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Cristallisation secrète

Mémoire de disparus

CRISTALLISATION SECRETE (2009) – Yoko Okawa

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Le roman de Yoko Okawa, célèbre écrivain japonaise, m'a tout de suite séduite pour le court résumé de sa quatrième de couverture et l'étrange impression que laissait la photographie du devant. Cristallisation secrète oscille entre réalisme et fantastique mystique, où la chronique du quotidien paisible d'une île frôle l'improbable poétique et surréel.

Le roman raconte la lente descente vers la folie des habitants d'une île imaginaire, où divers éléments disparaissent peu à peu. Le principe rappelle Fahrenheit 451 dans le sens où une brigade chassant les souvenirs s'assure de la disparition complète des objets ciblés et arrête les personnes susceptibles de se souvenir. Mais comme avec les livres dans le roman de Ray Bradbury, certains personnages vont tenter de résister en conservant des objets du passé, tandis que d'autres, à la manière de ces hommes-livres isolés dans la forêt de Fahrenheit 451, gardent la mémoire. Cristallisation secrète joue ainsi de manière très poétique et fine avec le thème de la présence-absence, où tout ce qui a disparu laisse forcément des traces, et ce, malgré le travail des brigades acharnés et impitoyables dans leurs actions de suppression. Car les traces subsistent dans la conscience de l'individu, seul réserve secrète pouvant échapper aux griffes des chasseurs de souvenir. Une partie du roman joue ainsi sur les rapports de résistance face à un oppresseur quasi-inhumain, relevant d'un gouvernement invisible, ayant une part de réalisme faisant écho à certains événements similaires s'étant opérés en Asie (la Révolution culturelle en Chine, notamment).

Cependant, une forme de fantastique se manifeste, ce qui fait toute la force du roman, de même que Bradbury utilisait la science-fiction pour créer la métaphore de son livre. En effet, les objets s'effacent de l'existence selon les agissements hasardeux d'une force obscure et magique, de même qu'ils disparaissent totalement des consciences des habitants. Seuls quelques individus, tel le personnage de l'éditeur que recueille la narratrice, échappent miraculeusement à cette action. Les disparitions vont crescendo au fil du récit : au début, ce ne sont que des objets usuels qui s'effacent (la boîte à musique, le parfum, le ticket de ferry, des bijoux...) ; puis le temps et l'espace sont également touchés, telles les pétales de fleurs qui tombent des arbres et sont emportées par le fleuve, ou le printemps qui limite le temps à une saison qu'est l'hiver, à l'image de l'existence se figeant et de l'absence de mouvement. Enfin, les éléments physiques, touchant directement les personnages, disparaissent. La jambe gauche, le corps tout entier et finalement la voix sont contaminés par cet étrange effacement. Parallèlement, les individus s'isolent de plus en plus. La narratrice décrit ainsi l'autarcie qui se met en place dans les résidences voisines. Les individus ne se distinguent plus, s'effacent et deviennent amorphes, fuyants, uniformes. Les descriptions très objectives et froides de l'héroine sur le monde extérieur démontre cette soumission et disparition de ce qui faisait la spécificité et la richesse de l'île. Seul un partage commun d'une certaine mémoire et de la solidarité établi entre elle, son éditeur et le personnage du vieux grand-père, permettent aux personnages de subsister et de conserver une forme de préciosité essentielle pour leur survie.

En effet, avec ce sujet, l'auteur fait saisir l'importance et la richesse de petits éléments du quotidien : ces objets usuels qui parsèment et ponctuent notre existence, permet de nous livrer des repères et des clés pour bien vivre et créer notre existence. Le roman débute ainsi sur la description minutieuse et précieuse des objets que la mère de la narratrice cachait dans son atelier et qu'elle conservait à l'abri des brigades spéciales. C'est là que se met en place un vocabulaire très poétique et précieux, transfigurant le quotidien et le banal en des présences extraordinaires. Ce soin et cette attention aux objets et l'appel au quotidien simple et usuel, amis réconfortant, rappelle l'esprit de Yasujiro Ozu, excellent cinéaste japonais qui diffuse cet esprit de plénitude que tentent de conserver les protagonistes de Cristallisation secrète dans ses films.

Au-delà de cette histoire de résistance, le roman comporte une belle dimension philosophique en filigrane, autant sur le thème du passé, que sur celui du langage. Le fait de garder le souvenir et d'avoir une accroche au passé permet de subsister plus que les autres, de ne pas vivre au jour le jour et de ne pas se laisser inhiber par les contraintes extérieures et le flux du temps. La résistance au temps permet de créer une sorte de constance de sa personnalité et de conserver une unicité personnelle, ce qui explique la fascination de la narratrice, soumise sans cesse au changement, face à son éditeur qui lui permet d'incarner cette permanence qu'elle désire et qu'elle voit comme un refuge. En outre, la dimension la plus intéressante du roman est d'avoir fait une narratrice écrivain. Tout le long du récit, cette femme est obsédée par une question inquiétante : et si les mots disparaissaient, eux aussi ?

A travers ce personnage d'écrivain s'exerce ainsi un questionnement très profond sur les mots, sur la représentation du monde par les mots. Ces mots uniformes qui gardent cependant une trace et des repères vis à vis de l'existence. La mise en abîme est double dans Cristallisation secrète : la narratrice est une forme de substitut de Yoko Ogawa elle-même, et le roman que l'héroïne écrit est une représentation indirecte de ce qui lui arrive. Cette jeune femme se rend par exemple compte que les histoires qu'elle écrit sont sans cesse marquée par la disparition. Un formidable travail de mise en abîme tisse des liens entre le récit-cadre et le récit-encadré, ce roman qu'écrit la narratrice et dont nous sont livrés quelques extraits. Le personnage de l'éditeur trouve un double dans celui du professeur de dactylographie. Cristallisation secrète joue fortement sur un symbolisme porté par son phrasé poétique et la finesse de sa composition.

Cristallisation secrète, par le biais de ce récit fantastique et déchirant et de son écriture agréable et fluide, nous fait revenir à l'essentiel. Le plus anodin disparaît, créant ainsi le sentiment d'étrangeté menant jusqu'à la folie, où seul le contact avec les êtres, qu'ils soient vivants ou morts, permet encore de résister face au monde qui part en lambeaux sur cette île.

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