Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
La Tisseuse
Visage éclatant
LA TISSEUSE (2010) – Wang Quan An
Après Le mariage de Tuya (malheureusement non vu car le cinéma Arts et Essais a la fâcheuse mauvaise habitude de programmer les « petits » films asiatique à des horaires impossibles), le nouveau film de Wang Quan An se concentre sur une jeune tisseuse apprenant sa mort prochaine suite à une leucémie. La Tisseuse raconte admirablement ce destin, distillant une véritable émotion grâce à ses acteurs et sa mise en scène efficace et intelligente.
La tisseuse est Lily, jeune ouvrière similaire à toutes les autres, vivant dans la misère, entourée de son jeune fils devant apprendre le piano pour son « éducation », et de son mari poissonnier. Pourtant, la maladie qui se révèle à elle, malgré les efforts des médecins et de son mari pour le lui cacher, va soudainement bouleverser sa vie. La féminité du personnage semble se révéler par cet ébranlement : Lily, dont le premier visage est celui d'une ouvrière parmi les autres, se battant pour les mêmes raisons que les autres (à savoir la nécessité de manger dans l'usine), va acquérir un vrai statut d'être humain, de femme et suivre un parcours hors du commun. Au fil du récit, elle se détache de ses camarades, observe en retrait ce qu'elle était face aux lieux qu'elle parcourait autant auparavant : la piste de danse en est l'exemple, où les ouvrières vont se faire payer quelques valses par des inconnus. Lily observe ce va-et-vient de lumières et de jambes, préparant ses projets d'évasion.
Outre ce portrait de femme, le film s'adonne à la critique sociale qu'il fait de la Chine à travers ce personnage. Dès le départ, le cliquetis et le ronronnement des machines à tisser apparaissent préalablement avant l'histoire, installant l'atmosphère dans laquelle la femme vit. Le premier plan dresse tout de suite l'enfer de ce travail : assourdie par le bruit continu, la caméra suit Lily, dos sous lequel bouillonne la colère, suivi de cette dispute aux cris violents sur la baisse de son salaire. Le choix de ce domaine n'est pas anodin, le textile étant la source de richesse primordiale en Chine. Au début, le point de vue sur les usines est sec, violent, filmé avec caméra à l'épaule. Parce que Lily prend de la distance, s'enfonce dans une sorte de coma maladif, un état évasif quasi onirique, le portrait social tire peu à peu vers le fantastique. Lorsque Lily rend visite à son amant par exemple, elle parcourt toute l'usine de teinture de tissu, et son avancée progressive correspond à celle de l'étoffe qui effectue parallèlement le même circuit, se teintant peu à peu d'un motif rouge et fleuri. Lily, paradoxalement, malgré la maladie, reprend des couleurs par ce voyage, se « teinte », se révèle, apparaît à la fois pathétique et courageuse.
La pudeur et la retenue d'une mise en scène précise et soignée traitent efficacement le thème de la maladie ou du premier amour. Toute la douleur de Lily passe par de petits indices, et la caméra ne cherche qu'à montrer, avec douceur, son déchirement, que ce soit pour la découvrir effondrée aux toilettes lors du test d'urine, traumatisée par l'ambiance de l'hôpital ; ou sa réaction face à la photographie où elle pose à côté de son ancien amant, envoyée par un jeune couple coréen rencontré sur la plage. Cette manière de poser les choses, sans jamais recourir au commentaire, généralement porté par les silences et la force des images et des gestes, se rapproche d'un jeune cinéma asiatique de qualité, porté par des cinéastes tels que Wang Xiaoshuai, qui critiquait en filigrane la politique de l'enfant unique et les failles de la médecine et d'une conception familiale exclusive en Chine dans son très beau Une famille chinoise ; ou encore les films de Kore-eda, comme Nobody knows, déchirante observation de la destruction d'enfants livrés à eux-mêmes, ou même Still Walking, subtile variation familiale. Les plans sont volontiers longs et posés, enveloppant jusqu'au bout l'émotion, tenant à garder une certaine sincérité dans l'expression du personnage. L'interprétation excellente des acteurs contribuent aussi à cela. L'actrice Yu Nan, qui jouait par ailleurs un petit rôle, néanmoins tragique, dans Une famille chinoise de Wang Xiaoshuai.
Le pathétisme est très présent tout au long du film, mais il apparaît de manière la plus pure possible. Les nombreuses passages où Lily s'effondre sont cernés avec une réelle force. La maladie n'est en rien commentée par des élans lyriques ou une surenchère dramatique. Elle surgit de manière violente et sournoise : des saignements de nez pendant la leçon du fils ou à l'usine, un malaise pendant la chorale de l'usine, la respiration saccadée sur le brancard. De même, les scènes de tentative de suicide ne répondent à aucune démonstration : quelques gestes , allumer le gaz, disposer des pilules sur un gâteau à la crème, suffisent. La maladroite mélodie jouée naïvement par le fils étant rentré trop tôt, apparaît comme effrayante par son introduction dans cet espace où allait se jouer le drame. De même, le passage du train sur les rails, bruit explosif et strident, s'assimile à la douleur. L'arrière-plan sonore ou visuel introduisent l'émotion, déclenchent et justifient les réactions du visage de Lily, celui-ci étant toujours observé. La musique, en particulier joue un rôle primordial, que ce soit pour le symbole de l'accordéon expirant comme la jeune femme sur son lit d'hôpital, ou cette fameuse chanson soviétique, « la tisseuse », qui lègue son titre au film.
La scène finale est par ailleurs magnifique, faisant de la mort si inévitable et simple un éclat coloré, une explosion de toute une émotion, de toute une vie de simple ouvrière fustigée en un destin magnifique. Car subsistera cette dernière image d'une femme éclatante, rendue belle par sa maladie, par son voyage, par ce film.