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Critique de Lucky Chan-sil

Leslie, es-tu là ?

LUCKY CHAN-SIL (찬실이는 복도 많지, 2019) – KIM Cho-hee

Soudain coupée du monde qui donnait du sens à sa vie, la productrice Chan-sil se retrouve au chômage, isolée et sans objectif. Dans cette déroute, la quête de l'amour, croisé sur le chemin, s'entremêle à celle de la passion professionnelle, peuplée par les fantômes filmiques. D'abord comédie douce-amère sur l'âge de la quarantaine, Lucky Chan-sil s'éloigne petit à petit de cette première identité et embrasse un rapport plus cinéphile, particulièrement tourné vers le cinéma art et essai asiatique. Une distance amusante se dessine sous cet écart, saisissant avec malice les vagabondages d'une héroïne sans-le sou dialoguant avec les références des films qui l'ont fait rêver.

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Sous l'étiquette de la comédie romantique, Lucky Chan-sil deviendrait ainsi un film de cinéphile, c'est à dire pris dans un réseau plus ou moins camouflé de citations  parfois accompagnées d'une déclaration (ou lettre d'amour) au cinéma. Pour tout amoureux des salles, ces longs-métrages peuvent être le refuge d'un plaisir complice et égoïste, ou, à l'inverse, un prétexte pour rejeter l'entreprise cinématographique présentée. Le film de cinéphile présente inévitablement ce risque de déplaire comme de séduire plus franchement, par sa dépendance au partage de goûts communs et à la saisie de références comprises et acceptées.

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L'exercice reste cependant rare du point de vue féminin – de même que les représentations de spectatrices au cinéma ne sont pas figures communes dans les mises en abîme. Lucky Chan-sil présente déjà ce contrepoint nouveau, celui d'approcher une femme cinéphile et passionnée par son métier de productrice. le jeu de références est ensuite subtilement nourri par les affres et les doutes de Chan-sil. Dans ces hallucinations et ces bluettes cinéphiles de la productrice se nouent tout à la fois des goûts très singuliers, des relents de fantasmes féminins et des codes venus de la comédie romantique. Cet exercice se met en place avec légèreté, sans céder au piège d'une autosatisfaction ni d'un étalage en rafale de citations. Bien au contraire, l'entrée de nombreux ressorts burlesques comme le façonnement d'une esthétique semi-imaginaire éloignent d'un référencement trop pesant pour accompagner  l'évolution du protagoniste en douceur.

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L'origine de la crise professionnelle, émotionnelle et identitaire de Chan-sil se met en place dès le premier plan. Au beau milieu d'un banquet, un célèbre réalisateur, que notre héroïne a longtemps accompagné durant sa carrière, s'effondre soudain, victime d'un infarctus. Sous une forme dramatisée, comme une scène de théâtre tragique, cette mort inscrit tout de suite dans un certain cadre imaginaire, distant, en quelque peu fantasmé. Tandis que la réalité s'effondre, Chan-sil traverse cette disparition comme dans un film. Une grande partie du long-métrage révèle cette distanciation difficile à chasser des difficultés suivant ce décès, à savoir le déménagement dans une pension, l'acceptation de travaux ingrats... Ainsi, le premier rendez-vous amoureux s'ouvre dans un cadre enchanteur aux yeux de la productrice, au comptoir d'un restaurant à l'ambiance proche d'un film du grand maître japonais Yasujirô Ozu. Dans ce contexte de nouveau vu sous un filtre, difficile d'accepter les goûts de l'homme aimé, qui évoque sa passion pour l'insipide Christopher Nolan...

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Le film accompagne ainsi l'exigence teintée de désillusion avec beaucoup d'humour. L'arrivée de l'esprit de Leslie accélère les questionnements de la productrice au chômage : l'être invisible est à la fois le marqueur le plus fort du refuge imaginaire, agissant comme un guide ou un thérapeute, et la figure amenant Chan-sil à surmonter son incompréhension face au petit monde qui l'entoure. Comme ce fantôme est une incarnation faussée de la charismatique star Leslie Cheung – faussée car jouée par un acteur coréen plus ou moins ressemblant – il s'impose comme un élément perturbateur, nécessaire et problématique, car signe conscient d'un besoin de revenir au monde réel. Dans cette fausse illusion, il y a l'image de la conscience qui va et vient, qui juge ou qui encourage. Le décalage et l'humour permettent de constituer le personnage de Leslie comme un ressort nécessaire à la réacceptation du monde – celui de l'amie actrice, de la logeuse ou de l'amoureux professeur de français – et non comme un obstacle à ce retour.

Au-delà, les cinéphiles peuvent s'amuser à reconnaître le code vestimentaire choisi, nous renvoyant immédiatement aux films de Wong Kar-Wai. Ce Leslie Cheung plus « art et essai », par ailleurs le plus exporté, ravive les bribes de beaux souvenirs – un plaisir plus complice, enveloppé par la douceur de ce long-métrage.

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