partie de l'extérieur, ce monde que ne connaissent pas ses parents ou sa sœur. Hospitalité brasse des thèmes similaires, entre la condition des réfugiés, et le statut de déraciné de Kagawa, mais aussi, à travers ses personnages vivant dans l'imprimerie, la peur de ne pas être intégré, même au sein de sa propre famille.

 

 

1. Le cinéaste a par ailleurs écrit un essai sur Ozu en 2019 : « Yasujirô Ozu et la solitude au sein de la famille » (小津安二郎と家族の孤影).

2. Selon les propos de Fukada durant la 23ème édition du festival International de Tôkyô, un film avec les Marx Brothers, Une Nuit à l'opéra (A Night At the Opera, Sam Wood, 1935) fut l'une des principales sources d'inspiration pour Hospitalité. Un autre détail comique du film réside dans l'apparition soudaine de Fukada avant l'arrivée du flux d'étrangers dans la maison ; on peut y retrouver l'humour noir propre aux célèbres cameo d'Alfred Hitchcock...

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