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mirabelle-cerisier 金の桜 - Page 25

  • Poetry

    Les mots et la mort 

    POETRY (2010) - Lee Chang-Dong

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     Les films de Lee Chang-Dong me laissent toujours dans un état d'étrange réflexion et émotion après leur vision, et ce, durant de longues semaines. Il m'est difficile d'effectuer une critique de ses films (il n'y eut d'ailleurs pas d'article sur Secret Sunshine lors de sa sortie en novembre 2007, tant ce film m'avait laissée sonnée), car son oeuvre s'avère rigoureuse, secrète, fragile. Poetry a reçu le Prix du Scénario à Cannes, mais il aurait largement mérité la Palme d'or, notamment face à Oncle Boonmee qui reste très surestimé en dépit de l'exotisme et du mystère qu'il dégage. Car le nouveau film de Lee Chang-Dong est, non seulement plus abouti que le précédent, mais surtout un travail d'une très grande maîtrise, cohérent sur tous les plans, et d'une générosité incroyable à l'égard de ses personnages et de ses spectateurs.

    Secret Sunshine contait la lente marche dans la pénombre d'une femme perdant son fils, qui trouvait refuge dans la religion. L'actrice Jeon DoYeon, remarquable dans la gestion physique de cette souffrance, avait obtenu le Prix d'interprétation à Cannes 2007. L'honorable Yun Junghee aurait pu prétendre au même titre, tant son travail est d'une justesse époustouflante et que le rôle qu'elle joue est d'une force et complexité incroyables, en comparaison avec le jeu, certes de qualité mais classique, de Juliette Binoche dans Copie conforme d'Abbas Kiarostami. De même, il y avait dans Secret Sunshine, cet incontournable acteur qu'est Song Kang-ho, qui trouvait un rôle charnière avec ce film, à la fois dans la gamme de ses compositions habituelles mais aussi dans une nouvelle forme de création. Son personnage toujours en retrait dans l'image, se retrouve par ailleurs dans Poetry à travers plusieurs répliques. 

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    Une fois de plus, Lee Chang-Dong nous conte une histoire de foi et de sacré. Ce sens du sacré, voire de la passion, que nous avons tous en nous, comme un exutoire ou une échappatoire aux événements, une manière de surmonter les événements. La mère de Secret Sunshine se jetait à corps perdu dans les cérémonies religieuses ; la grand-mère de Poetry se love dans le langage des fleurs et la beauté visuelle et sonore de la poésie. Lorsqu'elle apprend le terrible acte qu'a commis son petit-fils, elle s'évade de cette terreur en allant contempler les fleurs à l'extérieur du restaurant. Elle se raccroche à la nature qui l'environne pour lutter contre la misère qui la frappe, comme cherchant la beauté, l'idéal dans un monde chaotique. Mais toute cette quête de l'ordre et de la perfection, le film la cerne avec une simplicité remarquable, au travers des différentes situations et comportements qu'adopte son héroïne. Elle sort doucement du restaurant à l'annonce du viol, elle esquive involontairement la rencontre avec la mère de la jeune suicidée en évoquant le paysage bucolique et les récoltes, elle tente de conserver son élégance et d'écrire enfin son premier poème en dépit des remarques qu'on lui afflige. Car toute sa frustration s'exprime dans cette volonté infaillible de réussir à écrire son poème. Le brio du scénario est de faire saisir subtilement ses sentiments au travers des pensées qu'elle sème et des questions qu'elle pose, désespérée, aux autres poètes, sur la méthode pour écrire. Son impossibilité d'atteindre la beauté du monde, la beauté d'une pomme par exemple, est liée à son trouble intérieur, comme noyant tout espace sujet à la beauté, à l'espoir. La caméra saisit des instants volés de l'intimité de Mija, qui s'affaisse par terre après avoir trop bu, qui se traîne le long du couloir de l'école, qui accepte de faire l'amour avec un vieil homme diminué dans sa baignoire, loin de l'élégance qu'elle dégage avec fierté devant les autres. Son désespoir transparaît à travers tous ces comportements qui étayent sa dignité habituelle.

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    Le contraste entre cette forme de naïveté élégante et les atrocités évoqués s'incarne directement dans la réalisation de Lee Chang-Dong, toujours dans l'oxymore de la douceur d'une image épurée au propos violent et noir. La scène d'ouverture, vertigineuse d'intensité, suit le courant de l'eau qui dépose un corps flottant, celui d'une jeune lycéenne aux cheveux détachés, auprès des enfants jouant joyeusement près de la rive par cette belle journée d'été. Tout le film est sous cette ambiance doucereuse et estivale, chaque image étant balayée par des rayons de soleil. La vieille grand-mère, femme quia  beaucoup connu, revient sur les lieux d'un crime qui la laisse abasourdi en dépit de son expérience. Elle assiste à la messe donnée en hommage à la jeune lycéenne, vole la photographie qu'elle cache contre elle comme un trophée, l'observant telle une icône religieuse, va épier la salle de biologie dans lequel l'acte s'est passé. Le personnage est à la fois tiraillé entre sa naïveté romantique, incarnée dans les nombreuses séquences oniriques et bucoliques, et une morbidité obsédante, cachée derrière les objets et lieux qu'elle visite. Le film ne surlonge jamais ce tiraillement, parce qu'il est la forme même du film. Une photographie exquise, une progression dramatique posée et délicate, une manière de filmer claire et limpide, toujours proche du personnage, qui sont en contraste, mais accompagnent, son indissociables du sujet. 

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    D'une certaine manière, beauté rime toujours avec danger chez Lee Chang-Dong, et douceur avec douleur. Mais jamais le cinéaste ne tombe dans la surenchère ni l'excessif, car il en reste à un stade d'observation toute respectueuse des événements, et qu'il ne cerne, par cette observation patiente et délicate, que le frôlement de ces deux contraires, sorte de caresse renflouée à chaque plan. Frôlement qui peut s'incarner par exemple dans le rapprochement du corps malade du Président et du corps encore sain et féminin de la grand-mère. Pas de démonstration dans tout cela, mais plutôt une distance juste, une tentative d'approche, voire de séduction que le cinéaste tente d'opérer à chacun de ses plans. Le mystère n'a jamais été aussi complet dans ce film, prolongation plus aboutie que Secret Sunshine, où déjà recelait le mystique de la brusque foi du personnage de la mère. Le rythme de Poetry est plus soutenu, l'intelligence du scénario encore plus fine, nous faisant oublier peu à peu la maladie de Mija pour aboutir à une existence toute sensorielle. parce qu'elle oublie, Mija semble redécouvrir les choses sous un autre angle, fait ressortir leur mystère par la tentative qu'elle effectue d'écrire à propos d'eux, que ce soit une pomme, une rivière, un cerisier en fleurs… 

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    Le thème de la poésie, assez rare au cinéma, passe non seulement à travers le personnage à la fois romantique et morbide de Mija, mais aussi par le biais des protagonistes qu'elle rencontre. En cela, Poetry dresse l'un des plus beaux portraits de cet art, et en effectue l'approche d'une manière extrêmement généreuse et nouvelle. Jane Campion, avec Bright Star (autre réussite de l'année 2010), passait par l'histoire d'amour romantique et pudique du poète John Keats et de sa muse Fanny pour donner une image pure et délicate de la poésie. Ici, la poésie est abordée d'une manière simple, quasi-populaire. malgré la distance de la culture et de la langue, le film réussit, au-delà des frontières, à transmettre différentes visions du monde et des choses. L'un des plus beaux passages reste celui où les divers membres du petit club de poésie évoquent un de leurs souvenirs. Toujours patiente, la caméra cerne leur lente remémoration, leur émotion, leur regret, leur réflexion progressif, conférant une sorte d'intimité intense, d'autant plus que certains comédiens improvisaient lors du tournage de ces scènes. La poésie du film peut être brut comme ces confessions face caméra ; ou alors adopter un caractère théorique par les cours délivrés par le professeur ou d'autres poètes professionnels. Par le biais d'une petite ville de province, Poetry dépeint ainsi la poésie à tous les niveaux : celle, reflétant le mystère et l'incompréhension, de Mija ; celle enseignée par le professeur expérimenté ; celle, souvenirs intimes, des membres du club ; celle, salace, du policier… Le personnage de ce dernier est par ailleurs extrêmement intéressant, de même que celui du parent qu'i s'occupe de Mija. Tous deux incarnent les doubles du protagoniste masculin de Secret Sunshine, qui était incarné par Song Kang-ho. Ils sont ces témoins terre-à-terre, toujours en retrait mais néanmoins présents, de la douleur de Mija. Ils tentent de la rappeler, souvent maladroitement, à une réalité plus simple, moins déchirante, plus brute et moins sentimentale. Certains plans avec ces personnages sont par ailleurs l'exact miroir des scènes de lamentation dans Secret Sunshine.

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    Au-delà de la poésie, le film dresse en filigrane un portrait de la Corée du Nord. Lee Chang-Dong possède toujours ce regard incisif sur les différentes attitudes révoltantes et sur l'absurdité du fonctionnement social au sein des plus modestes villes. Ainsi, la jeunesse coréenne s'avère inaccessible, fermée, indifférente et incompréhensible. Le regard change lorsque Mija apprend que son petit-fils, celui-là même qui dévore les repas qu'elle prépare avec soin et regarde nonchalamment la télévision, a participé à un viol collectif. Les personnages ayant commis les pires crimes restent éloignés, comme effacés, totalement séparés du protagoniste principal. La mise en scène suggère sans cesse la division, la séparation et la distance entre grand-mère et petit-fils. Cette même incompréhensions de la violence se retrouve par ailleurs dans tout le cinéma coréen, le dernier film de Bong Joon-ho n'en faisant pas exempt. Mother suivait le parcours d'une mère qui découvrait le vrai visage d'une brutalité âpre chez la jeune population et se laissait entraîner dans cette spirale. Cependant, la génération des adultes est aussi immorale que celle des jeunes. face au viol, les parents qui se réunissent, tous des hommes, veulent régler la douleur d'une mère à la manière d'une affaire de business, et utiliser l'argent comme "dédommagement" à la perte de sa fille. Tout comme dans son précédent film, Lee Chang-Dong pointe le souci des apparences, fidèles à une tradition du correct et de la transparence, dans les petites villes, où chacun est prêt à tout, voire à une corruption quasi-inhumaine, pour entretenir sa bonne réputation.

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    Dans Poetry récèle le mystère. Un mystère autant imposé par le magnifique personnage de Mija, brillamment interprété par l'actrice Yun Junghee, dont chaque geste et attitude respire la grâce ; que par la réalisation subtile et patiente, constamment dans l'approche des êtres. Mystère qui s'incarne aussi dans l'incompréhension face à une société étouffante et ambiguë, auquel le personnage tente d'échapper à travers des envolées poétiques, lyriques, naturelles. Au final, Mija parviendra à écrire son poème. Un poème dont les vers trouveront leurs racines dans la mort qui l'accompagne depuis le début du film, et qui se révélera, dans un magnifique montage, la voix de la mort elle-même, de cette petite lycéenne regardant son suicide depuis le pont. Dans Secret Sunshine, c'était la renaissance d'une jeune femme, dans Poetry, c'est la mort, l'adieu d'une vieille personne qui a déjà trop vu.

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  • City of Life and Death

    Nanjing ! Nanjing ! 

    CITY OF LIFE AND DEATH (2010) – Chuan Lu

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    A la fois film de guerre et reconstitution historique, City of life and death, grosse production chinoise, évoque le massacre de la ville de Nankin par les soldats japonais en 1938. Sorti sur Nancy seulement à la fin du mois d'août (alors que sa sortie nationale était le 20 juillet, même jour que l'Inception de Christopher Nolan - encore un exemple de la distribution problématique des films asiatiques en France), City of life and death reste un film impressionnant, tant par la violence du sujet que par sa réalisation. Chaque scène est visuellement impressionnante et imprime un sentiment d'horreur sans avoir recours à la surenchère.  

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    Le film débute sur les plans d'une série de cartes postales de l'époque, représentant différents quartiers de la ville, pas encore soumis à la violence et l'anarchie qui vont l'envahir. Sur ces cartes postales s'inscrivent les grandes lignes du contexte historique. Dès le départ, le ton du film est donnée : entre la reconstitution historique fidèle et cohérente, suivant les différentes étapes qui ont mené progressivement à un massacre matériel, physique et psychologique massif ; et la "petite histoire", où le film saisit des fragments de l'intimité de différentes figures, qu'elles soient chinoises, japonaises, américaines, ou allemandes. Le scénario brasse brillamment ces deux options, à la fois reconstitution et film de fiction, description objective des événements et récits subjectifs à travers les yeux des personnages, visée globale et ressenti personnel. ceci permet en outre d'établir un équilibre entre les deux camps, un peu comme Clint Eastwood l'avait effectué avec son dyptique Flags of our fathers/Letters from Iwo Jima. Il règne par ailleurs dans le film une volonté de pacifisme et d'espoir finals tout à fait honorables.

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    Ce qui impressionne le plus dans cette grosse production, c'est la qualité de sa photographie. Une image en noir et blanc, traitée à la manière des documents d'archive, à la fois terriblement belle, mais accentuant les effets de crasse ou de fumée, donnant aux corps un grain de peau plus pâle, une tournure torturée aux visages, une intensité au regard peu à peu vidé de toute vie des habitants. Cette photographie, ainsi que le travail sur la lumière, les effets de fumée, les décors en ruines, donnent au film son aspect fantomatique, à la ville de Nankin son surnom de "city of life and death", lieu de vie et de mort, où se frottent les habitants effrayés aux cadavres, les soldats à leurs victimes. Certaines scènes magistrales représentent bien ce contraste saisissant qui finit par créer l'identité de cet unique décor, sorte de place de tragédie antique. Au début du film, dans l'église de Nankin, les soldats tombent par exemple sur une énorme foule de Chinois réfugiés dans le lieu religieux. Lorsqu'ils pénètrent au centre du lieu saint, leurs casques crasseux vissés sur la tête et leurs mitraillettes le long du corps, les habitants s'écartent dans un même mouvement circulaire, muets, comme s 'ils s'éloignaient de la Peste, ou plutôt de l'aura de mort qui définit les ennemis japonais. Et dès qu'un soldat tire, dans l'intention d'effrayer la populace tremblante, dans la porte entrebâillée du confessionnal, c'est tout un groupe de jeûnes filles cachées derrière qui s'effondre. 

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    Kadokawa, le jeune soldat Japonais dont nous suivons l'évolution du début à la fin, va tour à tour, être ébranlé par cette violence qu'il ne désirait pas, puis peu à peu habitué à elle. Il s'use à la mort, la mort finit par le rendre impassible, par totalement l'envahir, par l'aliéner. Les cadavres s'alignent le long des rues, accrochés, trainés, délaissés. Le plan le plus représentatif, car très bien filmé, de ce massacre, est celui de ce général vu de dos, envahi par une brume épaisse, qui s'avançant le haut d'une colline, laisse découvrir, au-dessus de son épaule, dans le mouvement de travelling ascendant de la caméra, un champ immense de corps de soldats chinois exécutés, empilés les uns sur l'autre, comme s'emboîtant pour former une immense mosaïque morbide. Pas de mutilation dans ce film, peu de sang ou de membres arrachés, pas de boucherie comme dans Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg. De manière surprenante, en utilisant intelligemment les moyens mis à sa disposition, City of Life and death frappe grâce à la composition de ses plans, aux influences quasi-picturales. On reconnaît dans ces décors des tableaux de ruines, tels ceux d'Hubert Robert, créant cette sensation fantomatique oppressante.

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    Le fantôme, voilà bien ce qui règne dans cet immense chantier apocalyptique : un lieu de morts-vivants, où les habitants et les soldats perdent peu à peu toutes leurs ressources, toutes leurs valeurs, tout sens moral, toute consistance humain. Le jeune soldat japonais dont on suit le trajet perd foi en son pays et en l'humain. La prostituée qu'il rencontre le maintient encore quelque temps dans une forme d'espoir et de renaissance. Mais dès sa disparition, il tombe dans un état de non-mort, en parfaite résonance avec la dégradation des femmes de la zone « internationale » de la ville de Nankin, zone placée sous le contrôle du ressortissant nazi John Rabe, qui peine cependant à en assurer la protection. Le rôle de ces femmes est extrêmement fort, et elles sont toujours présentées par le film comme porteuses d'une certaine humanité. Melle Jiang, en particulier, interprétée par Yuanyuan Gao (la jeune actrice de l'excellent Shanghai Dreams de Wang Xiaoshuai), est un personnage très complexe, se pliant aux règles mais tentant de conserver sa dignité de femme jusqu'au bout, jusqu'à cette requête finale qu'elle adresse en anglais au soldat japonais Kadokawa. Le film réussit à dresser de multiples portraits de femmes, chacune au destin tragique (notamment par le biais de scènes de viol extrêmement éprouvantes), mais toutes cernées avec un regard admiratif. 

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    Le film s'appuie en outre sur un symbolisme important, notamment sur les évocations apocalyptiques. Huis-clos terrifiant, la présence de la neige et les décors en ruine semblent figer éternellement la souffrance. dans les rues s'étalent les corps sans vie, les cadavres vidés de vie, les soldats trébuchants et blessés, les femmes folles, images du martyre. Les nombreux fondus au noir qui assurent la transition après les scènes dures (telle, celle, terrifiante car suggérée, de la petite fillette jetée par la fenêtre) représentent cet évanescence des morts qui se multiplient et le saleurs des âmes. La présence du feu et des cendres dans les plans d'extérieurs agissent comme l'incarnation des âmes en peine et de la souffrance qui se consume. L'ensemble repose sur peu de mots et reste accroché à cette violence âpre et sans complaisance, présentant la réalité avec finesse et franchise. Le film se divise en deux parties : d'une part, la capitulations des derniers soldats chinois ; et d'autre part, la dégradation physique et psychologique des femmes face au règne anarchique des soldats japonais. Si la seconde partie est la plus éprouvante car elle cerne de front l'humiliation des corps féminins au travers des scènes de viol ; la première partie, plus dans le registre du film de guerre, échappe à la violence facile. Le film suit le point de vue d'une poignée de soldats chinois, qui, par l'intensité de leurs regards et leurs gestes, se passent de la langue pour tout exprimer sur le sentiment de la défaite. Lors des scènes de bataille ou d'exécutions, la caméra ne montre jamais les corps qui tombent, amis uniquement les mitraillettes qui tirent, comme voulant laisser à ces hommes l'intimité de leur mort humiliante tout en dénonçant la brutalité qui les abat. Un des soldats principaux est par ailleurs l'immense acteur chinois Lui Ye, dont le rôle est peu présent mais exprime une intensité dramatique remarquable. 

    Si City of Life and Death relève de cette violence éprouvante mettant en valeur la monstruosité de l'être humain, il y règne un fort désir et d'humanité, d'abord à travers le personnage de Lui Ye, ensuite la dignité des femmes chinoises, et enfin le geste final du Japonais Kadokawa. A la fin subsiste la vie, brisée pour ce soldat, mais miraculeuse et pleine d'espoir pour l'enfant et l'homme qu'il a sauvés. 

  • Nabari no Ou

     NABARI NO OU (2004-2010) - Yuhki Kamatani

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    Nabari no Ou est une oeuvre atypique dans le paysage du manga pour adolescents. Loin des récits d'action aux multiples rebondissements et protagonistes tels que Bleach ou Naruto, Nabari no Ou s'en tient à une poignée de personnages à la psychologie bien définie, jetés dans une histoire dramatique violente et intense. Ce que l'on peut saluer dans ce premier manga de Yuhki Kamatani, c'est l'extrême sincérité et humanité qui cerclent son récit et le distinguent des autres.

    Proche de l'intrigue de Naruto, postulat typique du récit d'action ou de fantasy pour adolescents, Nabari no Ou met en scène un jeune garçon, Miharu, qui se découvre porteur d'un pouvoir dangereux et puissant, évidemment désiré par tous les ninjas prêts à tout pour s'en emparer. Evidemment, la base du manga attire peu par ce schéma classique, où un jeune héros innocent doit faire face aux dangers provenant de l'extérieur et surtout de lui-même. Les premiers volumes vont dans ce sens, plutôt agréables à lire, scandant le récit par des moments d'action ou d'explications, présentant les différents protagonistes, rapidement attachants par leur simplicité, mais restant convenus. Dès le troisième volume, Nabari no Ou prend soudainement une tournure toute différente, et devient plus un récit d'amitié, attaché à la psychologie et aux réactions des personnages dès lors installés, notamment par le biais de la relation qui s'amorce entre les deux personnages sensés être ennemis.

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    L'originalité du manga provient dès lors de cet attachement à décrire les actions des deux clans opposés, l'un voulant détruire à jamais le pouvoir que porte Miharu, et ce, sans entraîner la mort de son porteur, l'autre utiliser ce pouvoir pour apporter au monde une meilleure destinée. Mais le récit s'avère beaucoup plus nuancé que cela. L'auteur observe l'évolution des sentiments d'une poignée de personnages face aux convictions de leurs chefs. Il y a évidemment le personnage principal, qui surprend par son indifférence durant les premiers tomes, impassible face aux événements et ne voulant que se débarasser de ce qu'il enferme en lui. Ce personnage de jeuen garçon est plutôt bien cerné, loin du sentimentalisme dépeint dans beaucoup de mangas adolescents. Ici, Miharu est un vrai petit diable, ignorant les tourments qu'il cause aux autres, mais qui va se révéler face à celui qui s'oppose à lui, Yoite, atout de l'autre clan qui ne connaît que la mort. Ce dernier est un des personnages les plus complexes de la série, du fait de son aura morbide et glaciale, mais traité avec une certaine subtilité et une belle douceur. Chaque protagoniste, dans cette histoire de course au pouvoir, agit pour ses propres motivations, souvent différentes de celles qui animent les deux chefs qui s'affrontent. Raimei, jeune samouraï, s'engage d'abord aux côtés de Miharu dans le but d'affronter et de se venger de son frère, Raikou, qui va lui-même devenir criblé de doutes, tiraillé entre ses idéaux et ses sentiments qui l'attachent aux autres.

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    Enfin, il y a dans Nabari no Ou un refus de l'action facile et d'une multiplication de combats. En cela, une bonne partie du manga concerne plus les introspections personnelles ou les scènes de discussion et explications. Les rares moments d'action, néanmoins efficaces, sont fulgurants et violents, contribuant pleinement à l'intrigue et n'étant pas juste un apport rythmique ou esthétique comme le sont beaucoup d'autres mangas de ninjas. Le graphisme assez particulier de l'auteur offre une certaine grâce au manga : les silhouettes sont fines et souples, fragiles, souvent torturées dans l'image, mais aussi gracieuses. Le découpage reste soigné et agréable, donnant sur certaines pages une forte émotion, notamment grâce à la qualité du dialogue, jamais poussé, toujours en évocations.

    L'adaptation en anime, pour une fois, respecte ce ton très humain qui fait la qualité du manga, et se révèle de bonne qualité, autant au niveau de l'animation, qu'au niveau du doublage, ou de la bande musicale, très belle. Le studio d'animation a opté pour un choix de couleurs douces et pâles, s'accordant parfaitement avec la paisibilité du ton et la douceur du récit.

  • Cristallisation secrète

    Mémoire de disparus

    CRISTALLISATION SECRETE (2009) – Yoko Okawa

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    Le roman de Yoko Okawa, célèbre écrivain japonaise, m'a tout de suite séduite pour le court résumé de sa quatrième de couverture et l'étrange impression que laissait la photographie du devant. Cristallisation secrète oscille entre réalisme et fantastique mystique, où la chronique du quotidien paisible d'une île frôle l'improbable poétique et surréel.

    Le roman raconte la lente descente vers la folie des habitants d'une île imaginaire, où divers éléments disparaissent peu à peu. Le principe rappelle Fahrenheit 451 dans le sens où une brigade chassant les souvenirs s'assure de la disparition complète des objets ciblés et arrête les personnes susceptibles de se souvenir. Mais comme avec les livres dans le roman de Ray Bradbury, certains personnages vont tenter de résister en conservant des objets du passé, tandis que d'autres, à la manière de ces hommes-livres isolés dans la forêt de Fahrenheit 451, gardent la mémoire. Cristallisation secrète joue ainsi de manière très poétique et fine avec le thème de la présence-absence, où tout ce qui a disparu laisse forcément des traces, et ce, malgré le travail des brigades acharnés et impitoyables dans leurs actions de suppression. Car les traces subsistent dans la conscience de l'individu, seul réserve secrète pouvant échapper aux griffes des chasseurs de souvenir. Une partie du roman joue ainsi sur les rapports de résistance face à un oppresseur quasi-inhumain, relevant d'un gouvernement invisible, ayant une part de réalisme faisant écho à certains événements similaires s'étant opérés en Asie (la Révolution culturelle en Chine, notamment).

    Cependant, une forme de fantastique se manifeste, ce qui fait toute la force du roman, de même que Bradbury utilisait la science-fiction pour créer la métaphore de son livre. En effet, les objets s'effacent de l'existence selon les agissements hasardeux d'une force obscure et magique, de même qu'ils disparaissent totalement des consciences des habitants. Seuls quelques individus, tel le personnage de l'éditeur que recueille la narratrice, échappent miraculeusement à cette action. Les disparitions vont crescendo au fil du récit : au début, ce ne sont que des objets usuels qui s'effacent (la boîte à musique, le parfum, le ticket de ferry, des bijoux...) ; puis le temps et l'espace sont également touchés, telles les pétales de fleurs qui tombent des arbres et sont emportées par le fleuve, ou le printemps qui limite le temps à une saison qu'est l'hiver, à l'image de l'existence se figeant et de l'absence de mouvement. Enfin, les éléments physiques, touchant directement les personnages, disparaissent. La jambe gauche, le corps tout entier et finalement la voix sont contaminés par cet étrange effacement. Parallèlement, les individus s'isolent de plus en plus. La narratrice décrit ainsi l'autarcie qui se met en place dans les résidences voisines. Les individus ne se distinguent plus, s'effacent et deviennent amorphes, fuyants, uniformes. Les descriptions très objectives et froides de l'héroine sur le monde extérieur démontre cette soumission et disparition de ce qui faisait la spécificité et la richesse de l'île. Seul un partage commun d'une certaine mémoire et de la solidarité établi entre elle, son éditeur et le personnage du vieux grand-père, permettent aux personnages de subsister et de conserver une forme de préciosité essentielle pour leur survie.

    En effet, avec ce sujet, l'auteur fait saisir l'importance et la richesse de petits éléments du quotidien : ces objets usuels qui parsèment et ponctuent notre existence, permet de nous livrer des repères et des clés pour bien vivre et créer notre existence. Le roman débute ainsi sur la description minutieuse et précieuse des objets que la mère de la narratrice cachait dans son atelier et qu'elle conservait à l'abri des brigades spéciales. C'est là que se met en place un vocabulaire très poétique et précieux, transfigurant le quotidien et le banal en des présences extraordinaires. Ce soin et cette attention aux objets et l'appel au quotidien simple et usuel, amis réconfortant, rappelle l'esprit de Yasujiro Ozu, excellent cinéaste japonais qui diffuse cet esprit de plénitude que tentent de conserver les protagonistes de Cristallisation secrète dans ses films.

    Au-delà de cette histoire de résistance, le roman comporte une belle dimension philosophique en filigrane, autant sur le thème du passé, que sur celui du langage. Le fait de garder le souvenir et d'avoir une accroche au passé permet de subsister plus que les autres, de ne pas vivre au jour le jour et de ne pas se laisser inhiber par les contraintes extérieures et le flux du temps. La résistance au temps permet de créer une sorte de constance de sa personnalité et de conserver une unicité personnelle, ce qui explique la fascination de la narratrice, soumise sans cesse au changement, face à son éditeur qui lui permet d'incarner cette permanence qu'elle désire et qu'elle voit comme un refuge. En outre, la dimension la plus intéressante du roman est d'avoir fait une narratrice écrivain. Tout le long du récit, cette femme est obsédée par une question inquiétante : et si les mots disparaissaient, eux aussi ?

    A travers ce personnage d'écrivain s'exerce ainsi un questionnement très profond sur les mots, sur la représentation du monde par les mots. Ces mots uniformes qui gardent cependant une trace et des repères vis à vis de l'existence. La mise en abîme est double dans Cristallisation secrète : la narratrice est une forme de substitut de Yoko Ogawa elle-même, et le roman que l'héroïne écrit est une représentation indirecte de ce qui lui arrive. Cette jeune femme se rend par exemple compte que les histoires qu'elle écrit sont sans cesse marquée par la disparition. Un formidable travail de mise en abîme tisse des liens entre le récit-cadre et le récit-encadré, ce roman qu'écrit la narratrice et dont nous sont livrés quelques extraits. Le personnage de l'éditeur trouve un double dans celui du professeur de dactylographie. Cristallisation secrète joue fortement sur un symbolisme porté par son phrasé poétique et la finesse de sa composition.

    Cristallisation secrète, par le biais de ce récit fantastique et déchirant et de son écriture agréable et fluide, nous fait revenir à l'essentiel. Le plus anodin disparaît, créant ainsi le sentiment d'étrangeté menant jusqu'à la folie, où seul le contact avec les êtres, qu'ils soient vivants ou morts, permet encore de résister face au monde qui part en lambeaux sur cette île.

  • La Tisseuse

    Visage éclatant

    LA TISSEUSE (2010) – Wang Quan An

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    Après Le mariage de Tuya (malheureusement non vu car le cinéma Arts et Essais a la fâcheuse mauvaise habitude de programmer les « petits » films asiatique à des horaires impossibles), le nouveau film de Wang Quan An se concentre sur une jeune tisseuse apprenant sa mort prochaine suite à une leucémie. La Tisseuse raconte admirablement ce destin, distillant une véritable émotion grâce à ses acteurs et sa mise en scène efficace et intelligente.

    La tisseuse est Lily, jeune ouvrière similaire à toutes les autres, vivant dans la misère, entourée de son jeune fils devant apprendre le piano pour son « éducation », et de son mari poissonnier. Pourtant, la maladie qui se révèle à elle, malgré les efforts des médecins et de son mari pour le lui cacher, va soudainement bouleverser sa vie. La féminité du personnage semble se révéler par cet ébranlement : Lily, dont le premier visage est celui d'une ouvrière parmi les autres, se battant pour les mêmes raisons que les autres (à savoir la nécessité de manger dans l'usine), va acquérir un vrai statut d'être humain, de femme et suivre un parcours hors du commun. Au fil du récit, elle se détache de ses camarades, observe en retrait ce qu'elle était face aux lieux qu'elle parcourait autant auparavant : la piste de danse en est l'exemple, où les ouvrières vont se faire payer quelques valses par des inconnus. Lily observe ce va-et-vient de lumières et de jambes, préparant ses projets d'évasion.

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    Outre ce portrait de femme, le film s'adonne à la critique sociale qu'il fait de la Chine à travers ce personnage. Dès le départ, le cliquetis et le ronronnement des machines à tisser apparaissent préalablement avant l'histoire, installant l'atmosphère dans laquelle la femme vit. Le premier plan dresse tout de suite l'enfer de ce travail : assourdie par le bruit continu, la caméra suit Lily, dos sous lequel bouillonne la colère, suivi de cette dispute aux cris violents sur la baisse de son salaire. Le choix de ce domaine n'est pas anodin, le textile étant la source de richesse primordiale en Chine. Au début, le point de vue sur les usines est sec, violent, filmé avec caméra à l'épaule. Parce que Lily prend de la distance, s'enfonce dans une sorte de coma maladif, un état évasif quasi onirique, le portrait social tire peu à peu vers le fantastique. Lorsque Lily rend visite à son amant par exemple, elle parcourt toute l'usine de teinture de tissu, et son avancée progressive correspond à celle de l'étoffe qui effectue parallèlement le même circuit, se teintant peu à peu d'un motif rouge et fleuri. Lily, paradoxalement, malgré la maladie, reprend des couleurs par ce voyage, se « teinte », se révèle, apparaît à la fois pathétique et courageuse.

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    La pudeur et la retenue d'une mise en scène précise et soignée traitent efficacement le thème de la maladie ou du premier amour. Toute la douleur de Lily passe par de petits indices, et la caméra ne cherche qu'à montrer, avec douceur, son déchirement, que ce soit pour la découvrir effondrée aux toilettes lors du test d'urine, traumatisée par l'ambiance de l'hôpital ; ou sa réaction face à la photographie où elle pose à côté de son ancien amant, envoyée par un jeune couple coréen rencontré sur la plage. Cette manière de poser les choses, sans jamais recourir au commentaire, généralement porté par les silences et la force des images et des gestes, se rapproche d'un jeune cinéma asiatique de qualité, porté par des cinéastes tels que Wang Xiaoshuai, qui critiquait en filigrane la politique de l'enfant unique et les failles de la médecine et d'une conception familiale exclusive en Chine dans son très beau Une famille chinoise ; ou encore les films de Kore-eda, comme Nobody knows, déchirante observation de la destruction d'enfants livrés à eux-mêmes, ou même Still Walking, subtile variation familiale. Les plans sont volontiers longs et posés, enveloppant jusqu'au bout l'émotion, tenant à garder une certaine sincérité dans l'expression du personnage. L'interprétation excellente des acteurs contribuent aussi à cela. L'actrice Yu Nan, qui jouait par ailleurs un petit rôle, néanmoins tragique, dans Une famille chinoise de Wang Xiaoshuai.

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    Le pathétisme est très présent tout au long du film, mais il apparaît de manière la plus pure possible. Les nombreuses passages où Lily s'effondre sont cernés avec une réelle force. La maladie n'est en rien commentée par des élans lyriques ou une surenchère dramatique. Elle surgit de manière violente et sournoise : des saignements de nez pendant la leçon du fils ou à l'usine, un malaise pendant la chorale de l'usine, la respiration saccadée sur le brancard. De même, les scènes de tentative de suicide ne répondent à aucune démonstration : quelques gestes , allumer le gaz, disposer des pilules sur un gâteau à la crème, suffisent. La  maladroite mélodie jouée naïvement par le fils étant rentré trop tôt,  apparaît comme effrayante par son introduction dans cet espace où allait se jouer le drame. De même, le passage du train sur les rails, bruit explosif et strident, s'assimile à la douleur. L'arrière-plan sonore ou visuel introduisent l'émotion, déclenchent et justifient les réactions du visage de Lily, celui-ci étant toujours observé. La musique, en particulier joue un rôle primordial, que ce soit pour le symbole de l'accordéon expirant comme la jeune femme sur son lit d'hôpital, ou cette fameuse chanson soviétique, « la tisseuse », qui lègue son titre au film.

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    La scène finale est par ailleurs magnifique, faisant de la mort si inévitable et simple un éclat coloré, une explosion de toute une émotion, de toute une vie de simple ouvrière fustigée en un destin magnifique. Car subsistera cette dernière image d'une femme éclatante, rendue belle par sa maladie, par son voyage, par ce film.

  • Kaïro

    Disparitions/Apparitions

    Absence/Présence

    KAÏRO (2001) - Kiyoshi Kurosawa 

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    Alors que Tokyo sonata, son dernier long-métrage, s'ancrait dans le réalisme et la description (toutefois onirique par moments) d'une famille en pleine implosion, Kaïro est un autre versant de Kiyoshi Kurosawa et une des références du cinéma nippon fantastique. Tout en partant de sources traditionnelles, le film installe une ambiance mystique et oppressante, se faisant l'écho de la société japonaise et ses mutations sociales. Datant de 2001, Kaïro a gardé son mystère et sa beauté, témoignage métaphorique des angoisses existentielles.

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    Certains ont reproché la banalité du scénario de base, à savoir l'invasion de fantômes, de revenants encore attachés au monde réel. Mais Kurosawa n'utilise que cette source classique pour pouvoir mettre à profit sa vision du monde actuel à travers une mise en scène plastique. Les fantômes et leur fascination sont les motifs de ce film, ou comment garder la trace de ce qui a disparaît, comment faire paraître visuellement un rebut vivant mais incomplet, à la lisière de la réalité et de l'invisible. De plus, les légendes, tout en gardant un attrait mystique, se réécrivent grâce aux nouvelles technologies s'installant dans les foyers. L'immersion du fantastique se déclenche par l'illusion de l'écran des ordinateurs connectés à Internet, piratés automatiquement par un site aux images envoûtantes et inquiétantes, présentant ces fantômes filmés en intermittence. L'un des personnages les plus naïfs, mais aussi les plus rassurants par son esprit terre-à-terre, celui de l'adolescent blond, tente ainsi d'installer Internet chez lui et sombre dans l'angoisse et la peur de l'irréel dès l'arrivée impromptue de ces images. Le spectateur est également dans cette position, happé par des images inattendues, des apparitions étranges et silencieuses, une incohérence dans le cheminement du récit. Mais si les techniques modernes ou les décors et personnages a priori réalistes semblent tirer le récit vers une transposition moins traditionnelle, la fascination face au thème du fantôme n'en reste que plus forte, amenant à un retour au mystique le plus pur.

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    Kaïro tire son intérêt principal de son esthétique soignée et la cohérence d'une œuvre presque plastique, même si le récit et la psychologie des personnages restent souvent en retrait. Car le film donne une vision tout à fait originale et efficace de la disparition des vivants ou de l'apparition des morts. La mise en scène, tout comme dans Tokyo Sonata, impose la lenteur des mouvements dans des plans fixes, la complexité d'une architecture piégeant les protagonistes, le travail sur des couleurs ou lumières angoissantes, ou encore une musique aux chœurs dissonants. Par le montage « cut », symbolisant le détournement à regret des yeux de ceux qui sont encore présents, les acteurs disparaissent, laissant une trace, une marque noire au mur. Le détachement au réel se fait par cette obsession de la trace noire, d'un motif sinistre, telles les cendres d'un feu éteint, dont la présence suggère l'absence. De même, tout un travail est apporté aux grésillements d'une image, aux coupures des corps provoquées par les défauts d'une caméra ou des pixels, comme par exemple lors du premier suicide, où la vision subjective fait partager la distance avec le réel.

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    La déformation de formes du réel, transfigurées en des signaux angoissants, telles des marques noires ou le scotch rouge, symbolise ainsi à une déshumanisation totale de la ville, où les bureaux, salles de classe et bâtiments se vident. Les décors visent à retranscrire cet isolement, tout en comprenant souvent des éléments étranges et « fantomatiques » : bâches flottantes de chantier, sièges pivotant se déplaçant dans l'espace, fils électriques au sol, portes grinçantes, tant d'objets laissant un passage vers le fantastique et sa tentation. Le film retranscrit en effet la terreur de l'irréel et sa fascination, par une chorégraphie magnifique des revenants mis à l'écran. Évitant un ridicule par effets spéciaux ou maquillages forcés, Kaïro fait l'option de la distance et du caché. Les fantômes sont de apparitions en arrière-plan à demi obscurcis par les ombres, se déplaçant selon une chorégraphie souple et ralentie, tirant progressivement à lui par ces mouvements presque dansés toute la réalité d'un espace. Par ailleurs, l'unique visage fantomatique aperçu vers la fin du film (et qui orne également la jaquette de l'édition DVD unique en France de Kaïro et Charisma), qui s'approprie totalement tout l'écran, reste déformé, aux contours vibrants et peu nets. Seul le regard de l'homme, pourtant fantôme, est rendu vivant par un éclat lumineux qui attire toute réalité vers lui.

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    Enfin, Kaïro, par la désintégration progressive des villes et des personnages, la disparition de toute source vivante et l'errance désespérée des derniers, se fait l'écho d'une société figée par sa tendance à l'isolement. Métaphore d'un pays en proie à la solitude, l'argument mystique et l'obsession de la vision du non-vivant, amène le sujet du suicide, très présent dans l'esprit du Japon. Dans Tokyo Sonata, c'était aussi le suicide d'un ancien camarade dans la même situation de sans-emploi que lui qui poussait le père de famille à son repli et une angoisse du quotidien et des autres. Les protagonistes du film perdent de leur chaleur, évitent les autres, se réfugient dans la contemplation paralysante de l'absence et ses revenants. Plus que tout, c'est cette ritournelle d'une voix déformée qui crie désespérément « A l'aide », voix surgie des murs ou des enregistrements sonores, unique présence vivante mais palpitante, sombrant déjà dans la mort, qui représente avec efficacité la torpeur des êtres. Par l'introduction d'Internet, Kurosawa semble suggérer que c'est la technique moderne même, la capture par l'image projetée qui provoquent cette solitude. Une critique qui peut sembler agaçante et peu originale aujourd'hui, mais reste en arrière-fond, n'entravant nullement toute la mise en place fantastique. Tout comme les apparitions, le suicide est présenté en arrière-plan, avec une certaine distance, comme si rien ne pouvait délier ces êtres de leur destin, rendant le fait encore plus angoissant. L'errance des personnages s'assimile à celle du récit, qui aurait pu néanmoins être plus approfondi, s'en tenant aux discours sur le retour des fantômes ou les phénomènes étranges, comme ces longs dialogues peu utiles entre l'adolescent blond et la jeune fille dans sa chambre. Kaïro s'en tient à une tension sourde et permanente, malgré la lueur naissante finale, qui certes aurait pu prêter à une observation plus fine et réfléchie de la société japonaise, mais retranscrit un sentiment d'étouffement et d'angoisse.

  • Vengeance

    L'étranger de Macau

    VENGEANCE (2009) – Johnny To 

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    J'avoue qu'à la vue d'une affiche hautement hideuse mettant en avant Johnny Halliday, je me suis demandée ce qui était arrivé à Johnny To. On pourrait croire que Vengeance vise uniquement à mettre en valeur le star française dans une production étrangère et la glorifier par le biais d'un film d'action. Heureusement, dès les premières images, le style de Johnny To et de son scénariste Wai Ka-Fai s'impose, nous livrant une fois de plus une oeuvre divertissante et efficace, certes moins impressionnante que Exilé, mais restant dans l'optique de ses thèmes habituels.

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    La Vengeance de ce Français, Costello, incarné par Halliday, n'est qu'un prétexte pour introduire les personnages typiques chers à Johnny To : un trio de tueurs à gages professionnels qui vont peu à peu s'affranchir du grand patron, machiavélique et impulsif à souhait, et ce à travers de multiples scènes d'action époustouflantes. Les similitudes avec Exilé, voire Sparrow, sont nombreuses. Tout d'abord, les mêmes acteurs sont à l'honneur, permettant de perfectionner leur jeu, notamment Simon Yam, déjà hilarant dans Sparrow, qui joue le rôle d'un patron de gang proche de celui d'Exilé en beaucoup plus décadent, mais malheureusement mis à l'honneur. Autre racine, le fameux trio contestataire, élaborant des stratégies réfléchies et une attitude classe, marqué par le soulèvement d'indépendance. Il est même doublé, retrouvant un reflet exact en les personnes des tueurs de la famille de Costello, réaffirmant les « types » de personnages que le cinéaste se plaît à traiter, ce qui donne lieu à une confrontation impressionnante.

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    Johnny Halliday, face à ces acteurs expérimentés et parfaitement intégrés à l'univers de Johnny To, fait pâle figure, s'appuyant sur un registre monolithique grave et peu nuancé. La démarche du réalisateur vis à vis de l'acteur français comporte néanmoins son intérêt. Autant Halliday n'est pas habitué à jouer dans une production asiatique, autant ce décalage se ressent au niveau de son personnage. En effet, Frank Costello/Halliday est totalement inconnu, étranger aux éléments du récit et du film lui-même, ce qui explique son jeu hagard, hésitant et sa lourdeur. Il ne comprend absolument rien aux codes de la mafia de Macau, aux actions du groupe qu'il a engagé, n'agissant qu'à partir de quelques mots écrits en vitesse sur une photographie tandis que ceux qui l'entourent – les habitués de To – élaborent des stratégies complexes et intelligentes. Le contratse s'affirme ainsi entre ces quatre tueurs à gages, charismatiques, sûrs d'eux, même face à la mort, qu'ils affrontent dans une bataille impressionnante d'éclat ; et Costello, agissant à l'aveuglette, se laissant prendre à tous les pièges dressés par les protagonistes du lieu. Aux stratégies, plans construits de manière absurde mais efficace par les personnages-clés du cinéaste (comme les étiquettes vendues par les enfants et collées sur le grand patron pour l'identifier) s'oppose l'action brute et irréfléchie de l'étranger de Macau.

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    Certes, Vengeance est bien moins subtil et cruel qu'Exilé, bien moins énergique (notamment dans le scénario, assez banal et équilibré) et original que Sparrow, mais il confirme le talent de Johnny To pour l'orchestration des scènes d'action, et définit ses thèmes fétiches, néanmoins moins riches (comme le personnage de Kwai, leader du trio qui méritait plus d'importance). Cependant, To réussit à utiliser de manière relativement efficace et intelligente la présence de cet acteur européen qu'il ne désirait pas à la base (il exigeait Alain Delon), le traitant comme un parfait étranger en tant que personnage et acteur.

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  • Kazuya Minekura

    SAIYUKI OU LE STYLE KAZUYA MINEKURA

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    Saiyuki, doublé de sa suite Saiyuki reload, est une sorte de parodie d'une légende traditionnelle chinoise, provenant du roman Voyage en Occident qui raconte les pérégrinations d'un bonze et de ses trois disciples, personnages fantastiques (deux démons et un roi singe). Cette légende a déjà inspiré beaucoup de séries (Osamu Tekuza, Akira Toriyama), mais Kazuya Minekura en fait une nouvelle adaptation extrêmement libre et personnelle, faisant notamment de ces personnages nobles et traditionnelles de mauvais exemples modernes et complexes. Tout d'abord parce qu'il s'agit de personnages indifférents à leur mission, considérant le voyage comme un pique-nique dans la nature, ce qui fait du manga une sorte de road-movie divertissant et hilarant, mais également porté par une force dramatique due au passé sombre des quatre héros et à leur potentiel dangereux. Par exemple, le bonze, loin d'avoir le crâne rasé ou l'abstinence de la cigarette ou de l'alcool, est totalement corrompu et porteur d'un mauvais caractère ; le roi singe n'est qu'un gamin affamé et insupportable ; des deux démons ne ressortent qu'un pervers vulgaire et un aimable jeune homme sournois. Cependant, chaque protagoniste, malgré les apparences futiles et décontractées, est marqué par une certaine noirceur intrigante, qui gagne en profondeur au fil de la progression du récit et du voyage entrepris.

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    Si les quatre premiers tomes révèlent une certaine maladresse du trait et un découpage parfois paresseux, dès le cinquième volume, l'action prend de l'ampleur, de même que le texte qui s'affine et distille l'intrigue de manière maîtrisée et efficace. Mais ce qui attire dans le style de Minekura, ce sont la qualité et l'originalité du graphisme. Alors que de nombreux mangas perdent beaucoup du fait de la fragilité d'un trait un peu trop léger ou rapide, l'auteur confère aux personnages un charisme dans les attitudes et les regards, du volume aux corps et aux vêtements. Les contrastes de lumière ou la complexité du grain de la chair et des cheveux gagnent en profondeur par son style tranchant et recherché. En revanche, on peut reprocher l'absence de décors, d'autant plus qu'il s'agit d'un voyage...pratiquement sans paysage. En effet, les villages traversés se succèdent sans grand changement dans leur architecture, quelques forêts ou montagnes jonchent parfois le parcours, les chambres d'hôtels se ressemblent toutes... A partir de la deuxième série, le décor commence à devenir plus soigné et observé, mais il reste dommage que cet aspect du manga reste peu traité.

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    Enfin, Saiyuki recèle d'un humour irrésistible, notamment en raison de l'excentricité de ses personnages, leur attitude à la fois classe et totalement immorale. Chacun adopte des points de vue opposés, ce qui fait de leurs confrontations multiples des rixes verbales et physiques totalement délirantes. De plus, par l'insouciance et le train de vie hasardeux de ces quatre héros, les scènes d'action ou de tension sont toujours brisées par leur indifférence fière.

  • Memories of Murder

    Un monstre et des calamars en boîte

    THE HOST (2006) – Bong Joon-Ho 

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    Après le génial Memories of murder, portrait d'une Corée rurale impuissante face à la violence d'un assassin de jeunes femmes, le réalisateur coréen Bong Joon-ho s'était intéressé à une histoire d'un tout autre genre, puisqu'il livre avec The Host un film de monstre étonnant.

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    Un monstre, sorte de calamar géant aux allures d'alien né de plusieurs produits chimiques verssés dans la rivière Yan, terrorise la population coréenne. Le film part de ce scénario classique, utilisant les codes du genre pour livrer également un regard personnel sur la situation dramatique et notamment la réaction du pays et de ses habitants. En apparence, tout comme Memories of murder, enquête criminelle haletante, The Host est ainsi un film de monstre aux multiples rebondissements, menant ses personnages du désarroi à l'assaut pour aboutir sur une scène finale, c'est à dire l'extermination du monstre. Mais même s'il reste traditionnel, le scénario reste bien maîtrisé et surprenant, cherchant toujours à explorer au maximum la situation, notamment le travail sur les égouts, profondeurs infinies qui obscurcissent encore l'espoir de retrouver la jeune fille. Cependant, Bong Joon-ho utilise cette histoire pour mieux dépeindre en toile de fond l'impuissance des autorités coréennes, le désarroi du pays et apporter sa touche d'humour personnel et décalé, tout comme il l'avait fait pour le fait divers des meurtres en zone rurale. 

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    L'utilisation de personnages dérangés, sortes de marginaux naïfs et attachants, qui permettent tout le croustillant du film. C'est le destin, la lutte impossible d'une famille haute en couleurs et singulièrement en manque de lucidité qui intéresse le cinéaste, tout comme les recherches vaines des deux policiers de Memories of murder. Song Kang-ho, merveilleux acteur coréen, aussi à l'aise en truand cinglé (Le bon, la brute et le cinglé de Kim Jee-woon), qu'en doux garagiste (Secret Sunshine de Lee Chang-Dong) ou qu'en commissaire bourru et terre-à-terre (MofM) incarne le personnage principal avec toujours autant d'énergie et efficacité. Mais les autres interprètes amènent également du charme à la famille, de nombreux étant déjà présents dans le film précédent, comme le suspect qui incarne ici le frère (Park Hae-il). Si le film s'attache à décrire leurs péripéties et leurs malheurs, il fait cependant preuve au départ d'une certaine moquerie, surtout vis à vis de l'oisiveté de Gang-du, sorte de père immature qui va révéler sa ténacité, tout comme le commissaire Doo-man, peu intelligent au début qui va finalement être le plus lucide sur le final. Les personnages des films de Bong Joon-ho se révèlent toujours face à l'atrocité, démunis autant physiquement que moralement.

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    Outre la famille déjantée, qui se révèle paradoxalement la plus courageuse, la Corée se voit également critiquée, à travers sa panique et paranoïa d'un virus inexistant. L'humour noir et cynique touche surtout les autorités, accrochées aux analyses des grandes puissances comme les Etats-Unis, et les équipes de désintoxications, surgissant maladroitement en plein rites funéraires publics. Évidemment, The Host est un film hautement plus impressionnant au niveau de l'échelle que le huis-clos rural et glauque de Memories of murder, multipliant les exemples de débarquements, arrestations et manifestations. De plus, les scènes d'action, agrémentées d'effets spéciaux efficaces, sont nombreuses et haletantes. Cependant, on peut reconnaître dans cet artifice le style de Bong Joon-ho : le goût pour les ralentis dramatiques, l'importance du regard, souvent presque caméra, la manière de filmer vertigineuse et un suspense maîtrisé grâce au travail sur les lieux et l'espace. Dans Memories of murder, l'assassin se cachait parmi des champs de blés boueux et denses tandis que le monstre tapisse les passerelles du pont ou les cavités des égouts. Le film joue en permanence sur l'obscur, le caché dans l'ombre, mais aussi la distance. La première apparition du monstre s'effectue de loin, insistant le doute sur sa forme, ou par la perception du son, amplifiant l'effet d'effroi.

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    Le symbole du monstre se retrouve certes dans cette créature repoussante, visqueuse et barbare, mais il touche également les autorités, autant monstrueuses dans le traitement des « contaminés ». Si l'alien est traitée de manière inquiétante et horrifique, telle la scène violente lors de sa première apparition au bord du lac, toute la partie chirurgicale et toute l'agressivité policière sont dépeints avec un humour noir et une ironie hautement plus alarmants. L'exagération quant à la force du monstre (les ossements... et les multiples allusions aux calamars dégustés par Gang-du) permet d'établir de la distance vis à vis de son caractère artificiel pour dénoncer autant la folie des équipes médicales qui torturent, avec autant d'absurdité, le personnage principal. The Host s'avère particulier du fait de ce balancement entre le conte horrifique et captivant et l'humour grinçant qui met à distance. Même condensé qui se retrouvait dans Memories of murder, avec des scènes de meurtres crues et violentes et le quotidien morne de policiers stupides et incompétents.

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    The Host, divertissement à la fois traditionnel et original, permet de confirmer les thèmes et le style d'un réalisateur coréen qui prend ici plus d'aisance et assurance sur un projet conséquent.

  • Still Walking

    Générations

    STILL WALKING (2009) – Hirokazu Kore-eda 

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    Après le magnifique Nobody Knows, Hirokazu Kore-eda nous livre un nouveau film, Still Walking, moins cruel et difficile que la précédent, qui contait le quotidien d'enfants livrés à eux-mêmes, mais qui reste dans la verve de son style sensible, intime et doucement mesquin. Ce film pourrait être la suite de l'oeuvre de Yasujiro Ozu, d'où les jeunes adultes criblés de doute seraient devenus des grands-parents blasés et tranquilles.

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    De même, Kore-eda s'intéresse à la famille, progressivement éclatée et se réunissant uniquement lors d'événements exceptionnels, telle la célébration de la mort accidentelle du fils aîné. Les souvenirs, les remords, les reproches et les ambitions affleurent à travers trois générations, grands-parents, parents et enfants, même principe de trois regards comme chez Ozu, survolés par la présence invisible et oppressante de la mort. Celle-ci est le catalyseur des secrets, des non-dits, de la douleur refoulée qui éclatent lors des scènes intimes (par exemple entre les couples) et sont juste sous-entendus lors des réunions familiales. Still Walking se centre sur le personnage du fils cadet, Hiro, frustré de se confronter à ses parents du fait de son remariage avec une veuve et son enfant et d'une comparaison constante avec l'héroïsme de son frère décédé, successeur du cabinet de médecin du père.

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    Avec justesse, Kore-eda décrit cette confrontation difficile entre ce grand-père brutal et cynique, son fils distant et boudeur et la grand-mère qui, au contraire, déclare ses regrets avec innocence, plaignant l'absence de son fils qu'elle admirait tant. Les oppositions sont présentes entre tous les personnages, chacun cachant une part délicate de sa personnalité ou se révélant hypocrite. La justesse du film de Kore-eda provient surtout de cette construction nuancée de personnages mystérieux mais révélateurs d'un esprit de famille universel.

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    Toute cette cruauté des personnages se marque par les gestes quotidiens, les positions et la place de chacun dans l'espace qu'est la maison emplie de souvenirs du passé des grands-parents. Le vieux médecin reste confiné dans un cabinet étroit, se forçant à faire semblant de travailler pour ne pas montrer son dépassement par ses collègues de l'hôpital. La fille essaie vainement d'envahir la cuisine de sa mère, où se réunissent tous les enfants pour aider à préparer le repas, Hiro se caractérisant par exemple par sa capacité à égrener le maïs. Seuls les enfants parcourent les lieux en tous sens, brisant les règles de l'espace (ils brisent la pastèque dans le jardin, ou l'un rentre dans le cabinet du grand-père), mais vite freinés par les adultes. 

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    Cependant, l'extérieur a aussi une importance primordiale. Tout comme dans Nobody Knows, le dehors est synonyme d'évasion, de sortie d'un espace oppressant et lourd de menaces. Les séquences en extérieur sont ainsi filmées en plans larges, moins rapprochés des personnages, les laissant se mouvoir et s'exprimer plus facilement. Dans le précédent film, les enfants couraient dans les rues en riant, se perchaient sur les jeux du parc ou se rafraîchissaient le visage, goûtant au plaisir de liberté, retrouvant une joie de vivre qui avait été progressivement comprimée par l'appartement insalubre. Ici, les ombrelles s'ouvrent et les fleurs s'illuminent sous le soleil, les membres de la famille profitant de la promenade tranquille et apaisante dans le cimetière. Le plan final porte par ailleurs le même espoir, la même touche légère que Nobody Knows, tournée vers l'avenir, vers le cycle vital, des générations qui ne cessent de se perpétuer, valeurs fluctuantes qui ne cessent d'inspirer d'excellents films comme Still Walking.