Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
L'ange ivre
L'ANGE IVRE (1948) – Akira Kurosawa
Sorti en DVD dans la belle collection Les Introuvables de Wild Side Video (qui avait déjà édité Le Vase de Sable de Yoshitaro Nomura, assistant réalisateur de Kurosawa), L'Ange Ivre est un chef d'oeuvre d'humanité. Huis-clos centré dans les banlieues de Tokyo, le film s'attache à décrire la relation improbable entre un médecin colérique dévoué à ses patients et un jeune chef yakuza atteint de la tuberculose. On retrouve la force expressive des personnages de Kurosawa, traversés par des sentiments épiques, et pourtant sans cesse ramenés à une condition misérable et un environnement détestable.
D'emblée, le générique s'ouvre sur des vues d'une sorte de mare boueuse autour de laquelle va se jouer tout le drame. Les habitants versent leurs déchets dans cette mare, causant une pollution et rendant l'environnement insalubre, où de nombreux habitants tombent gravement malades. Au bord de cette immonde mare bataille le médecin Sanada pour soigner ses patients, atteints de la tuberculose. Colérique et alcoolique, ce personnage de médecin porte tout le film par ses comportements antithétiques s'assimilant au titre du film. On songe au Docteur Akagi de Shohei Imamura (1997) qui a du s'inspirer de ce film de Kurosawa : même protagoniste de médecin campagnard et vivant dans la misère, se dévouant corps et âme envers ses patients mais possédant un caractère farouche et bougon. Le personnage, profondément attachant, est incarné par le génial Takashi Shimura, incarne cette ambiguité propre aux protagonistes de Kurosawa : à la fois agaçant et tendre, il exprime son profond dégoût de la nature humaine, miné par des sentiments de frustration quant à la misérable carrière qu'il connait, mais contredit ses paroles par ses actes généreux. Comme il le dit lui-même dans une des répliques, il est un « ange », malgré les apparences.
Sa générosité va ainsi se verser dans son approche du jeune yakuza, qu'il tente d'aider. Les rares rencontres entre les deux, temps forts pendant une bonne partie du récit, se finissent cependant toujours de la même manière, le yakuza explosant de violence face au médecin railleur et ce dernier lui balançant la moitié de son matériel médical à la figure. Les relations s'avèrent toujours tumultueuses chez Kurosawa, sorte d'amour-haine féroce dynamisé par un jeu très expressif, une gestuelle explosive des corps dans l'espace étroit du cabinet du médecin. La présence du célèbre acteur Toshiro Mifune dans le rôle du yakuza tient pour beaucoup dans cette agressivité constante, l'acteur traînant une silhouette élégante et nonchalante d'où percent parfois des accents de rage et de violence pulsionnelle. Le film dépeint cette relation avec une véritable finesse et une ambiguité constante.
La mise en scène précise cerne l'avancée du drame et du récit. Tout d'abord, la maladie du yakuza s'imprime à l'écran par le rappel constant des plans de la mare boueuse s'étendant devant le cabinet du médecin, symbolisant la tumeur qui s'étend dans les poumons du jeune homme, polluant son corps. Ensuite, la déchéance sociale du yakuza dans son quartier passe par le jeu de l'acteur et l'inscription de plus en plus marginalisée dans le cadre : il traîne avec peine sa silhouette malade parmi la foule, devenu inconnu ; il se déhanche fiévreusement sur la piste de danse ; il s'appuie contre les poteaux les plus penchés, prêt à se renverser par terre. Kurosawa capte les moments de déchéance derrière les airs vaniteux de l'homme de pouvoir, notion reprise par Takeshi Kitano par la suite. Seuls le médecin et sa douce assistante restent au chevet de l'homme dépossédé, gueule d'ange auquel le titre pourrait aussi se référer. La déchéance trouvera son coup d'éclat dans une impressionnante scène de lutte au couteau dans un couloir envahi de peinture, véritable ivresse violente filmée. L'Ange Ivrereste ainsi une œuvre forte chez Kurosawa, malheureusement non reconnue lors de sa sortie, mais qui n'a rien perdu de sa profonde humanité.