Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Still Life
STILL LIFE (2007) - Jia Zhangke
Still Life est un tableau contemplatif. Au milieu de ces incroyables paysages de la destruction, immobiles, figés dans le temps et en attente de leur apogée, se mouvoit un homme, des hommes, une femme, des femmes...C'est le principe même du cinéma, art qui mouvoie les tableaux morts, redonne vie aux natures mortes (« still life » en anglais), permet un regard, non fixe mais en mouvement, sur le passé et la décomposition par le temps, par les Hommes.
C'est l'histoire de cette ville, Fengje, mais d'autres encore, qui vont disparaître, s'oublier, remplacées par les constructions modernes, la technologie de pointe, la création de l'Homme. Ce sont ces images, qui nous envoutent, nous captivent, nous plongent dans un décor aux multiples détails, prêts à s'effacer, à se décomposer, petit à petit, tandis que la vie lassée des habitants s'écoule dans l'indifférence.Un lieu se détruit, privé de mémoire tandis qu'un autre se reconstruit. Tel est le tableau que nous dresse Jia Zhanke, un désert sans souvenir, un regard sur le passé que l'on va oublier, mais qui reste figé dans ce film, comme si l'attente ne ferait que ralentir sa lente agonie.
Au milieu de cette nature morte, arrive un homme, à la recherche du passé, mais pas de celui qu'il a devant lui. Lui, il recherche quelque chose qu'il a connu, mais qui a changé. Qui a déménagé, grandi et sûrement oublié. Cet homme recherche sa femme et sa fille, et son voyage est une rencontre avec ce lieu mort et ces gens reclus dans leur autonomie habituel. Il marche au milieu des chantiers, les scrute pour y déceler un quelconque indice. Il a beau questionner, les réponses ne sont que des traces de sa nostalgie; Il finit par s'installer chez un vieil homme arnaqueur et égoïste, où il s'incorpore à cette féerie usée. Il devint lui-même un souvenir.
Au cours de longues séquences au ralenti, Jia Zhangke nous décrit la recherche désabusé de ce héros, se faisant arnaquer dès son arrivée (du magicien sur le bateau au vieil homme hôtelier), traînant sa naïveté face aux pauvres et sa légère timidité dans des quartiers dépassés par la technologie, le pouvoir d'achat et le tourisme fleurissant. Ainsi, les paysans comportent tous un portable sur lesquels ils s'amusent à agrémenter d'une sonnerie purement patriotique, où un refrain louant les mérites des travailleurs des montagnes retentit dans la vallée détruite. Cette technologie, c'est aussi le pont multicolore que des fonctionnaires présentent lors d'une soirée. Quant au tourisme, malgré qu'il n'apparaisse qu'au second plan, sur l'écran d'un bateau mouche ou sur les affiches d'une ville, son omni-présence est envahissante.
Ce lieu, c'est aussi une cadence terriblement répétitive, entrecoupée de bruits de caillasses, de chantier, de roues de chars ou de motos. C'est un manège incessant, où les ouvriers, sous la chaleur du soleil, abattent l'un après l'autre leur pioche ou leur marteau, tels des automates que rien ne dérègle, pas même le passage discret d'un homme à la recherche de son ancien amour, un sac sur le dos, légèrement désorienté. Il rencontrera plusieurs personnages légèrement fantaisistes et risquera même de croiser l'autre femme à la recherche de son passé, elle aussi. De plus, il se liera d'amitié avec un jeune garçon rieur, qui le méprisait pourtant auparavant.
Le film est découpé en plusieurs chapitres dans la première partie qui inclut le début de la recherche de l'homme, suivie de celle de la femme qui finit son parcours rapidement. Ce système est utilisé puis délaissé pour « finir » le chemin de l'homme, peut-être pour montrer que toute notion du temps s'est perdue, qu'il s'est ancré dans la vie quotidienne de ce lieu, qu'il travaille comme tous les autres, aveuglément, passivement. Y sont inscrits, à chaque fin de chapitre, en bas de l'écran, les pictogrammes chinois de différents ingrédients quasi-indispensables à la vie quotidienne : cigarettes, thé, alcool, bonbons... Tout en enchaînant sur un fondu représentant l'objet s'appliquant aux pictogrammes.
Ces objets, et d'autres, ont leur importance car ce sont la représentation de quelque chose qui appartient à soi, qui ne sera pas détruit. Ainsi, chacun des paysans pauvres possèdent un portable qu'ils agrémentent de sonneries plus ou moins ludiques, jouent aux cartes (dès la première séquence, sur le bateau), fument énormément, trinquent à la santé de tout, possèdent des motos... Le jeune garçon, par ailleurs, proposera des bonbons à San Ming avant qu'ils ne se quittent. Son corps sera retrouvé plus tard, sous des gravats de chantier, grâce aux sonneries. La mort semble également quotidienne, dans ce lieu dévasté, ou du moins, elle n'est pas repoussée.
En revanche, cette capacité à s'approprier les objets alentour est lié au fait que les « habitants » n'ont ou n'auront plus de maison. La misère est telle que le moindre objet est conservé, sacré. En permanence, des gens racontent que leur maison est rasée, qu'ils doivent partir pour trouver un nouveau logement, pour la plupart vétustes. Cette suppression de la propriété privée explique peut-être la forte surcharge des lieux publics et autres (bars, péniches, immeubles...) et cette importance de la valeur des objets : une simple théière, un paquet de cigarettes ou de bonbons, une moto, un téléphone portable, un éventail, une bouteille d'eau... La bouteille d'eau, par ailleurs, est primordiale pour le trajet de Shen Hong, la femme. Elle est sans arrêt en train de boire, de finir la dernière goutte, de remplir sa bouteille, de demander où la remplir... Cette assoiffement souligne-t-il la chaleur incessante, ou la fatigue dûe à un tel pélerinage ? Shen Hong éprouve-t-elle un grand épuisement face à ce tableau de la fin ?
Tout au long de son parcours, elle rencontrera des gens plus ou moins gentils, naïfs, donnant toujours peu ou pas d'indications sur sa recherche. Elle agira plutôt en matière de spectatrice, observant des scandales de justice, des hommes qui travaillent, des bâtiments qui s'effondrent. Elle repartira d'ailleurs rapidement, le regard fixé sur ce lieu mélancolique qu'elle quitte.
Le détail qui fait le charme délicat du filmet évite ainsi le platonique documentaire, est le fantastique, l'ambiance surréaliste qui apparaît discrétement au fil du récit, et qui provoque sûrement ces émotions si fortes. Tout d'abord le paysage, envahissant l'écran, imprégnant la salle de son gouffre impressionnant et presque totalement silencieux. La résonance sur les chantiers, des coups de pioches, se répercute de-çà de-là, ricochant sur les débris et la dévastation des maisons. Le pont perdu dans l'ombre, est allumé soudainement de mille couleurs technologiques par un homme d'affaires lors d'une soirée, depuis une terrasse. Mais le plus fort élément fantastique du fil est cette « drôle de maison » à l'architecture particulière, remplie d'enfants la journée, et qui s'envole comme une fusée une fois le soir tombée, tandis que le relent de son souffle agite le tee-shirt accroché de San Ming.
Still Life est un film à voir absolument sur grand écran afin de faciliter le plaisir de sa magie belle et envoûtante.