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mirabelle-cerisier 金の桜 - Page 14

  • L'ile de Giovanni

    Kamishibai de 45

    L'ÎLE DE GIOVANNI (GIOVANNI NO SHIMA) – Mizuho Nishikubo

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    Le scénario et les thématique de L'Ile de Giovanni laissent tout d'abord songer, de manière cruelle, à un Tombeau des Lucioles, version « soft » de maintenant. La troisième réalisation de Mizuho Nishikubo, long collaborateur de longue date de Mamoru Oshii, impose cependant son propre style et ses propres thématiques, loin d'être un substitut grand public au chef d'oeuvre d'Isao Takahata.

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    L'Île de Giovanni se concentre tout d'abord sur un sujet bien précis, celui de la mobilisation russe ayant eu lieu sur de nombreuses îles japonaises au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Le scénario, très écrit, saisit les vies chamboulées d'une poignée de personnages au large de Shikotan, et leurs réactions diverses face à cette nouvelle culture et face à la défaite. Le film propose intelligemment un certain nombre de points de vue, s'écartant de la mièvrerie : les comportements tiennent à une certaine réalité, abordant la dureté du quotidien avec franchise et affirmation. L'oncle méfiant et touche-à-tout des enfants amuse par son sens du trafic et des petites affaires secrètes, se fournissant de la nourriture et des jouets au marché noir ; la fierté du grand-père et du père, respectueux des Occupants tout en les trompant, attendrissent ; ou le combat de l'institutrice pour ragaillardir ses élèves, relégués dans la salle la plus minable afin de laisser la place aux enfants russes, émeut. En cela, L'Île de Giovanni propose une galerie de personnages attachants, capables de cristalliser l'un des pans de l'Histoire nipponne, et très loin dans sa structure de l'isolement terrifiant qui accable les héros du Tombeau des Lucioles.

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    Ce choix historique s'accompagne en outre d'une écriture, et d'une réalisation, très romanesques. Dès les premiers plans nous basculant dans le quotidien de 1944, le rythme s'emballe, accompagnant dans leur course Junpei et Kanta, les deux frères rieurs. Bien que très ambitieux dans les événements qu'il nous fait traverser, le film parvient à ne jamais désintéresser, comptant sur l'écriture mouvementée, où les dialogues et les actions s'enchaînent avec passion, et surtout sur une animation bien souvent expérimentale. Là réside, au-delà des quelques lieux communs du récit – l'attendue romance entre le petit garçon nippon et la jeune fille russe ; la maladie du jeune frère – le véritable intérêt de ce film. En phase avec l'époque traversée, l'équipe d'animation veille à un traitement délicat et habile des aventures de ces deux frères. Les décors sont dé-réalisés dans une poésie douce, atténuant le contexte et prises dans la temporalité du passé, car paraissant fragiles, schématiques. Les nuages découpés dans d'abondantes formes voluptueuses s'associent aux paysages d'aquarelle pour proposer une animation imagée et sans cesse originale, car percée de petits détails comiques. Le film traite ainsi la perspective sur un mode burlesque lors des réunions familiales, où la tête de l'oncle se transforme en triangle, et celle des enfants en petits cubes. Plus encore, L'Île de Giovanni se rapproche, par cette esthétique, des kamishibai, ces petits théâtres de papier contenant des silhouettes découpées et différents niveaux d'agencement.

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    Enfin, le récit propose une belle variation par le biais du texte, célèbre, de Kenji Miyazawa, Le Train de la voie lactée, déjà adapté dans les années 1980 par Gisaburo Sugi. Un autre roman de Miyazawa a par ailleurs inspiré Goshu le petit violoncelliste, un parallèle étonnant car l'ombre de Takahata plane sur L'Île de Giovanni. Le sens des textures et de l'expérimentation avec des technique straditionnelles se retrouve dans les à-plats de couleurs du film de Nishikubo. Au-delà, Le Train de la voie lactée est lu par les deux enfants au cours du récit, mais ouvre surtout à un espace intergalactique éloignant les enfants de la réalité du moment. L'animation s'envole sur les séquences concernées par la lecture, proposant des images oniriques, des mouvements spectaculaires parmi les galaxies. Ces échappées belles attendrissent.

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    La fraîcheur et la simplicité de ce film proposent une véritable respiration parmi toutes les productions agitées et ambitieuses présentes dans le domaine de l'animation. L'Île de Giovanni résonne encore de sa douce générosité, où, loin du large, clament les mouettes et les souvenirs de deux survivants de l'Histoire.

  • Tales of Vesperia

    Chevaliers en animation

    TALES OF VESPERIA : THE FIRST STRIKE (2009) – Kanta Kamei

    Au sein du grand nombre de productions Tales of… , des jeux vidéos adaptées en séries ou en films animés, Tales of Vesperia s'avère l'une des propositions les plus réussies, échappant aux échecs d'autres exemples comme Tales of the Abyss, Tales of Phantasia ou Tales of Eternia. Généralement, les adaptations peinent à proposer un développement narratif nécessaire pour enrichir le jeu d'origine, présentant des personnages plats et des intrigues sans accroche réelle tout en ne rendant qu'en partie compte des univers d'origine.

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  • Les trois Soeurs du Yunnan

    À l'ombre des petites filles cachées

    LES TROIS SŒURS DU YUNNAN – Wang Bing

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    Le dernier long-métrage du cinéaste Wang Bing se révèle poignant. Il dégage, sur près de deux heures et demi, suivant au jour le jour l'évolution d'un trio de sœurs vivant dans une campagne miséreuse, une latente captation des gestes et une certaine émotion du regard.yunnan-campagne.jpg

    Chez Wang Bing, c'est le refus d'interaction qui surgit. Interaction dans le sens d'une parole, d'un échange, d'un commandement. Point de questionnement ni d'action, mais à la place de longs plans fixes ou travellings accompagnateurs. Mais l'observation est loin d'être un point distant, neutre et calme dans son cinéma. Au contraire, la réalisation de Wang Bing parvient à faire surgir ce sentiment, à la fois audacieux et ambigu, de gêne et d'intrusion. Nombreux sont les regards-caméra des petites filles, leurs attentes de réactions, ou bien leurs détournements face à l'objectif. La séquence d'ouverture sur la première dispute entre les petites filles et les pleurs rageurs de l'une d'entre elles devient ainsi une intrusion criante dans leur quotidien, un placage d'une humanité intense. La caméra de Wang Bing vient à la fois chercher et se distancier de ces silhouettes prises dans l'ombre de maisons vétustes et mal éclairées.

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    La grâce des Trois sœurs du Yunnan provient de cette capacité à construire des micros éléments fictifs dans la captation documentaire. Progressivement et avec une douceur inattendue, le film vient décrocher des bribes d'histoires et de tensions : une mère absente, un père en visites ponctuelles, des voisins mieux logés qui ont une télévision – terrible vestige de la société moderne dans cette région archaïque... Le récit devient déchirant notamment parce qu'il est contenu et ne filtre qu'à travers des hypothèses construites au fur et à mesure du film. Parallèlement, des couleurs et des tons viennent bercer ces deux heures et construire une atmosphère bien particulière, prise dans les ombres, la boue, les moutons et les vallées.

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    Parmi les trois sœurs, une vient à se détacher : l'aînée. Elle apporte à elle seule une charge émotionnelle vibrante et construit un véritable portrait d'enfant à la fois singulier et représentatif du terrible quotidien que connaissent les enfants dans ces régions pauvres de Chine. Un point du récit vient s'attacher, à la seconde moitié du film, à ce personnage et à son isolement : peu à peu elle dérive dans la campagne, drainant le réalisateur comme un de ses moutons, ou acceptant sa présence à ses côtés lorsqu'elle écrit avec précaution dans ses cahiers d'école, seuls signes d'un comportement « d'enfant ». Très fermée, sa présence à l'écran et son drame surgissent par détails. Son grand-père lui lance, alors qu'elle est en retard sur le travail qu'elle doit effectuer pour la ferme, une proche ferme sur ses devoirs d'école (« Encore dans tes cahiers ! »), courte violence dépeignant en une phrase toute la condamnation de la fillette à son quotidien sans plaisir. Lors de la sortie des moutons dans la plaine, cette sœur s'assoit soudainement sur une colline. La caméra hésite à l'approcher, finit par la cadrer en contreplongée, laissant le temps à sa rêverie. Et le plan devient le reflet de sa poignante solitude.

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  • Real

    La frontière de l'invisible

    REAL – Kiyoshi Kurosawa

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    Le nouveau long-métrage du réalisateur de Shokuzai est fascinant dans le sens qu'il propose une alternative inattendue à son univers. Kiyoshi Kurosawa redevient un cinéaste du visible dans ce film, rajeunit ses personnages et redonne une clarté, bien souvent trop démonstrative, à son scénario.

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    Real confirme dans un premier temps l'inspiration du cinéma de Kurosawa à l'égard de la culture populaire, appréciant en emprunter des thèmes, des motifs et des idées pour les traiter sur le mode fantastique. Si certes sa première partie de carrière marquait son affiliation avec le genre de série B – horreur ou film policier – pour s'en détacher peu à peu, les nouveaux films de Kurosawa ont tendance à s'approprier un nouveau registre : celui de la littérature fantastique japonaise, du manga d'horreur, mais également d'une société plus moderne. Tokyo Sonata signalait déjà, en greffant un scénario inspiré d'Ozu, l'appropriation des nouveaux espaces japonais, ces grandes maison modernes et ces grands immeubles lisses et d'une blancheur extrême. Shokuzai, par sa structure épisodique, se nourrissait ensuite abondamment du manga d'horreur dans son atmosphère, et se liait à l'ambiguïté d'une roman d'Haruki Murakami ou de Yoko Ogawa. Real reprend également le manga d'horreur, le confirmant par le métier d'Atsumi. Plus encore, la réalisation reprend des codes du principe du manga : dans son découpage, Real fait ainsi jouer les surgissements fantastiques, et fait décoller les images angoissantes, d'un plan à un autre comme d'une page à une autre.

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    En outre, cette opération de surgissement rejoint parfois le film Paprika. L'intrigue scientifique en elle-même rejoint le dernier long-métrage de Satoshi Kon : une même machine, dans un futur proche, permet l'intrusion dans le rêve d'un autre. Real subit en outre le même débordement des choses que dans Paprika, la même prétention pléthorique, le même jaillissement des souvenirs désordonnés en masse. La photographie solaire dans le film de Kurosawa, et son montage, construisent d'abord une certaine épure dans ce bouillonnement, faisant des accents horrifiques ou bien oniriques. Les corps imbriqués issus du dessin d'Atsumi surgissent ainsi au détour d'un raccord, ou bien Koichi découvre sa bien aimée agenouillée dans une eau claire, sa longue robe pendant autour de ses jambes. Dans un premier temps, cette facilité de faire jaillir spontanément ces images et ces formes séduisent par leur fluidité d'insertion dans la narration. Kurosawa y compose un monde à la fois extrêmement familier, calme et apaisant, tout en étant percé d'anormalités qui intriguent. La résolution de ces signes et la révélation de leur signification peinent à charmer autant par la suite. La force d'installation du principe, ainsi que son immersion très esthétique – le film reprenant en ce sens la vision d'un jeu vidéo, où Koichi entre dans le rêve comme un héros virtuel – perdent peu à peu de leur intérêt.

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    Le personnage de Takeru Sato s'inscrit comme le nouveau visage des policiers portés à l'écran jusqu'alors dans les films de Kiyoshi Kurosawa, tel un Koji Yakusho rajeuni. Il présente les mêmes troubles, la même capacité d'aliénation du territoire. Mais là où se joue la rupture dans cette œuvre aux environnements mystifiés par la folie de leurs personnages, c'est dans la visibilité forte du délire présent. Auparavant, les signes étaient diffus, quasi-invisibles car cachés dans le paysage, remuant l'ombre du trouble parmi les branches des arbres, les bâches en plastique, ou les murs d'un gymnase. Dans Real, ces signes gagnent une visibilité, d'abord déroutante, peu à peu singulière, puis agaçante. Les apparitions nostalgiques que subit Koichi sur l'île chargent une certaine curiosité, mais la tournure d'un scénario manquant de consistance, ainsi que l'absence de caractérisations réelles des protagonistes, déçoivent sur la seconde partie du film. En franchissant les frontières de l'invisible pour renouer avec une visibilité tenant de l'effet visuel, de la greffe d'éléments surnaturels.

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    Cette nouveauté dans le cinéma de Kurosawa peut amuser, notamment sur la scène d'action finale, mais le problème est qu'elle ne se relie à rien de consistant. Les deux acteurs, Haruka Ayase et Takeru Sato, des stars plutôt célèbres, issues de dramas ou de films à budget imposant, deviennent ainsi plutôt des icônes dérivés de leurs univers respectifs plutôt que des vrais personnages. En dépit de sa réalisation unifiée et élégante, le film agence des éléments et influences disparates qu'il peine à converger dans le sens d'un vrai discours – au contraire de Shokuzai, merveilleux ouvrage à ce niveau car réussissant à proposer un regard sur la violence et le traumatisme au travers de cinq univers différents.

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  • Jazz In Japan 2014

    JAZZ IN JAPAN 2014

     

    Rencontre entre des chants shômyo de moines bouddhistes

    et des improvisations de musiciens de jazz japonais.

    Le vendredi 7 mars 2014 à la Maison de la Culture du Japon

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  • Ghost In The Shell

    Vivre virtuel

    GHOST IN THE SHELL (1995) – Mamoru Oshii

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    Presque vingt ans après sa sortie, Ghost in the shell apparaît toujours aussi en avance sur son temps. Peut-être restera-t-il à l'animation ce que 2001, l'Odyssée de l'espace de Kubrick est au cinéma de science-fiction, et ce malgré l'évolution des techniques et les tentatives de nombreux réalisateurs – surtout américains – à se hisser au niveau d'un portrait futuriste complexe. Le film culte de Mamoru Oshii n'a en effet pas pris une ride. Sa force tient autant à une animation sophistiquée qu'à une réflexion philosophique hors du commun, et qu'à évidemment un style de mise en scène extrêmement atypique dans le paysage de l'animation.

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    Vues en plongées, radars balayant le trafic, circuits imprimés et tuyaux dans le cerveau, l'esthétique du film d'Oshii est une véritable cartographie des matières organiques, technologiques et topographiques, effectuant des croisements entre le visible et l'invisible, l'intérieur et l'extérieur. Alors que The Sky Crawlers privilégiait une surface onirique, évoluant des teints laiteux des personnages à la texture vaporeuse du ciel, Ghost in the shell s'appuie sur une matière plus chaotique, plus composite, à la fois précise dans ses lignes mais également complexe dans sa construction. Une certaine harmonie trompeuse se dégage des plans, capables de faire basculer l'espace et la narration dans une atmosphère irréelle ou fantastique. Chez Oshii, la sophistication de l'animation, la précision du trait, du détail, et plus que tout le travail effectué sur les surfaces volumineuses, donnent un aspect de réalité très prenant, mais se révèlent bien souvent propices à un chaos vertigineux. Le temps d'une conversation nocturne sur la surface calme d'un fleuve fait ainsi surgir peu à peu les hantises intérieures, en particulier ce doute existentialiste qui envahit le personnage principal du Major Kusanagi, transformant cet espace paisible en un reflet troublant de son être intérieur.

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    Si les films de Satoshi Kon, élève de Mamoru Oshii à bien des égards, sont bien souvent dans la restitution et l'exploration d'un imaginaire psychique, ceux d'Oshii sont bien plus dans leur incarnation. La perception du monde, les émotions et les questionnements contaminent peu à peu un monde déjà complexe et brouillent les données objectives. L'espace et le temps sont ainsi des frontières sans cesse transgressées, détournées, se débarrassant des traitements habituels. La narration poursuit cet effet, de même que la musique. Les missions effectuées se suivent selon une chronologie particulière, un rapport au temps à la fois pris dans la routine et dans l'inédit. Les personnages réagissent aux événements de manière presque automatisée, extrêmement professionnelle, gardent une contenance en dépit des événements qui prennent une tournure horrifique. Le souci de construire une réactivité professionnelle est propre au cinéma de Oshii. Les aviateurs de The Sky Crawlers, en dépit de leur apparence enfantine, conservait ainsi leur calme, intériorisant peu à peu des angoisses surgissant de manière inattendue et latente sur la dernière partie du film.

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    Enfin, là où Ghost in the shell apparaît véritablement novateur, et fascinant, c'est bien évidemment au niveau de la réflexion qu'il développe au travers du thème du piratage, du virus informatique, de la virtualité. Le récit confère en effet une identité propre au virus, une capacité d'autonomie presque humaine, s'appuyant sur ce paradoxe de donner corps et vie à ce qui se révèle invisible, virtuel, échappant à la corporalité concrète. La complexité du virus tient ici de l'incompréhension et du déroutement d'une logistique informatique afin d'en réduire l'accessibilité. Cette action de réappropriation des codes pour soi, de capacité de main-mise sur la technologie constitue le danger dans Ghost In The Shell, d'autant plus que l'ennemi tient en permanence du virtuel, et donc de l'invisible. Sa mise en scène va associer finement, chez Oshii, un caractère humain à une réactivité dépersonnalisée. Les machines ne sont plus uniquement des machines, mais demeurent vivantes, capables d'autonomie, et intégrées au film en tant que créatures capables de réflexion, de ruse, de tentative de contrôle d'un environnement. L'ouverture l'annonce : ce film sera aussi hybride que le personnage du Major Kusanagi, formé à la fois de chair et de matériaux, de tuyaux comme de veines, enveloppe glacée, sophistiquée, et capable d'agir selon sa volonté. Ghost In The Shell tient à la fois de l'invisible et de la corporalité, de la virtualité autant que de la vie : ses personnages troublés tentent de répondre à leurs questions, agissent au protocole tout en laissant le doute les contaminer. Le danger y est ainsi virtuel mais également existentiel, créant la fascination face à ce long-métrage d'animation. 

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  • Chien enragé

    La Traque

    NORA INU - CHIEN ENRAGÉ (1949) – Akira Kurosawa

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    S'il est un auteur que Kurosawa n'a pas adapté, mais qu'il aurait aisément pu porter à l'écran, c'est bien Seicho Matsumoto, maître du roman noir dans la littérature japonaise. Les deux auteurs partagent en effet une même noirceur dans la description d'une société ou de personnages en proie à la tourmente et aux questionnements psychologiques. Chien enragé, l'un des premiers films de Kurosawa semble ainsi imprégné de la patte de Matsumoto, s'y retrouvant le goût pour les enquêtes dans un milieu rural, le parcours parmi les différentes strates de la société, ou encore la culpabilité de l'inspecteur. C'est cependant l'un des assistants réalisateurs de Kurosawa, Yoshitaro Nomura, qui adaptera nombre de romans de Matsumoto (Le Vase de sable, L'Eté du démon...)

    Au-delà de ses magistrales films-fresques ou films historiques, Akira Kurosawa a également réalisé de magnifiques films noirs. Partageant quelques similitudes avec l'émouvant Ange Ivre (Yoidore Tenshi, 1948), auquel il succède, Chien enragé en est comme le miroir, l'opposé tout autant que le prolongement.

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    Après le monde des voyous, nous voici du côté du monde policier. Et pourtant, le portrait se révèle tout aussi désespéré, du moins tout autant torturé et complexe. Le récit s'attache en effet à un jeune policier se faisant bêtement dérober son arme de service dans un tramway bondé. Abattu par la honte du débutant, le jeune homme tente de retrouver son arme, angoissé à l'idée qu'elle ait pu servir à un braquage. Le postulat, simple de base, et éminemment réemprunté chez quelques grands admirateurs du cinéaste – le même principe est présent dans le Police Tactical Unit (2003) de Johnnie To – devient peu à peu celui d'une quête absurde. Très rapidement, les premières séquences impose le tableau, brosse à grands traits l'idée du vol de larme à feu dans le tramway. La disparition de l'arme, en elle-même absurde dans son événement, conduit vite à une quête désespérée, où la détresse du jeune policier débutant vient vite contaminer sa perception de l'environnement et de fait une réalisation sensible à ce changement d'état. Chien enragé capte très vite une réalité âpre, au plus près de la population des bas-fonds, du grouillement des villes et des quartiers. La captation de la réalité chez Kurosawa s'accompagne toujours d'une progressive décontamination : peu à peu les espaces se vident, se dépeuplent, les rues cèdent le pas aux paysages ou à la désolation. La perception d'un environnement riche devient progressivement un repli intérieur, d'où surgit un certain onirisme.

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    Chien enragé confirme cette capacité chez Kurosawa à obtenir un « jusqu'au boutisme » du drame, approfondissant l'enjeu pour le transformer en un sentiment fort et douloureux venant à déteindre sur le rythme, la composition, l'esthétique du film. Par exemple, la première séquence forte dans le scénario concerne celle d'une longue recherche de trafiquants d'armes dans les quartiers populaires. Pendant près de dix minutes, le son se débarrasse de tout dialogue pour capter, accompagné par une musique dramatique, les sons de la ville, là où le montage, enchaînant les fondus enchaînés, aligne les errances du policier. S'appuyant sur la répétition, cette séquence, plutôt audacieuse par son traitement de la durée, se laisse peu à peu empreindre du désespoir et de l'harassement du policier. Le rythme vacille, les repères se brouillent. Le film de Kurosawa se fait l'écho du mental meurtri de son protagoniste. La séquence finale – par ailleurs reprise en vibrant hommage par Satoshi Kon dans Paprika (2006) – s'inscrira elle-même comme un règlement de compte, non seulement avec le voleur, mais encore plus avec le policier lui-même, opposé face à son alter ego du même âge, et partageant une similaire rage. La traque urbaine du début reçoit son reflet, en guise de conclusion, par une longue course-poursuite dans une forêt, allant vers ce dépeuplement onirique, cette ouverture vers un espace décharné dans lequel s'inscrivent ces corps harassés.

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    L'intelligence de Chien enragé est qu'il joue sur l'ambiguïté de ce point de vue clivé, partagé entre la description noire du Japon d'après-guerre, société prise dans le désarroi, et le trouble désillusionné de son jeune héros. Jusqu'au bout le personnage tente, malgré la violence qu'il dégage, de conserver la frontière institutionnelle, entre le policier et le voyou. Il passera les menottes avant de s'effondrer à côté de celui qui lui ressemble tant, porté par la même rage, la même violence intérieure. Le policier désespéré interprété par Toshiro Mifune se confronte à celui, plus installé, car appartenant à une autre génération, joué par Takashi Shimura, un tandem bien souvent proposé chez Kurosawa, confrontant les différences dans le jeu, l'âge, le caractère et le physique. Le jeu de Mifune agit dans ce film comme le revers de son personnage, certes tout aussi noir, mais néanmoins plus romantique, de voyou dans l'Ange Ivre. Sa subtilité d'interprétation lui permet de gagner une intensité, là où Shimura propose un personnage plus sage, plus attachant, mais néanmoins conscient des indécisions de l'époque traversée. Plus qu'une traque haletante, Chien enragé est également le portrait d'une époque, le troublant point de vue sur une période sombre et divisée, un film qui, malgré son minimalisme, continue d'impressionner.

  • Fin d'automne

    Solitude finale

    FIN D'AUTOMNE (AKI BIYORI - 1960) – Yasujiro Ozu

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    Film en couleurs d'Ozu, cette très belle Fin d'Automne confirme la sensibilité et subtilité de ce grand cinéaste japonais, à tel point que l'on regrette de ne plus trouver cette force de finesse dans une majeure partie de la production actuelle. Pour raconter l'histoire d'une rupture familiale et de la cruauté des complots menés par une poignée de pères de famille pour marier de force une jeune fille, Ozu ose un mélange d'humour et d'amour à la fois, dépeignant autant d'échanges cocasses que de douleurs sentimentales.

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    Fin d'Automne propose en effet une nouvelle variation familiale, plus portée par un certain humour noir. La mesquinerie des trois hommes souhaitant, suite au décès d'un de leurs amis, de régler la vie familiale de sa veuve et fille, en devient absurde tant sa cruauté dépasse les limites de l'éthique. Le scénario d'Ozu joue ainsi d'un contraste constant entre le prétendu respect des mœurs défendu par les pères de famille et leur désintéressement total vis à vis de l'opinion de celles qu'ils cherchent à tout prix à marier. Si cette structure et ce principe scénaristique révèlent les stigmates d'une société prise dans un filet de conventions, la réalisation d'Ozu s'emploie cependant toujours à suivre et traquer l'évolution indicible de ses personnages, comportant néanmoins tous des nuances. L'un des membres du trio de comploteurs présente ainsi sa réticence, et les dialogues révèlent bien vite que la mise en place de ces plans de mariage sont plus là pour agiter une vie quotidienne monotone que pour véritablement causer du tort aux femmes concernées. La subtilité de l'écriture fait jaillir des points d'humour, d'absurde mas également de mélancolie, notamment à travers de mémorables séquences de discussions dans les bars.

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    Des protagonistes les plus troublants, la mère et la fille, Akiko (Setsuko Hara) et Ayako (Yoko Tsukasa), viennent composer un tandem d'une certaine beauté. Les deux, à la fois très ressemblantes et dissemblantes dans leurs caractères, apparaissent déjà comme une famille moderne, car décomposée, mais tirant paradoxalement leur bonheur, leur harmonie d'entente, par leur structure déséquilibrée. L'absence du père ne fait que renforcer les liens et garantir une affection consciente chez l'une tout autant que l'autre. Le film révèle peu à peu cette affection, partant d'abord de la vision extérieure, celle des trois hommes ou des proches du défunt, pour aller progressivement au plus proche du ressenti de ces femmes, comme un démantèlement des apparences. Setsuko Hara, en particulier, grande actrice chez Ozu ou Naruse, propose un personnage d'une nuance admirable, magnifique de contradictions. Son malaise final laisse pointer sa joie de voir sa fille mariée tout autant que son attachement maternel et la douleur de la séparation.

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    La dualité vient elle-même s'incarner dans la forme, tout aussi dynamique que la ritournelle musicale venant accompagner les changements de séquences. Les structures se répondent, et les plans, si composés chez Ozu, pliant les personnages dans des espaces emblématiques (le travail, le foyer, le restaurant...), viennent à se décliner. Ce n'est pas tant l'appui d'une fatalité qui s'y diffuse, que la différence, dans le temps, des événements qui s'y inscrivent. Le tragique aboutissement des complots des trois pères de famille est là, mais Fin d'Automne saisit également, en compensation, les instants de faiblesse ou de force de ses personnages féminins, où, du'n plan à l'autre, viennent se manifester des signes du changement. Ici, une pointe de jalousie de Ayako, agitant vainement la main pour le mariage de son amie, là, l'insistance tendre pour payer le repas de sa mère dans un restaurant. La précaution des plans d'Ozu, sa structure finement agencée, pointant ces légers décalages tenant de l'évolution humaine, viennent contrecarrer la fatalité et la cruauté du récit. Car malgré la réussite du mariage de Ayako, c'est bel et bien la solitude de sa mère Akiko qui résiste à la fin, révélant délicatement une fragilité intime qui ne peut qu'émouvoir.

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  • Patéma et le monde inversé

    Une inversion plate

    PATEMA ET LE MONDE INVERSÉ (SAKASAMA NO PATEMA) – Yasuhiro Yoshiura

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    Yasuhiro Yoshiura avait réalisé, avant Patema et le monde inversé, le film Pale Cocoon (2005), ainsi qu'une curieuse série de six épisodes, Eve no Jikan (pouvant être traduit par « Le Temps de Eve », réalisée en 2008). Cette dernière présentait une certaine singularité dans son graphisme, ainsi q'une thématique autour du robot humanoïde proche de la série Real Humans, produite par Arte à la même période. Alors qu'Eve no Jikan réussissait à proposer un regard, bien qu'inachevé, à la fois tendre et angoissant sur son sujet, le nouveau film de Yasuhiro Yoshiura déçoit énormément. La frustration est d'autant plus grande que Patema reçut une campagne promotionnelle assez dense en France, là où d'autres productions japonaises pour enfants bien plus admirables ou honorables – Piano Forest ; Lettre à Momo – sont restés inaperçus, desservis par une distribution mineure. Les critiques françaises ayant cependant apprécié le spectacle, il faut cependant espérer que le long-métrage de Yasuhiro Yoshiura, pourtant peu réussi, ne cantonne pas une nouvelle fois la perception de l'animation japonais à ce naïf conte engoncé dans un symbolisme et des jeux d'opposition assez lourds.

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    L'inversion de Patema consiste ainsi à composer un univers balançant entre deux pôles, le monde « d'en bas » et celui « d'en haut », allant des bas-fonds troglodytes à la ville sur la terre ferme. D'emblée, par ces univers, déjà peu intéressants au niveau plastique car demeurant esquissés, croqués grossièrement en toile de fond, une opposition peu convaincante se joue entre le sous-sol convivial, plutôt archaïque mais chaleureux, et la société moderne, pervertissant forcément l'individu dans un système déshumanisé et fondé sur le profit. Les protagonistes secondaires représentent eux-mêmes cette vision caricaturée, desservant plus sa logique plutôt que d'apporter une psychologie singulière. Le personnage du « méchant » en est le plus criant exemple, tel exemple stéréotypé qu'il semble provenir d'une autre époque, proche des méchants des séries animées de justiciers des années 1990 où le faciès arrogant rejoint un caractère tout aussi machiavélique. L'absence de réflexion ou d'approfondissement sur ce personnage, qui gouverne la loi sur le « monde d'en-haut » consterne à un tel point que la représentation de l'univers qu'il dirige devient peu crédible.

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    Beaucoup de critiques français ont, dans un geste de comparaison décidément bien trop systématique dès qu'une production nous vient du Japon, évalué Patema en fonction de l'oeuvre d'Hayao Miyazaki, bien souvent en la plaçant au même niveau d'inventivité ou d'émotion. Le film demeure pourtant très loin de la subtilité d'un Miyazaki – pour reprendre cette comparaison chère aux journalistes français. Plus encore, la société du « haut » dont il nous dresse le portrait reste ainsi affublé d'arguments futuristes d'une totale médiocrité, englués dans une vision manichéenne difficilement supportable. À cette société contrôlée, abondamment stricte par des effets de décors grotesques (les tapis roulants énormes qui amènent les enfants à l'école, la rigidité des enseignants qui reprennent ceux qui regardent par la fenêtre, l'obsession du contrôle...) peuvent se préférer les portraits tout de même plus subtils d'animes récents tels que Toward the Terra (réalisé par Osamu Yamasaki en 2008, et lui-même inspiré d'un subtil manga de science-fiction des années 1970) ou No 6 (Kenji Nagasaki, 2011, d'après le roman de Atsuko Asano). Difficile de trouver un intérêt pour la description proposée par le film, où agissent de plus un couple d'enfants lui aussi peu crédible. Les deux personnages principaux correspondent à des archétypes d'héros/héroïne, de la jeune fille naïve au garçon en marge du système. Une telle catégorisation devient perturbante dans le sens où chacun des protagonistes semble se présenter comme l'unique élément de résolution du conflit entre les deux univers, les retranchant dans des rôles de miraculés et de pacificateurs plutôt gênants au vu du peu de profondeur de leurs réflexions. Ce manque de subtilité demeure très loin des galeries de personnages, bien plus riches dans leurs caractéristiques et traversés de dilemmes présentes chez Miyazaki (Dora dans le Château dans le Ciel (1986), Dame Eboshi dans Princesse Mononoké (1997), Fujimoto dans Ponyo sur la Falaise (2008)...).

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    Patéma et le monde inversé s'échappe, pour quelques séquences, de son système manichéen et de la platitude de sa réflexion, lorsque les deux héros viennent à s'envoler dans les airs. Le sentiment irritant face à l'inspiration évidente du Château dans le Ciel et du motif des deux enfants voltigeant parmi les nuages vient à s'estomper quand le scénario fait brusquement intervenir un nouvel espace inattendu. Une troisième dimension qui permet justement une unique échappatoire et la pointe d'une véritable émotion, notamment parce qu'elle demeure mystérieuse, non accablée par le discours manichéen et la morale bien pensante accablant tout le film. Une certaine sensibilité pointe de ce court passage, sensibilité qui aurait pu, si elle avait été présente, « inverser la donne » dans Sakasama no Patema, et en éviter l'ennuyeuse platitude.

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  • Le Vent se lève

    De ciels en ciels

    KAZE TACHINU – LE VENT SE LEVE, IL FAUT TENTER DE VIVRE – Hayao Miyazaki

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    Lorsque Miyazaki débuta son projet de biopic autour de l'ingénieur en aviation Jiro Horikoshi, Toshio Suzuki confia que sa prochaine réalisation serait un grand changement et demeurerait marquée par la catastrophe de Fukushima. Plutôt que de s'attarder sur le caractère final et conclusif du dernier long-métrage de Miyazaki, cette déclaration du producteur du studio et grand ami du cinéaste se révèle bien plus importante pour saisir Kaze Tachinu. Le film opère en effet un virage à 180 degrés dans l'univers animé du cinéaste, proposant un rythme, une narration, une vision du monde étonnamment en rupture avec ses œuvres précédentes. La féérie persiste mais elle est ici comme un obstacle résistant difficilement au réalisme le plus noir, le plus fragile. Kaze Tachinu demeure ainsi l'oeuvre la plus angoissante de Hayao Miyazaki, certes imprégnée de réalisme, mais également de romantisme, d'onirisme, traversant une étonnante diversité de tons.

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    Le cinéma de Miyazaki n'est en effet plus tout à fait le même avec ce film. Mais pour en apprécier la force, il faut en accepter ce changement, et pleinement s'en emparer. Plus latent, plus expérimental, plus audacieux dans ses partis pris également, Kaze Tachinu se rapproche plutôt de l'oeuvre du maître adulé de Miyazaki, à savoir Isao Takahata. Certaines touches de mise en scène, certaines choix de narration, d'attachement à des détails, rappellent la précision documentaire de l'animation chez Takahata. Les petits gestes du quotidien, tel le pliage d'un avion en papier, le bruissement des feuilles de cresson avalées goulûment par un Allemand, le jeu romantique d'une terrasse à un buisson, le roulement d'une mécanique discrète ou le froissement des pages au travail construisent peu à peu une mélodie de la quotidien, ou plus largement d'une vie, celle de cet ingénieur passionné.

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    Comment embrasser une vie entière sur l'échelle d'un film d'animation ? Le scénario de Miyazaki et sa réalisation sensible y répondent par ces choix, très minutieux, très subtils, de l'émotionnel qui traverse le personnage. L'écriture permute sans cesse de l'intime au général, mêlant par des actions minimes la grande Histoire du Japon – et même celle de l'Europe – à celle du sentiment personnel. L'approche du fascisme et de la Seconde Guerre Mondiale trouvent ainsi leur écho, leur représentation sous-jacente, dans un fugitif croisé dans la rue, dans l'apparent calme paisible vécu sur la « Montagne Magique » où courent cependant des chuchotements sur la guerre. Le film glisse dans ces moments des expérimentations, d'audacieuses subtilités dans l'animation : la fuite du fugitif se transforme en un condensé d'ombres expressionnistes, soulignant l'inquiétude d'un événement frôlant la balade nocturne de Jiro et son ami. L'étrangeté qui s'en dégage se plie alors à l'étrangeté de l'atmosphère de cette époque, où tout semble se jouer en coulisses, dans une totale invisibilité, pris dans un chaos confus que les apparences et la quotidienneté du travail de Jiro tentent de contenir. D'années en années, ce sont des failles qui se glissent entre les déplacements de Jiro et l'évolution de sa carrière. À la perfection de ses créations, à son admiration pour les mécaniques logiques, répondent les imperfections de la vie, tour-à-tour plaisantes ou bien effrayantes.

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    La fantaisie ou le fantastique se font plus ainsi discrets, plus disséminés dans une retranscription réaliste des années 1930. La faille la plus concrète dans cette époque demeure celle, sidérante de force sur grand écran, du tremblement de terre du Kanto. Le film lui confère son potentiel monstrueux... en le considérant comme un véritable monstre, dans la lignée du Sans-Visage poursuivant Chihiro ou du Roi de la forêt de Princesse Mononoke, rythmé par des bruits de bouche et des raclements rauques, craquelant les surfaces, enflammant le ciel. Cette puissance violente, désastreuse, comme héritière des ciels brûlants et fumants du Tombeau des Lucioles (Isao Takahata), vient rapidement marquer Kaze Tachinu, lui conférer la présence de la menace. Sa puissance terrifiante hantera les lieux et les événements observés par Jiro, traversant un geste, une ombre courante, un jet de sang sur une colline, une présence militaire.

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    À cette menace répondent cependant, fidèle aux vers de Paul Valéry, les imperfections sentimentales de Jiro. Son récit avec Naoko fait traverser un romantisme assumé, volontiers inaltérable et intemporel dans cette époque troublée, suspendant sur près d'un quart du film la menace présente. Miyazaki propose pour la première fois une histoire d'amour complète, où son animation vient à scander au compte-goutte les envolées du sentiment éprouvé, l'attente et le besoin de l'autre. Les étreintes de Naoko et Jiro sur un quai de gare ou leur précipitation d'un lieu à celui où se trouve l'autre partage quelque chose du bouleversant cercle fusionnel porté par Chihiro et Haku dans le Voyage de Chihiro. Les thèmes autour de Naoko conservent l'épure et la délicatesse chères au pianiste Joe Hisaishi, qui compose dans ce film une nouvelle bouleversante partition. Par les progressives déclinaisons d'un thème empreint de pudeur, ses notes brassent les niveaux de rapprochement ou de distance amoureux se jouant entre Naoko et Jiro. La sentimentalité et ses mouvements gagnent aussi l'amitié, à travers la relation à la fois comique et sincère partagée avec le patron de Jiro, l'attachement à la jeune sœur ou encore, investissant un terrain nouveau, l'étrange rivalité avec le collègue et ami Honjô.

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    L'évolution du ciel, palpable, fait traverser les états d'âme de Jiro et son rapport à ces divers personnages. D'un ciel à l'autre, son regard se transforme, d'abord idéaliste, puis pessimiste, passionné, amoureux, troublé. A travers les états célestes, Miyazaki incarne une véritable cartographie humaine. Le premier ciel d'ouverture est celui de l'onirisme, celui d'un rêve d'enfant. Les suivants seront ceux, triomphants, enveloppés d'une sensualité ronde proche de l'atmosphère de Porco Rosso, du maître Caproni, ingénieur italien sur lequel Jiro prend modèle. L'état de l'excitation du jeune homme apparaît au travers de séquences à l'animation à la fois bouleversante et discrète. Miyazaki déploie dans chacun de ses films ce phénomène, propre à lui, d'un mouvement rendu épique dans un contexte minimalisant. Ici, le souffle de l'inspiration, dans lequel se niche celui de l'espoir, gagne sa retranscription dans des effets de projections mentales où, penché au milieu de ses collègues, Jiro se concentre, puis devient traversé par le souffle de la création, de l'inventivité, la couleur de son front laissant traverser les mouvements souples de ses machines. L'outil d'instruments « d'époque » dans la partition d'Hisaishi, comme l'accordéon ou la guitare en particulier, confèrent un parfum d'époque rendant magnifiquement compte de cet optimisme et de cette inspiration du scientifique.

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    Kaze Tachinu parvient enfin à cristalliser, par sa subtile animation, par son attention minutieuse, la portée de la menace invisible. Derrière les ciels romantiques et machineries fantaisistes qu'imagine Jiro gronde le danger d'une réalité se débarrassant d'un tel onirisme. Lors du décollage de sa création, en dépit de la joie de ses employeurs, Jiro voit cependant son regard – et le nôtre avec – se décaler, se déplacer inconsciemment et sans explication. Le monde harmonieux de Miyazaki se déforme soudain, vacille quelques secondes, effrayante explosion pendant quelques secondes des repères rassurants qu'il avait parvenu à bâtir jusque-là, rejoignant le souffle incontrôlable du tremblement de terre ouvrant son récit. C'est la prise de conscience de la catastrophe, de la guerre à venir, du destin tragique de ces beaux avions, et c'est le vent qui se lève à son annonce.

    Et lorsque l'ingénieur regarde les avions qu'il a créés s'écraser dans le feu et la fureur belliqueuse, ce désastre demeure cependant vu avec les yeux d'un poète, où les carcasses disparaissent dans les nuages, enveloppées dans des vagues roulantes et enflammées. Plus que le songe qui persiste, c'est le sentiment du sublime qui tend alors à percer.

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