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  • Perfect Blue

    Mimageries

    PERFECT BLUE (1998) – Satoshi Kon

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    Deuxième film que je découvre du ô combien regretté et ô combien génial Satoshi Kon, Perfect Blue me confirme à la fois dans le talent du maître d’animation décédé l’an dernier ; mais également dans l’échec de Black Swan, le récent film de Darren Aronofski. La vision inopportune et simultanée de ces deux films met en avant une similitude troublante entre Perfect Blue et Black Swan, à tel point que l’on se demande si Eve a été réellement la source primordiale d’inspiration pour Aronofski. Le film de Mankiewicz est pourtant totalement éloigné du malaise psychique de Black Swan, tandis que des films tels que Sunset Boulevard de Billy Wilder et bien plus Perfect Blue ou encore Millenium Actress de Satoshi Kon s’en rapprochent plus par l’analyse du phénomène de dédoublement, de glorification et de quête identitaire. Le fait est troublant, au vu du nombre de scènes proches de Black Swan : même sensation de cauchemar, même jeune personnage confronté à la sexualité et à l’ivresse dangereuse de la gloire, même dédoublement horrifique et visions d’un autre « moi », échos à la scène des portraits en mouvement et à celle de la baignoire… Pourtant, Black Swan échoue là Perfect Blue réussit. De la même manière que Millenium Actress, le scénario sait user de lieux communs pour livrer une oeuvre surprenante, intense, infernale et terriblement efficace. 

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    Tout d’abord, Perfect Blue est un film d’animation, ce qui permet d’acquérir une véritable liberté dans le fantastique et l’incarnation de la psyché à l’écran. Si l’ensemble se place dans un cadre spatio-temporel précis, suivant le personnage de Mima, jeune chanteuse pop japonaise, dans une ville en proie à l’évolution de la technologie, le film prend rapidement une tournure irréelle, troublant tout repère. Dans Millenium Actress, il demeurait le moment de l’interview et les personnages des deux journalistes pour garder une accroche au réel. Il n’en est rien dans Perfect Blue qui suit un fonctionnement cyclique infernal et cauchemardesque. L'échappatoire n'existe pas pour Mima, qui, dès son annonce de départ du groupe dans lequel elle évoluait, semble signer son arrêt de mort. Le final apparaît d'ailleurs comme une libération un peu absurde et inattendue. Si Mima semble s'être acceptée et que le film se finit sur une note d'espoir et de nouveau départ, ce sont les raisons de sa folie et la crise qu'elle a du traverser qui marquent l'esprit du spectateur. Dans Millenium Actress, le sentiment de tragédie et de désillusion face à l'amour perdu l'emportait tout de même sur l'onirisme final. Tel est la force des films de Satoshi Kon : l'horrifique y est si impressionnant et angoissant que seul l'allègement final et libérateur, partiellement rationnel, permet de donner au film une ultime touche d'émotion et d'harmonie.  

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    Une fois de plus, l'animation est le liant des illusions et des réalités mixées de Mima. Le montage, très ingénieux, fait passer d'une scène à l'autre avec une réelle fluidité, jouant souvent sur le thème du mouvement. Dans Millenium Actress, c'était le thème de la course et de la poursuite qui faisait la jonction entre les différents films que jouait Chiyoko, dans Perfect Blue, il s'agit bien plus d'une fuite, un trajet désordonné, chaotique, passant de rêve en réalité. Les effets d'échos sont nombreux, que ce soit au niveau de l'image (mêmes plans réutilisés lors de la scène sous la pluie, ou le visage de Mima à travers l'aquarium), ou du son (récurrence des consignes d'un réalisateur sur le plateau, souvenir des applaudissements à la chanteuse pop), l'ensemble obéissant à une rhétorique de la spirale, proche de l'organisation de la psyché de le jeune héroïne. Chaque scène, chaque angle de prise de vue, chaque détail joue son importance dans le vertige psychologique et physiologique auquel est confrontée Mima, et ce, de manière bien plus fine et scrupuleuse que Black Swan. Le point de vue nous place par exemple souvent dans une situation de voyeur, violant l'intimité de Mima, que ce soit par un travelling arrière sur la fenêtre de son appartement, la vision fugitive des poses dénudées qu'elle offre au photographe, ou plus encore la fameuse scène de viol qu'elle doit jouer pour la télévision, fort moment de suggestion. Le trait grotesque de certains personnages, ajouté à une animation assez saccadée (due aussi à l'époque), donne aisément une impression de malaise, et s'associe à l'ambiance horrifique. 

    Tout comme pour Millenium Actress, les rôles joués par Mima font écho à sa situation et aux événements. Elle figure dans un drama policier, où la série de meurtres scénarisés se retrouve dans la vie réelle avec les nombreux assassinats. La confusion est telle que le doute s'installe quant à la réalité vue au travers de Mima, qui serait un film intérieur, tandis que le drama pourrait être la vérité en elle-même, et non une fiction télévisuelle. Cette confusion se retrouve aussi à l'échelle du journal complété par un admirateur de Mima sur Internet, qui reflète souvent des actions dont elle ne se souvient pas. Les niveaux d'interprétation sont nombreux, les frontières entre fiction/réalité, l'illusion et la vérité se brouillent à tout instant, créant un onirisme constant et dense, chargé d'un doute dramatique.

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    Enfin, et c'est ce qui fait le brio des films de Satoshi Kon, une critique de la société japonaise se dessine toujours au travers de ses films. Millenium Actress, tout en constituant un hommage au cinéma japonais, pointait le conditionnement des ces jeunes actrices repérées pour leur minois d'adolescentes, ainsi que le fonctionnement hiérarchique de l'industrie cinématographique. Pour Perfect Blue, réalisé peu de temps avant les années 2000, au moment du développement d'Internet (Mima découvre avec sa manager le fonctionnement des pages web dans le film), Satoshi Kon s'impose réellement comme un visionnaire quant à l'évolution des nouvelles technologies. La paranoïa de Mima et le voyeurisme de ceux qui l'entourent mettent en avant le thème du pouvoir des images. Le film pointe ce danger de l'image et de l'obsession de filmer afin de connaître tout d'une personne, l'image étant un témoin virtuel, le médiateur pour l'atteindre. La vie privée de Mima se retrouve dévoilée, traquée, par le biais de ce journal sur Internet, et du personnage du fan psychopathe (une sorte de double de l'esprit maléfique qui hante Chiyoko dans Millenium Actress). Mais, paradoxalement, si le film démontre ce danger, il n'y adhère pas pour autant. Le doute subsistera toujours sur cette scène avec le photographe ou celle du viol, entretenant l'ambiguité quant aux vrais agissements de Mima, qui ne semble pas avoir juste joué l'action du viol ou juste posé nue face aux autres pour s'imposer dans le monde du cinéma. Il y aura toujours un vrai respect quant au personnage de la jeune fille, Mima étant candide, positive et courageuse, prête à tout pour s'imposer comme actrice, quitte à se sacrifier en face de ce monde fermé qu'est le cinéma. Evidemment, Satoshi Kon poursuit son hommage à ce monde cinématographique, présenté comme un domaine fascinant pour les jeunes gens, mais également pervers et dangereux. 

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    Contrairement à Black Swan, qui pointait du doigt le déséquilibre de la pauvre Nina uniquement (si l'on tient exception de sa mère dévouée), c'est le machiavélisme de l'environnement qui l'entoure et des adultes qui déclenchent la folie en Mima, qui ne désire que retrouver son simple mais sincère succès de chanteuse pop pour jeunes gens. Le final, optimiste et étrangement apaisé, ouvre la voie à la femme adulte, capable de pardonner, de se retrouver une vraie identité, loin des multiples prototypes imaginés par ses fans, loin des images envahissantes et des imitations erronées et superficielles, ce "Mimageries" qui tissent les rêves animés de Satoshi Kon.

  • Arietty le petit chapardeur

    ARIETTY LE PETIT CHAPARDEUR - Hiromasa Yonebayashi

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    Adapté du conte de Mary Norton, Arietty le petit Chapardeur explore avec brio l’infiniment grand et infiniment petit, œuvre enfantine qui révèle derrière les éléments les plus simples leur complexité et leur richesse insoupçonnée. Dans ce monde, les plus faibles, par exemple le personnage de Sho, jeune garçon malade, ou de son inoffensive grand-mère  deviennent les plus effrayants pour la famille d’Arietty. L’humain ou d’autres animaux tels le chat ou le corbeau, sont vus comme des géants, voire des monstres ; ce que l’animation parvient merveilleusement à retranscrire. Le début du film concerne l’arrivée du jeune homme, les images étant adaptées à sa taille. Son regard, qui suit d’abord le paysage, puis s‘élève vers le haut, révèle le vrai sujet du film lorsqu’il s’abaisse vers le bas, attiré par le comportement étrange du chat près d’une fleur. Dès lors, c’est la regard du jeune garçon qui permet la découverte d’Arietty, phénomène d’identification à un enfant brusquement mis en face d’un être merveilleux. Le reste du film s’attache cependant ensuite à Arietty et à son évolution, Sho n’étant finalement qu’un intermédiaire, un moyen de soulever les herbes et de regarder,  le temps d’un récit d’une heure vingt, vers le bas, nous qui sommes si habitués à regarder vers l’avant et le dessus de nos têtes. Le film ne s’en limite pas à ce choix de point de vue : il est, comme tous les récits de Miyazaki, une ode à la simplicité, au retour aux valeurs et aux choses les plus simples et communes.

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    Cependant, le film apparaît déjà comme un grand récit d’aventure, joliment rythmé et au charme toujours aussi irrésistible. Un récit d’aventure, certes, mais à petite échelle. C’est le coup de brio du réalisateur et du scénario de Miyazaki : réussir à donner à cette légende d’être minuscules la force et l’originalité nécessaires pour divertir. Tout un univers microscopique est reconstitué, où l’œil peut se délecter des astuces déployées par la famille pour se construire un intérieur semblable à celui des humains, mais en dix fois plus réduit. La multiplicité des détails ravit, les couleurs chaudes et végétales harmonisent une demeure marquée par la chaleur, la joie de vivre, la simplicité, donnant sa place au spectateur malgré sa taille réduite. Le plus simple et méprisant des objets de tous les jours y acquiert une valeur précieuse et nouvelle : un mouchoir en papier constitue un drap de choix, l’épingle se révèle épée, le morceau de sucre reste convoité, les feuilles de laurier parfument et embellissent la maison, la cuisine de poupée devient un véritable trésor. Le film semble vouloir faire prendre conscience de la valeur des choses, et prôner un retour intelligent au matériel, à travers l’humilité de personnages ponctuant tous les films des studios Ghibli.

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    La simplicité se retrouve aussi dans une unité de lieu et de temps : chaque déplacement devient un long parcours tortueux dans les recoins de la maison, le moindre geste se retrouve amplifié et complexifié par la différence de taille. De nombreux panoramiques substituent la vision humaine du spectateur à celle extraordinaire d’Arietty : le jardin est une vraie forêt peuplée d’insectes monstrueux (certaines scènes font écho aux créatures croisées par l’héroïne de Nausicaa de la Vallée du Vent) ; les tuyauteries de la maison de longs couloirs obscurs ; les meubles des pièces deviennent d’immenses falaises. Le trajet effectué au début du film avec le père, sorte de baptême de chapardeur pour la jeune fille, imprime une certaine tension tout du long, de même que le sauvetage de la mère, amplifié par le visage monstrueux de l’aide-ménagère, une réplique modeste de la sorcière Yubaba de Chihiro.

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    Enfin, ce charmant long-métrage continue de diffuser en filigrane les valeurs toujours défendues par Miyazaki et les productions Ghibli, cette sorte de sagesse jamais didactique doucement soufflée à l’oreille des spectateurs. Le sens de la famille s’impose dans le trio que forme Arietty avec son père et sa mère, celle-ci, notamment, très drôle, donne lieu à une angoissante scène de disparition, tel un écho à l’angoisse de Sousuke lorsqu’il retrouve la voiture vide de Lisa dans Ponyo sur la Falaise. La nature joue bien évidemment un rôle primordiale, et ce, à travers un court discours écologique (qui aurait peut-être pu ne pas être présent…) qu’adresse Arietty au garçon malade. Une vie saine et paisible est prônée à travers le périple d’Arietty, en contraste avec les dissensions entre les deux peuples. La cruauté de la bonne et la méfiance paranoïaque des chapardeurs pour les humains rappelle les ségrégations entre les êtres de la forêt les humains de Princesse Mononoke.

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    Enfin, tout comme pour Ponyo, Arietty le Petit Chapardeur dévoile de manière amusante les premiers émois amoureux de son protagoniste. Elle n’ose se montrer au jeune garçon, celui s’assimilant plus à une pudeur de jeune fille plutôt qu’à la frayeur d’être vue par un humain. Elle rougit et frisonne lorsqu’elle aperçoit le regard masculin fixé sur elle et se cache derrière un mouchoir ou une branche d’arbre. Ses émois vont de pair avec sa vivacité et sa révolte, son désir de découverte mais aussi de désillusion, très proche en cela du personnage de Kiki. Arietty le Petit Chapardeur fait parti de ces œuvres enfantines du studio Ghibli qui, avec Kiki la Petite Sorcière, Mon Voisin Totoro ou Ponyo sur la falaise, effleurent avec justesse les désirs de l’adolescence.

  • Histoires de Shanghai - I Wish I Knew

    I WISH I KNEW - HISTOIRES DE SHANGHAI (2011) - Jia Zhangke 

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    I Wish I Knew, d'après sa traduction française, la distribution française ayant la fâcheuse habitude d'exploiter les films asiatiques sous leur titre anglais, comme un refus de notre langue française (pour exemple, les autres films de Jia Zhangke, Still Life et 24 City, mais aussi Still Walking et Air Doll de Kore-eda, Secret Sunshine et Poetry de Lee Changdong…), est un film de l'extraordinaire Jia Zhangke, qui continue son odyssée dans les méandres de la mémoire des Chinois de sa société. I Wish I Knew, titre inspiré de la célèbre chanson, qui donne lieu à une émouvante scène de valse, prolonge le travail particulier de Jia Zhangke, à la lisière du documentaire et de la fiction, entre ancrage réaliste et échappées oniriques. Moins fort que Still Life, mais néanmoins touchant et surprenant, le film confirme l'habilité du cinéaste à mettre en scène la réalité, styliser le témoignage et poser un regard poétique et vibrant sur la ville de Shanghai. Peut-être la longueur du film et son fonctionnement cyclique (les témoignages se succèdent parfois sans pause, donnant un contenu assez dense) alourdissent quelque peu la splendide forme de la réalisation, mais le mystère qui se dégage d'une telle ville, à l'histoire complexe et bouleversée, attisent la curiosité d'un spectateur européen. 

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    Tout comme pour 24 City, Jia Zhangke se frotte à la lisière de la fiction et de la réalité, du vrai et du faux, de la mise en scène et de  la simple captation. Sa réflexion est d'autant plus pertinente que le simple fait de filmer une réalité, même dans un souci constant de restituer la vie réelle dans son intégrité, signifie déjà la fustiger, la déformer, lui apposer un regard subjectif. Il y a toujours le choix du cinéaste, le choix de l'emplacement d'une caméra, d'un micro, d'un certain montage, qui captent et magnifient puissamment un fragment du quotidien. Les interviews - ce terme s'avère plutôt mal approprié pour parler de ces témoignages délivrés par les gens que rencontre l'équipe du film, qui se livrent et guident la pensée plutôt que répondre à une demande de journaliste - des différents protagonistes sont toujours mises en scènes, paradoxalement. Il se dégage une esthétique impressionnante dans la manière de filmer les visages et les corps sagement assis dans leur environnement. De très lents et doux travellings autour de la personne, notamment, créent une sorte de mystère, utilisant un mouvement généralement adapté à des films fantastiques dans un cadre documentaire. De plus, la qualité des intervenants crée l'ambiguité sur l'idée d'un témoignage spontané : tout répond à une mise en scène logique et scrupuleuse, un soin dans la présentation de chacun, s'assimilant à une certaine époque, ambiance, histoire personnelle. La somme de ces témoignages fait de Shanghai une ville multiple, mais néanmoins toujours portée par un souvenir ému et déchiré de ses habitants : la vieille femme romantique qui se souvient de la rencontre avec son mari par l'entremise de son cousin ; le jeune homme qui économise scrupuleusement pour s'acheter sa première voiture de courses ; l'actrice âgée qui se souvient de ses expériences avec son partenaire timide dans un célèbre film de romance ; le vieil homme qui se rappelle l'assassinat de son père ; la femme qui raconte le phénomène d'exclusion qu'elle avait connue en quittant Shanghai ; l'ancienne salariée qui se remémore avec fascination sa rencontre avec le président Mao… Tant et tant d'histoires toutes aussi déchirantes et touchantes les unes que les autres, efficaces grâce à ce respect du regard et cette patience que déploie Jia Zhanke dans tout son travail. 

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    Au sein de cette fresque à la narration bousculée, passant d'une subjectivité à l'autre, mais toujours à travers une belle fluidité dans le montage, un personnage de femme, entièrement fictif, cette fois-ci, constitue le fil rouge de ce pèlerinage, comme nous accompagnant dans la découverte des différents vécus. Incarnée par Zhao Tao, elle est un peu la muse de Jia Zhangke, présente dans ses précédents films (elle jouait une jeune fille bouleversante car criblée de doutes dans 24 City, où son témoignage recréé concluait le film). Elle arpente, mystérieuse, sa fine silhouette et ses courts cheveux dans le vent, les quais de Shanghai, les rues de Shanghai, les chantiers des hommes de Shanghai, s'infiltre dans un immeuble et dépose une enveloppe dans une boîte aux lettres. Est-elle la réminiscence d'un souvenir lointain ? Une pâle connaissance à la recherche de quelqu'un ? Le mystère nimbe ce personnage aux gestes pourtant communs, dans une action semblant déclencher tant d'hypothèses. Certaines séquences oniriques jouent sur de nombreux effets de ralentis, la présentant comme une image subliminale, une présence fantomatique incarnant la passerelle entre passé et présent, histoires de Shanghai et l'actuelle Shanghai. Elle déambule dans les rues, dans ces structures architecturales dont le cinéaste arrive toujours à autant capter le pouls et la démesure. 

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    Enfin, et c'est ce qui fait la singularité de I Wish I Knew, le film délivre un hommage puissant au cinéma de la ville, et de la Chine elle-même. Jia Zhangke s'inscrit non seulement dans la petite histoire de Shanghai, mais également dans sa représentation à l'écran : il met en parallèle la ville actuelle avec les archives filmées de l'époque, filme le fleuve de la même manière que Lou Ye (le réalisateur de Nuits d'ivresse printanière) dans un de ses premiers films, interroge de grands réalisateurs comme Hou-Hsiao-Hsien, rencontre l'assistant de Antonioni sur un de ses films en Chine, écoute la voix brisée de Rébecca Pan, une des actrices fétiches de Wong Kar-Wai. L'hommage au cinéma est aussi riche que passionnant, donnant une vision ample et nouvelle sur le cinéma de la Chine, passant par d'autant de grands noms que d'humbles projets. Ce choix confirme la sensibilité de Jia Zhangke pour le pouvoir du cinéma : un pouvoir témoin de son monde, toujours sur la cordes sensible et à la lisière de l'onirisme. Un cinéma à la fois écho du contemporain, mais aussi à l'écoute du passé, capable d'attiser le souvenir et son fascinant mystère. 

  • Millenium Actress

    La folle course de Chiyoko 

    MILLENNIUM ACTRESS (2001) - Satoshi Kon

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    Ce film d'animation japonais est la première oeuvre que je découvre de Satoshi Kon, maître de l'animation au même titre que Miyazaki ou Katsuhiro Otomo et malheureusement décédé fin 2010. Millenium Actress fait parti de ces films uniques et indestructible, une grande épopée visuelle à la construction aussi efficace que cohérente. Millennium Actress est un petit bijou, qui derrière les airs naïfs de ses personnages et la simplicité du trait et de l'animation, brasse de grands thèmes sur le destin, la vie d'une actrice, la vieillesse, l'amour, et le cinéma. Satoshi Kon a réussi à mêler, à cette histoire hautement palpitante et infernale, un regard empreint de maturité, d'humanité et de poésie. 

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    Deux journalistes se rendent dans la demeure où vit recluse la célèbre actrice d'un certain cinéma populaire, Chiyoko. dans une première partie, la vieille femme, paisible et sereine, s'apprête à livrer le récit de sa vie privée et de l'évolution de sa carrière professionnelle. Dès le départ, le film adopte un virage très réaliste en dépit de la présence de l'animation : les deux journalistes, des caricatures très drôles du monde de la télévision, se frayent un chemin dans le bois qui entoure la luxueuse demeure de Chiyoko, discutant du sujet, de leurs attentes, de la rencontre. Ces deux personnages, médiateurs de l'introspection de Chiyoko, forment un tandem irrésistible et complémentaire : le journaliste est un homme mûr sous l'adoration de Chiyoko, qui malgré son jeune âge, n'a pu se débarrasser des émois amoureux qu'il éprouvait face à ses films lorsqu'il était jeune ; le cadreur est un jeune homme décontracté et plein de cynisme, dont le seul objectif est de remplir son contrat en enregistrant le maximum d'images pour la télévision. L'un incarne une sorte d'époque quasi-révolue, celle de l'espoir et de la grâce de Chiyoko, et d'un cinéma populaire et ouvert, empreint d'un sentiment épique naïf et passionné ; l'autre représente l'époque plus matérialiste et technique du nouveau millénaire, très terre-à-terre et lucide face aux rêves dans lesquelles nous emmène Chiyoko. Car, rapidement, le film s'épanouit dans l'animation, changeant les frontières du réel et de l'imaginaire, de la réalité présente du XXIème avec celle fantasmée du cinéma. 

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    En effet, Chiyoko nous emmène peu à peu, au travers de son interview, dans un univers mental propre à elle, reflet de ses propres désirs et angoisses, et dans lequel vont se retrouver impliqués le journaliste et le cadreur. Le luxueux salon laisse place à des décors de forêts ou de temples, de quais de gare ou d'intérieurs japonais des années 50. Le rythme et la temporalité sont efficacement traités : le passage de la vue objective à subjective se fait peu à peu, le présent se rappelant parfois à l'écran. Au bout de la moitié du film, la temporalité est définitivement cassé pour nous emporter dans un tourbillon infernal et interminable, où se jalonnent les différents espoirs déçus de Chiyoko, sorte de princesse destinée à rechercher sans relâche l'homme qu'elle aime. 

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    L'animation prend son véritable envol avec les fameux passages qui concernent la quête de Chiyoko. Millenium Actress est un film sur le destin d'une femme, dont la vie intime fut toujours étroitement liée avec les rôles de sa carrière. Le film se plaît à confondre les deux dimensions, à entrelacer et mêler les reconstitutions filmiques avec le quotidien de la jeune fille. Si Chiyoko grandit au fur et à mesure, passant de la timide collégienne à la jeune fille passionnée, puis à la femme mûre, elle ne renoncera en rien à celui qu'elle aime, un peintre dissident qui tentait d'échapper à la police. Dans chacun de ses rôles, elle est confrontée aux mêmes détracteurs, à des obstacles et à des portes fermés, à des alliés, le tout répondant à une malédiction éternelle. Mais si le film joue sur la répétition et la thématique de la spirale et du cercle, il n'est en rien redondant ou lassant. A chaque nouvel espoir, la volonté se fait plus forte, les obstacles plus pénibles, et l'inaccessibilité plus déchirante. De plus, l'animation donne progressivement de plus en plus d'ampleur et de dynamisme à cette quête, créant une multiplicité dans le désir. 

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    Cette progressive accélération du rythme s'assimile et représente merveilleusement les sentiments de Chiyoko, à la cadence de son coeur qui bat plus fort à l'approche de celui qu'elle aime, protagoniste dont le visage restera toujours inconnu, comme s'il pouvait être une pièce imaginative de Chiyoko dans son souvenir fantasmé. Certains moments, véritablement magiques, sont restés célèbres pour ce puissant dynamisme : ceux où Chiyoko court, portée par son amour et sa folie, traversant les âges, les époques, les décors et les costumes, dérapant mais se relevant toujours. Le film tisse un système impressionnant d'échos de scènes à scènes, renouvelle toujours le thème de la poursuite tout en créant des liens entre Chiyoko enfant et Chiyoko adulte, Chiyoko dans son premier rôle de petite fille voyageant en train à Chiyoko dans son dernier rôle à bord d'un vaisseau spatial.

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    Au-delà de l'efficacité d'un scénario, à la base classique, car traitant des thèmes communs de l'amour perdu et de l'écoulement du temps, Millenium Actress est enfin un formidable regard sur la société japonaise du XXème siècle, son évolution, et surtout son cinéma. Le personnage de Chiyoko incarne un prototype de femme qui réussit à se faire un nom dans le domaine, mais reste cependant écrasée par l'uniformité de ses rôles, toujours encadrée par les mêmes acteurs jaloux. Plus encore, elle devra faire face au destin tout tracé devant elle, et dont elle veut s'échapper pour rejoindre son amant : une mère qui décide de ses actions, un réalisateur qui lui fait pression pour qu'elle devienne sa femme au foyer, une société qui ne la voit qu'à travers les personnages qu'elle incarne. Au final, Chiyoko aura droit à une multiplicité de visages maquillés et de costumes différents, mais n'apparaîtra sous sa véritable forme que lors de l'interview, où elle révélera ses vraies frustrations. Une femme aux multiples miroirs et facettes mais qui n'est animée, derrière tous ces masques, que par le feu brûlant de son amour. Ce personnage traverse tout le XXème siècle, vu en filigrane des rôles qu'elle incarne. La guerre est décrite à travers des rôles de jeune fille miséreuse, perdue parmi des villages bombardés (Hiroshima y est signifié de manière très forte). Puis la société de communication par des projets plus ambitieux, et la guerre froide avec le rapport au film d'aventure spatiale. Le cinéma japonais, dont elle incarne le pan populaire, se fait l'écho de l'Histoire et de la culture de ce pays, car Millenium Actress est un formidable hommage à ce cinéma. Le film passe par tous les genres : la bluette romantique pour adolescents ; le film de science-fiction ; le film de ninja ; le film engagé sur la Résistance durant la guerre ; les reconstitutions historiques ; le film de guerre ; la fiction familiale avec des références à Ozu ; le film fantastique et mystique, lien direct avec le thème de la malédiction qui hante Chiyoko ; et même le dessin animé d'une certaine époque avec une séquence ingénieuse où Satoshi Kon grossit volontairement son trait de dessin et s'inspire du travail des estampes japonaises. 

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    Millennium Actress est un magnifique portrait de femme, dont les sentiments sont incarnés avec une belle grandeur à travers l'animation impeccable. ce film, par sa rigoureuse construction, se rêvée un hommage passionné et un regard lucide au cinéma , à l'amour et à l'identité en elle-même. Cette fameuse clé que Chiyoko porte en permanence autour de son cou, n'ouvrira jamais le coffre qu'elle recherche, et restera un élément mystérieux et fascinant jusqu'au bout, à l'image de l'identité de Chiyoko. A la fin du film,  Chiyoko finira par accepter son destin, à reconnaître son échec, prête à finir ou à continuer sa folle course, mais au-delà de la vie, au-delà des étoiles, dans un rêve inachevé et mystérieux.

  • Poetry

    Les mots et la mort 

    POETRY (2010) - Lee Chang-Dong

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     Les films de Lee Chang-Dong me laissent toujours dans un état d'étrange réflexion et émotion après leur vision, et ce, durant de longues semaines. Il m'est difficile d'effectuer une critique de ses films (il n'y eut d'ailleurs pas d'article sur Secret Sunshine lors de sa sortie en novembre 2007, tant ce film m'avait laissée sonnée), car son oeuvre s'avère rigoureuse, secrète, fragile. Poetry a reçu le Prix du Scénario à Cannes, mais il aurait largement mérité la Palme d'or, notamment face à Oncle Boonmee qui reste très surestimé en dépit de l'exotisme et du mystère qu'il dégage. Car le nouveau film de Lee Chang-Dong est, non seulement plus abouti que le précédent, mais surtout un travail d'une très grande maîtrise, cohérent sur tous les plans, et d'une générosité incroyable à l'égard de ses personnages et de ses spectateurs.

    Secret Sunshine contait la lente marche dans la pénombre d'une femme perdant son fils, qui trouvait refuge dans la religion. L'actrice Jeon DoYeon, remarquable dans la gestion physique de cette souffrance, avait obtenu le Prix d'interprétation à Cannes 2007. L'honorable Yun Junghee aurait pu prétendre au même titre, tant son travail est d'une justesse époustouflante et que le rôle qu'elle joue est d'une force et complexité incroyables, en comparaison avec le jeu, certes de qualité mais classique, de Juliette Binoche dans Copie conforme d'Abbas Kiarostami. De même, il y avait dans Secret Sunshine, cet incontournable acteur qu'est Song Kang-ho, qui trouvait un rôle charnière avec ce film, à la fois dans la gamme de ses compositions habituelles mais aussi dans une nouvelle forme de création. Son personnage toujours en retrait dans l'image, se retrouve par ailleurs dans Poetry à travers plusieurs répliques. 

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    Une fois de plus, Lee Chang-Dong nous conte une histoire de foi et de sacré. Ce sens du sacré, voire de la passion, que nous avons tous en nous, comme un exutoire ou une échappatoire aux événements, une manière de surmonter les événements. La mère de Secret Sunshine se jetait à corps perdu dans les cérémonies religieuses ; la grand-mère de Poetry se love dans le langage des fleurs et la beauté visuelle et sonore de la poésie. Lorsqu'elle apprend le terrible acte qu'a commis son petit-fils, elle s'évade de cette terreur en allant contempler les fleurs à l'extérieur du restaurant. Elle se raccroche à la nature qui l'environne pour lutter contre la misère qui la frappe, comme cherchant la beauté, l'idéal dans un monde chaotique. Mais toute cette quête de l'ordre et de la perfection, le film la cerne avec une simplicité remarquable, au travers des différentes situations et comportements qu'adopte son héroïne. Elle sort doucement du restaurant à l'annonce du viol, elle esquive involontairement la rencontre avec la mère de la jeune suicidée en évoquant le paysage bucolique et les récoltes, elle tente de conserver son élégance et d'écrire enfin son premier poème en dépit des remarques qu'on lui afflige. Car toute sa frustration s'exprime dans cette volonté infaillible de réussir à écrire son poème. Le brio du scénario est de faire saisir subtilement ses sentiments au travers des pensées qu'elle sème et des questions qu'elle pose, désespérée, aux autres poètes, sur la méthode pour écrire. Son impossibilité d'atteindre la beauté du monde, la beauté d'une pomme par exemple, est liée à son trouble intérieur, comme noyant tout espace sujet à la beauté, à l'espoir. La caméra saisit des instants volés de l'intimité de Mija, qui s'affaisse par terre après avoir trop bu, qui se traîne le long du couloir de l'école, qui accepte de faire l'amour avec un vieil homme diminué dans sa baignoire, loin de l'élégance qu'elle dégage avec fierté devant les autres. Son désespoir transparaît à travers tous ces comportements qui étayent sa dignité habituelle.

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    Le contraste entre cette forme de naïveté élégante et les atrocités évoqués s'incarne directement dans la réalisation de Lee Chang-Dong, toujours dans l'oxymore de la douceur d'une image épurée au propos violent et noir. La scène d'ouverture, vertigineuse d'intensité, suit le courant de l'eau qui dépose un corps flottant, celui d'une jeune lycéenne aux cheveux détachés, auprès des enfants jouant joyeusement près de la rive par cette belle journée d'été. Tout le film est sous cette ambiance doucereuse et estivale, chaque image étant balayée par des rayons de soleil. La vieille grand-mère, femme quia  beaucoup connu, revient sur les lieux d'un crime qui la laisse abasourdi en dépit de son expérience. Elle assiste à la messe donnée en hommage à la jeune lycéenne, vole la photographie qu'elle cache contre elle comme un trophée, l'observant telle une icône religieuse, va épier la salle de biologie dans lequel l'acte s'est passé. Le personnage est à la fois tiraillé entre sa naïveté romantique, incarnée dans les nombreuses séquences oniriques et bucoliques, et une morbidité obsédante, cachée derrière les objets et lieux qu'elle visite. Le film ne surlonge jamais ce tiraillement, parce qu'il est la forme même du film. Une photographie exquise, une progression dramatique posée et délicate, une manière de filmer claire et limpide, toujours proche du personnage, qui sont en contraste, mais accompagnent, son indissociables du sujet. 

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    D'une certaine manière, beauté rime toujours avec danger chez Lee Chang-Dong, et douceur avec douleur. Mais jamais le cinéaste ne tombe dans la surenchère ni l'excessif, car il en reste à un stade d'observation toute respectueuse des événements, et qu'il ne cerne, par cette observation patiente et délicate, que le frôlement de ces deux contraires, sorte de caresse renflouée à chaque plan. Frôlement qui peut s'incarner par exemple dans le rapprochement du corps malade du Président et du corps encore sain et féminin de la grand-mère. Pas de démonstration dans tout cela, mais plutôt une distance juste, une tentative d'approche, voire de séduction que le cinéaste tente d'opérer à chacun de ses plans. Le mystère n'a jamais été aussi complet dans ce film, prolongation plus aboutie que Secret Sunshine, où déjà recelait le mystique de la brusque foi du personnage de la mère. Le rythme de Poetry est plus soutenu, l'intelligence du scénario encore plus fine, nous faisant oublier peu à peu la maladie de Mija pour aboutir à une existence toute sensorielle. parce qu'elle oublie, Mija semble redécouvrir les choses sous un autre angle, fait ressortir leur mystère par la tentative qu'elle effectue d'écrire à propos d'eux, que ce soit une pomme, une rivière, un cerisier en fleurs… 

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    Le thème de la poésie, assez rare au cinéma, passe non seulement à travers le personnage à la fois romantique et morbide de Mija, mais aussi par le biais des protagonistes qu'elle rencontre. En cela, Poetry dresse l'un des plus beaux portraits de cet art, et en effectue l'approche d'une manière extrêmement généreuse et nouvelle. Jane Campion, avec Bright Star (autre réussite de l'année 2010), passait par l'histoire d'amour romantique et pudique du poète John Keats et de sa muse Fanny pour donner une image pure et délicate de la poésie. Ici, la poésie est abordée d'une manière simple, quasi-populaire. malgré la distance de la culture et de la langue, le film réussit, au-delà des frontières, à transmettre différentes visions du monde et des choses. L'un des plus beaux passages reste celui où les divers membres du petit club de poésie évoquent un de leurs souvenirs. Toujours patiente, la caméra cerne leur lente remémoration, leur émotion, leur regret, leur réflexion progressif, conférant une sorte d'intimité intense, d'autant plus que certains comédiens improvisaient lors du tournage de ces scènes. La poésie du film peut être brut comme ces confessions face caméra ; ou alors adopter un caractère théorique par les cours délivrés par le professeur ou d'autres poètes professionnels. Par le biais d'une petite ville de province, Poetry dépeint ainsi la poésie à tous les niveaux : celle, reflétant le mystère et l'incompréhension, de Mija ; celle enseignée par le professeur expérimenté ; celle, souvenirs intimes, des membres du club ; celle, salace, du policier… Le personnage de ce dernier est par ailleurs extrêmement intéressant, de même que celui du parent qu'i s'occupe de Mija. Tous deux incarnent les doubles du protagoniste masculin de Secret Sunshine, qui était incarné par Song Kang-ho. Ils sont ces témoins terre-à-terre, toujours en retrait mais néanmoins présents, de la douleur de Mija. Ils tentent de la rappeler, souvent maladroitement, à une réalité plus simple, moins déchirante, plus brute et moins sentimentale. Certains plans avec ces personnages sont par ailleurs l'exact miroir des scènes de lamentation dans Secret Sunshine.

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    Au-delà de la poésie, le film dresse en filigrane un portrait de la Corée du Nord. Lee Chang-Dong possède toujours ce regard incisif sur les différentes attitudes révoltantes et sur l'absurdité du fonctionnement social au sein des plus modestes villes. Ainsi, la jeunesse coréenne s'avère inaccessible, fermée, indifférente et incompréhensible. Le regard change lorsque Mija apprend que son petit-fils, celui-là même qui dévore les repas qu'elle prépare avec soin et regarde nonchalamment la télévision, a participé à un viol collectif. Les personnages ayant commis les pires crimes restent éloignés, comme effacés, totalement séparés du protagoniste principal. La mise en scène suggère sans cesse la division, la séparation et la distance entre grand-mère et petit-fils. Cette même incompréhensions de la violence se retrouve par ailleurs dans tout le cinéma coréen, le dernier film de Bong Joon-ho n'en faisant pas exempt. Mother suivait le parcours d'une mère qui découvrait le vrai visage d'une brutalité âpre chez la jeune population et se laissait entraîner dans cette spirale. Cependant, la génération des adultes est aussi immorale que celle des jeunes. face au viol, les parents qui se réunissent, tous des hommes, veulent régler la douleur d'une mère à la manière d'une affaire de business, et utiliser l'argent comme "dédommagement" à la perte de sa fille. Tout comme dans son précédent film, Lee Chang-Dong pointe le souci des apparences, fidèles à une tradition du correct et de la transparence, dans les petites villes, où chacun est prêt à tout, voire à une corruption quasi-inhumaine, pour entretenir sa bonne réputation.

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    Dans Poetry récèle le mystère. Un mystère autant imposé par le magnifique personnage de Mija, brillamment interprété par l'actrice Yun Junghee, dont chaque geste et attitude respire la grâce ; que par la réalisation subtile et patiente, constamment dans l'approche des êtres. Mystère qui s'incarne aussi dans l'incompréhension face à une société étouffante et ambiguë, auquel le personnage tente d'échapper à travers des envolées poétiques, lyriques, naturelles. Au final, Mija parviendra à écrire son poème. Un poème dont les vers trouveront leurs racines dans la mort qui l'accompagne depuis le début du film, et qui se révélera, dans un magnifique montage, la voix de la mort elle-même, de cette petite lycéenne regardant son suicide depuis le pont. Dans Secret Sunshine, c'était la renaissance d'une jeune femme, dans Poetry, c'est la mort, l'adieu d'une vieille personne qui a déjà trop vu.

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  • City of Life and Death

    Nanjing ! Nanjing ! 

    CITY OF LIFE AND DEATH (2010) – Chuan Lu

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    A la fois film de guerre et reconstitution historique, City of life and death, grosse production chinoise, évoque le massacre de la ville de Nankin par les soldats japonais en 1938. Sorti sur Nancy seulement à la fin du mois d'août (alors que sa sortie nationale était le 20 juillet, même jour que l'Inception de Christopher Nolan - encore un exemple de la distribution problématique des films asiatiques en France), City of life and death reste un film impressionnant, tant par la violence du sujet que par sa réalisation. Chaque scène est visuellement impressionnante et imprime un sentiment d'horreur sans avoir recours à la surenchère.  

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    Le film débute sur les plans d'une série de cartes postales de l'époque, représentant différents quartiers de la ville, pas encore soumis à la violence et l'anarchie qui vont l'envahir. Sur ces cartes postales s'inscrivent les grandes lignes du contexte historique. Dès le départ, le ton du film est donnée : entre la reconstitution historique fidèle et cohérente, suivant les différentes étapes qui ont mené progressivement à un massacre matériel, physique et psychologique massif ; et la "petite histoire", où le film saisit des fragments de l'intimité de différentes figures, qu'elles soient chinoises, japonaises, américaines, ou allemandes. Le scénario brasse brillamment ces deux options, à la fois reconstitution et film de fiction, description objective des événements et récits subjectifs à travers les yeux des personnages, visée globale et ressenti personnel. ceci permet en outre d'établir un équilibre entre les deux camps, un peu comme Clint Eastwood l'avait effectué avec son dyptique Flags of our fathers/Letters from Iwo Jima. Il règne par ailleurs dans le film une volonté de pacifisme et d'espoir finals tout à fait honorables.

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    Ce qui impressionne le plus dans cette grosse production, c'est la qualité de sa photographie. Une image en noir et blanc, traitée à la manière des documents d'archive, à la fois terriblement belle, mais accentuant les effets de crasse ou de fumée, donnant aux corps un grain de peau plus pâle, une tournure torturée aux visages, une intensité au regard peu à peu vidé de toute vie des habitants. Cette photographie, ainsi que le travail sur la lumière, les effets de fumée, les décors en ruines, donnent au film son aspect fantomatique, à la ville de Nankin son surnom de "city of life and death", lieu de vie et de mort, où se frottent les habitants effrayés aux cadavres, les soldats à leurs victimes. Certaines scènes magistrales représentent bien ce contraste saisissant qui finit par créer l'identité de cet unique décor, sorte de place de tragédie antique. Au début du film, dans l'église de Nankin, les soldats tombent par exemple sur une énorme foule de Chinois réfugiés dans le lieu religieux. Lorsqu'ils pénètrent au centre du lieu saint, leurs casques crasseux vissés sur la tête et leurs mitraillettes le long du corps, les habitants s'écartent dans un même mouvement circulaire, muets, comme s 'ils s'éloignaient de la Peste, ou plutôt de l'aura de mort qui définit les ennemis japonais. Et dès qu'un soldat tire, dans l'intention d'effrayer la populace tremblante, dans la porte entrebâillée du confessionnal, c'est tout un groupe de jeûnes filles cachées derrière qui s'effondre. 

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    Kadokawa, le jeune soldat Japonais dont nous suivons l'évolution du début à la fin, va tour à tour, être ébranlé par cette violence qu'il ne désirait pas, puis peu à peu habitué à elle. Il s'use à la mort, la mort finit par le rendre impassible, par totalement l'envahir, par l'aliéner. Les cadavres s'alignent le long des rues, accrochés, trainés, délaissés. Le plan le plus représentatif, car très bien filmé, de ce massacre, est celui de ce général vu de dos, envahi par une brume épaisse, qui s'avançant le haut d'une colline, laisse découvrir, au-dessus de son épaule, dans le mouvement de travelling ascendant de la caméra, un champ immense de corps de soldats chinois exécutés, empilés les uns sur l'autre, comme s'emboîtant pour former une immense mosaïque morbide. Pas de mutilation dans ce film, peu de sang ou de membres arrachés, pas de boucherie comme dans Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg. De manière surprenante, en utilisant intelligemment les moyens mis à sa disposition, City of Life and death frappe grâce à la composition de ses plans, aux influences quasi-picturales. On reconnaît dans ces décors des tableaux de ruines, tels ceux d'Hubert Robert, créant cette sensation fantomatique oppressante.

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    Le fantôme, voilà bien ce qui règne dans cet immense chantier apocalyptique : un lieu de morts-vivants, où les habitants et les soldats perdent peu à peu toutes leurs ressources, toutes leurs valeurs, tout sens moral, toute consistance humain. Le jeune soldat japonais dont on suit le trajet perd foi en son pays et en l'humain. La prostituée qu'il rencontre le maintient encore quelque temps dans une forme d'espoir et de renaissance. Mais dès sa disparition, il tombe dans un état de non-mort, en parfaite résonance avec la dégradation des femmes de la zone « internationale » de la ville de Nankin, zone placée sous le contrôle du ressortissant nazi John Rabe, qui peine cependant à en assurer la protection. Le rôle de ces femmes est extrêmement fort, et elles sont toujours présentées par le film comme porteuses d'une certaine humanité. Melle Jiang, en particulier, interprétée par Yuanyuan Gao (la jeune actrice de l'excellent Shanghai Dreams de Wang Xiaoshuai), est un personnage très complexe, se pliant aux règles mais tentant de conserver sa dignité de femme jusqu'au bout, jusqu'à cette requête finale qu'elle adresse en anglais au soldat japonais Kadokawa. Le film réussit à dresser de multiples portraits de femmes, chacune au destin tragique (notamment par le biais de scènes de viol extrêmement éprouvantes), mais toutes cernées avec un regard admiratif. 

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    Le film s'appuie en outre sur un symbolisme important, notamment sur les évocations apocalyptiques. Huis-clos terrifiant, la présence de la neige et les décors en ruine semblent figer éternellement la souffrance. dans les rues s'étalent les corps sans vie, les cadavres vidés de vie, les soldats trébuchants et blessés, les femmes folles, images du martyre. Les nombreux fondus au noir qui assurent la transition après les scènes dures (telle, celle, terrifiante car suggérée, de la petite fillette jetée par la fenêtre) représentent cet évanescence des morts qui se multiplient et le saleurs des âmes. La présence du feu et des cendres dans les plans d'extérieurs agissent comme l'incarnation des âmes en peine et de la souffrance qui se consume. L'ensemble repose sur peu de mots et reste accroché à cette violence âpre et sans complaisance, présentant la réalité avec finesse et franchise. Le film se divise en deux parties : d'une part, la capitulations des derniers soldats chinois ; et d'autre part, la dégradation physique et psychologique des femmes face au règne anarchique des soldats japonais. Si la seconde partie est la plus éprouvante car elle cerne de front l'humiliation des corps féminins au travers des scènes de viol ; la première partie, plus dans le registre du film de guerre, échappe à la violence facile. Le film suit le point de vue d'une poignée de soldats chinois, qui, par l'intensité de leurs regards et leurs gestes, se passent de la langue pour tout exprimer sur le sentiment de la défaite. Lors des scènes de bataille ou d'exécutions, la caméra ne montre jamais les corps qui tombent, amis uniquement les mitraillettes qui tirent, comme voulant laisser à ces hommes l'intimité de leur mort humiliante tout en dénonçant la brutalité qui les abat. Un des soldats principaux est par ailleurs l'immense acteur chinois Lui Ye, dont le rôle est peu présent mais exprime une intensité dramatique remarquable. 

    Si City of Life and Death relève de cette violence éprouvante mettant en valeur la monstruosité de l'être humain, il y règne un fort désir et d'humanité, d'abord à travers le personnage de Lui Ye, ensuite la dignité des femmes chinoises, et enfin le geste final du Japonais Kadokawa. A la fin subsiste la vie, brisée pour ce soldat, mais miraculeuse et pleine d'espoir pour l'enfant et l'homme qu'il a sauvés. 

  • Nabari no Ou

     NABARI NO OU (2004-2010) - Yuhki Kamatani

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    Nabari no Ou est une oeuvre atypique dans le paysage du manga pour adolescents. Loin des récits d'action aux multiples rebondissements et protagonistes tels que Bleach ou Naruto, Nabari no Ou s'en tient à une poignée de personnages à la psychologie bien définie, jetés dans une histoire dramatique violente et intense. Ce que l'on peut saluer dans ce premier manga de Yuhki Kamatani, c'est l'extrême sincérité et humanité qui cerclent son récit et le distinguent des autres.

    Proche de l'intrigue de Naruto, postulat typique du récit d'action ou de fantasy pour adolescents, Nabari no Ou met en scène un jeune garçon, Miharu, qui se découvre porteur d'un pouvoir dangereux et puissant, évidemment désiré par tous les ninjas prêts à tout pour s'en emparer. Evidemment, la base du manga attire peu par ce schéma classique, où un jeune héros innocent doit faire face aux dangers provenant de l'extérieur et surtout de lui-même. Les premiers volumes vont dans ce sens, plutôt agréables à lire, scandant le récit par des moments d'action ou d'explications, présentant les différents protagonistes, rapidement attachants par leur simplicité, mais restant convenus. Dès le troisième volume, Nabari no Ou prend soudainement une tournure toute différente, et devient plus un récit d'amitié, attaché à la psychologie et aux réactions des personnages dès lors installés, notamment par le biais de la relation qui s'amorce entre les deux personnages sensés être ennemis.

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    L'originalité du manga provient dès lors de cet attachement à décrire les actions des deux clans opposés, l'un voulant détruire à jamais le pouvoir que porte Miharu, et ce, sans entraîner la mort de son porteur, l'autre utiliser ce pouvoir pour apporter au monde une meilleure destinée. Mais le récit s'avère beaucoup plus nuancé que cela. L'auteur observe l'évolution des sentiments d'une poignée de personnages face aux convictions de leurs chefs. Il y a évidemment le personnage principal, qui surprend par son indifférence durant les premiers tomes, impassible face aux événements et ne voulant que se débarasser de ce qu'il enferme en lui. Ce personnage de jeuen garçon est plutôt bien cerné, loin du sentimentalisme dépeint dans beaucoup de mangas adolescents. Ici, Miharu est un vrai petit diable, ignorant les tourments qu'il cause aux autres, mais qui va se révéler face à celui qui s'oppose à lui, Yoite, atout de l'autre clan qui ne connaît que la mort. Ce dernier est un des personnages les plus complexes de la série, du fait de son aura morbide et glaciale, mais traité avec une certaine subtilité et une belle douceur. Chaque protagoniste, dans cette histoire de course au pouvoir, agit pour ses propres motivations, souvent différentes de celles qui animent les deux chefs qui s'affrontent. Raimei, jeune samouraï, s'engage d'abord aux côtés de Miharu dans le but d'affronter et de se venger de son frère, Raikou, qui va lui-même devenir criblé de doutes, tiraillé entre ses idéaux et ses sentiments qui l'attachent aux autres.

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    Enfin, il y a dans Nabari no Ou un refus de l'action facile et d'une multiplication de combats. En cela, une bonne partie du manga concerne plus les introspections personnelles ou les scènes de discussion et explications. Les rares moments d'action, néanmoins efficaces, sont fulgurants et violents, contribuant pleinement à l'intrigue et n'étant pas juste un apport rythmique ou esthétique comme le sont beaucoup d'autres mangas de ninjas. Le graphisme assez particulier de l'auteur offre une certaine grâce au manga : les silhouettes sont fines et souples, fragiles, souvent torturées dans l'image, mais aussi gracieuses. Le découpage reste soigné et agréable, donnant sur certaines pages une forte émotion, notamment grâce à la qualité du dialogue, jamais poussé, toujours en évocations.

    L'adaptation en anime, pour une fois, respecte ce ton très humain qui fait la qualité du manga, et se révèle de bonne qualité, autant au niveau de l'animation, qu'au niveau du doublage, ou de la bande musicale, très belle. Le studio d'animation a opté pour un choix de couleurs douces et pâles, s'accordant parfaitement avec la paisibilité du ton et la douceur du récit.

  • Cristallisation secrète

    Mémoire de disparus

    CRISTALLISATION SECRETE (2009) – Yoko Okawa

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    Le roman de Yoko Okawa, célèbre écrivain japonaise, m'a tout de suite séduite pour le court résumé de sa quatrième de couverture et l'étrange impression que laissait la photographie du devant. Cristallisation secrète oscille entre réalisme et fantastique mystique, où la chronique du quotidien paisible d'une île frôle l'improbable poétique et surréel.

    Le roman raconte la lente descente vers la folie des habitants d'une île imaginaire, où divers éléments disparaissent peu à peu. Le principe rappelle Fahrenheit 451 dans le sens où une brigade chassant les souvenirs s'assure de la disparition complète des objets ciblés et arrête les personnes susceptibles de se souvenir. Mais comme avec les livres dans le roman de Ray Bradbury, certains personnages vont tenter de résister en conservant des objets du passé, tandis que d'autres, à la manière de ces hommes-livres isolés dans la forêt de Fahrenheit 451, gardent la mémoire. Cristallisation secrète joue ainsi de manière très poétique et fine avec le thème de la présence-absence, où tout ce qui a disparu laisse forcément des traces, et ce, malgré le travail des brigades acharnés et impitoyables dans leurs actions de suppression. Car les traces subsistent dans la conscience de l'individu, seul réserve secrète pouvant échapper aux griffes des chasseurs de souvenir. Une partie du roman joue ainsi sur les rapports de résistance face à un oppresseur quasi-inhumain, relevant d'un gouvernement invisible, ayant une part de réalisme faisant écho à certains événements similaires s'étant opérés en Asie (la Révolution culturelle en Chine, notamment).

    Cependant, une forme de fantastique se manifeste, ce qui fait toute la force du roman, de même que Bradbury utilisait la science-fiction pour créer la métaphore de son livre. En effet, les objets s'effacent de l'existence selon les agissements hasardeux d'une force obscure et magique, de même qu'ils disparaissent totalement des consciences des habitants. Seuls quelques individus, tel le personnage de l'éditeur que recueille la narratrice, échappent miraculeusement à cette action. Les disparitions vont crescendo au fil du récit : au début, ce ne sont que des objets usuels qui s'effacent (la boîte à musique, le parfum, le ticket de ferry, des bijoux...) ; puis le temps et l'espace sont également touchés, telles les pétales de fleurs qui tombent des arbres et sont emportées par le fleuve, ou le printemps qui limite le temps à une saison qu'est l'hiver, à l'image de l'existence se figeant et de l'absence de mouvement. Enfin, les éléments physiques, touchant directement les personnages, disparaissent. La jambe gauche, le corps tout entier et finalement la voix sont contaminés par cet étrange effacement. Parallèlement, les individus s'isolent de plus en plus. La narratrice décrit ainsi l'autarcie qui se met en place dans les résidences voisines. Les individus ne se distinguent plus, s'effacent et deviennent amorphes, fuyants, uniformes. Les descriptions très objectives et froides de l'héroine sur le monde extérieur démontre cette soumission et disparition de ce qui faisait la spécificité et la richesse de l'île. Seul un partage commun d'une certaine mémoire et de la solidarité établi entre elle, son éditeur et le personnage du vieux grand-père, permettent aux personnages de subsister et de conserver une forme de préciosité essentielle pour leur survie.

    En effet, avec ce sujet, l'auteur fait saisir l'importance et la richesse de petits éléments du quotidien : ces objets usuels qui parsèment et ponctuent notre existence, permet de nous livrer des repères et des clés pour bien vivre et créer notre existence. Le roman débute ainsi sur la description minutieuse et précieuse des objets que la mère de la narratrice cachait dans son atelier et qu'elle conservait à l'abri des brigades spéciales. C'est là que se met en place un vocabulaire très poétique et précieux, transfigurant le quotidien et le banal en des présences extraordinaires. Ce soin et cette attention aux objets et l'appel au quotidien simple et usuel, amis réconfortant, rappelle l'esprit de Yasujiro Ozu, excellent cinéaste japonais qui diffuse cet esprit de plénitude que tentent de conserver les protagonistes de Cristallisation secrète dans ses films.

    Au-delà de cette histoire de résistance, le roman comporte une belle dimension philosophique en filigrane, autant sur le thème du passé, que sur celui du langage. Le fait de garder le souvenir et d'avoir une accroche au passé permet de subsister plus que les autres, de ne pas vivre au jour le jour et de ne pas se laisser inhiber par les contraintes extérieures et le flux du temps. La résistance au temps permet de créer une sorte de constance de sa personnalité et de conserver une unicité personnelle, ce qui explique la fascination de la narratrice, soumise sans cesse au changement, face à son éditeur qui lui permet d'incarner cette permanence qu'elle désire et qu'elle voit comme un refuge. En outre, la dimension la plus intéressante du roman est d'avoir fait une narratrice écrivain. Tout le long du récit, cette femme est obsédée par une question inquiétante : et si les mots disparaissaient, eux aussi ?

    A travers ce personnage d'écrivain s'exerce ainsi un questionnement très profond sur les mots, sur la représentation du monde par les mots. Ces mots uniformes qui gardent cependant une trace et des repères vis à vis de l'existence. La mise en abîme est double dans Cristallisation secrète : la narratrice est une forme de substitut de Yoko Ogawa elle-même, et le roman que l'héroïne écrit est une représentation indirecte de ce qui lui arrive. Cette jeune femme se rend par exemple compte que les histoires qu'elle écrit sont sans cesse marquée par la disparition. Un formidable travail de mise en abîme tisse des liens entre le récit-cadre et le récit-encadré, ce roman qu'écrit la narratrice et dont nous sont livrés quelques extraits. Le personnage de l'éditeur trouve un double dans celui du professeur de dactylographie. Cristallisation secrète joue fortement sur un symbolisme porté par son phrasé poétique et la finesse de sa composition.

    Cristallisation secrète, par le biais de ce récit fantastique et déchirant et de son écriture agréable et fluide, nous fait revenir à l'essentiel. Le plus anodin disparaît, créant ainsi le sentiment d'étrangeté menant jusqu'à la folie, où seul le contact avec les êtres, qu'ils soient vivants ou morts, permet encore de résister face au monde qui part en lambeaux sur cette île.

  • La Tisseuse

    Visage éclatant

    LA TISSEUSE (2010) – Wang Quan An

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    Après Le mariage de Tuya (malheureusement non vu car le cinéma Arts et Essais a la fâcheuse mauvaise habitude de programmer les « petits » films asiatique à des horaires impossibles), le nouveau film de Wang Quan An se concentre sur une jeune tisseuse apprenant sa mort prochaine suite à une leucémie. La Tisseuse raconte admirablement ce destin, distillant une véritable émotion grâce à ses acteurs et sa mise en scène efficace et intelligente.

    La tisseuse est Lily, jeune ouvrière similaire à toutes les autres, vivant dans la misère, entourée de son jeune fils devant apprendre le piano pour son « éducation », et de son mari poissonnier. Pourtant, la maladie qui se révèle à elle, malgré les efforts des médecins et de son mari pour le lui cacher, va soudainement bouleverser sa vie. La féminité du personnage semble se révéler par cet ébranlement : Lily, dont le premier visage est celui d'une ouvrière parmi les autres, se battant pour les mêmes raisons que les autres (à savoir la nécessité de manger dans l'usine), va acquérir un vrai statut d'être humain, de femme et suivre un parcours hors du commun. Au fil du récit, elle se détache de ses camarades, observe en retrait ce qu'elle était face aux lieux qu'elle parcourait autant auparavant : la piste de danse en est l'exemple, où les ouvrières vont se faire payer quelques valses par des inconnus. Lily observe ce va-et-vient de lumières et de jambes, préparant ses projets d'évasion.

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    Outre ce portrait de femme, le film s'adonne à la critique sociale qu'il fait de la Chine à travers ce personnage. Dès le départ, le cliquetis et le ronronnement des machines à tisser apparaissent préalablement avant l'histoire, installant l'atmosphère dans laquelle la femme vit. Le premier plan dresse tout de suite l'enfer de ce travail : assourdie par le bruit continu, la caméra suit Lily, dos sous lequel bouillonne la colère, suivi de cette dispute aux cris violents sur la baisse de son salaire. Le choix de ce domaine n'est pas anodin, le textile étant la source de richesse primordiale en Chine. Au début, le point de vue sur les usines est sec, violent, filmé avec caméra à l'épaule. Parce que Lily prend de la distance, s'enfonce dans une sorte de coma maladif, un état évasif quasi onirique, le portrait social tire peu à peu vers le fantastique. Lorsque Lily rend visite à son amant par exemple, elle parcourt toute l'usine de teinture de tissu, et son avancée progressive correspond à celle de l'étoffe qui effectue parallèlement le même circuit, se teintant peu à peu d'un motif rouge et fleuri. Lily, paradoxalement, malgré la maladie, reprend des couleurs par ce voyage, se « teinte », se révèle, apparaît à la fois pathétique et courageuse.

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    La pudeur et la retenue d'une mise en scène précise et soignée traitent efficacement le thème de la maladie ou du premier amour. Toute la douleur de Lily passe par de petits indices, et la caméra ne cherche qu'à montrer, avec douceur, son déchirement, que ce soit pour la découvrir effondrée aux toilettes lors du test d'urine, traumatisée par l'ambiance de l'hôpital ; ou sa réaction face à la photographie où elle pose à côté de son ancien amant, envoyée par un jeune couple coréen rencontré sur la plage. Cette manière de poser les choses, sans jamais recourir au commentaire, généralement porté par les silences et la force des images et des gestes, se rapproche d'un jeune cinéma asiatique de qualité, porté par des cinéastes tels que Wang Xiaoshuai, qui critiquait en filigrane la politique de l'enfant unique et les failles de la médecine et d'une conception familiale exclusive en Chine dans son très beau Une famille chinoise ; ou encore les films de Kore-eda, comme Nobody knows, déchirante observation de la destruction d'enfants livrés à eux-mêmes, ou même Still Walking, subtile variation familiale. Les plans sont volontiers longs et posés, enveloppant jusqu'au bout l'émotion, tenant à garder une certaine sincérité dans l'expression du personnage. L'interprétation excellente des acteurs contribuent aussi à cela. L'actrice Yu Nan, qui jouait par ailleurs un petit rôle, néanmoins tragique, dans Une famille chinoise de Wang Xiaoshuai.

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    Le pathétisme est très présent tout au long du film, mais il apparaît de manière la plus pure possible. Les nombreuses passages où Lily s'effondre sont cernés avec une réelle force. La maladie n'est en rien commentée par des élans lyriques ou une surenchère dramatique. Elle surgit de manière violente et sournoise : des saignements de nez pendant la leçon du fils ou à l'usine, un malaise pendant la chorale de l'usine, la respiration saccadée sur le brancard. De même, les scènes de tentative de suicide ne répondent à aucune démonstration : quelques gestes , allumer le gaz, disposer des pilules sur un gâteau à la crème, suffisent. La  maladroite mélodie jouée naïvement par le fils étant rentré trop tôt,  apparaît comme effrayante par son introduction dans cet espace où allait se jouer le drame. De même, le passage du train sur les rails, bruit explosif et strident, s'assimile à la douleur. L'arrière-plan sonore ou visuel introduisent l'émotion, déclenchent et justifient les réactions du visage de Lily, celui-ci étant toujours observé. La musique, en particulier joue un rôle primordial, que ce soit pour le symbole de l'accordéon expirant comme la jeune femme sur son lit d'hôpital, ou cette fameuse chanson soviétique, « la tisseuse », qui lègue son titre au film.

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    La scène finale est par ailleurs magnifique, faisant de la mort si inévitable et simple un éclat coloré, une explosion de toute une émotion, de toute une vie de simple ouvrière fustigée en un destin magnifique. Car subsistera cette dernière image d'une femme éclatante, rendue belle par sa maladie, par son voyage, par ce film.

  • Kaïro

    Disparitions/Apparitions

    Absence/Présence

    KAÏRO (2001) - Kiyoshi Kurosawa 

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    Alors que Tokyo sonata, son dernier long-métrage, s'ancrait dans le réalisme et la description (toutefois onirique par moments) d'une famille en pleine implosion, Kaïro est un autre versant de Kiyoshi Kurosawa et une des références du cinéma nippon fantastique. Tout en partant de sources traditionnelles, le film installe une ambiance mystique et oppressante, se faisant l'écho de la société japonaise et ses mutations sociales. Datant de 2001, Kaïro a gardé son mystère et sa beauté, témoignage métaphorique des angoisses existentielles.

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    Certains ont reproché la banalité du scénario de base, à savoir l'invasion de fantômes, de revenants encore attachés au monde réel. Mais Kurosawa n'utilise que cette source classique pour pouvoir mettre à profit sa vision du monde actuel à travers une mise en scène plastique. Les fantômes et leur fascination sont les motifs de ce film, ou comment garder la trace de ce qui a disparaît, comment faire paraître visuellement un rebut vivant mais incomplet, à la lisière de la réalité et de l'invisible. De plus, les légendes, tout en gardant un attrait mystique, se réécrivent grâce aux nouvelles technologies s'installant dans les foyers. L'immersion du fantastique se déclenche par l'illusion de l'écran des ordinateurs connectés à Internet, piratés automatiquement par un site aux images envoûtantes et inquiétantes, présentant ces fantômes filmés en intermittence. L'un des personnages les plus naïfs, mais aussi les plus rassurants par son esprit terre-à-terre, celui de l'adolescent blond, tente ainsi d'installer Internet chez lui et sombre dans l'angoisse et la peur de l'irréel dès l'arrivée impromptue de ces images. Le spectateur est également dans cette position, happé par des images inattendues, des apparitions étranges et silencieuses, une incohérence dans le cheminement du récit. Mais si les techniques modernes ou les décors et personnages a priori réalistes semblent tirer le récit vers une transposition moins traditionnelle, la fascination face au thème du fantôme n'en reste que plus forte, amenant à un retour au mystique le plus pur.

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    Kaïro tire son intérêt principal de son esthétique soignée et la cohérence d'une œuvre presque plastique, même si le récit et la psychologie des personnages restent souvent en retrait. Car le film donne une vision tout à fait originale et efficace de la disparition des vivants ou de l'apparition des morts. La mise en scène, tout comme dans Tokyo Sonata, impose la lenteur des mouvements dans des plans fixes, la complexité d'une architecture piégeant les protagonistes, le travail sur des couleurs ou lumières angoissantes, ou encore une musique aux chœurs dissonants. Par le montage « cut », symbolisant le détournement à regret des yeux de ceux qui sont encore présents, les acteurs disparaissent, laissant une trace, une marque noire au mur. Le détachement au réel se fait par cette obsession de la trace noire, d'un motif sinistre, telles les cendres d'un feu éteint, dont la présence suggère l'absence. De même, tout un travail est apporté aux grésillements d'une image, aux coupures des corps provoquées par les défauts d'une caméra ou des pixels, comme par exemple lors du premier suicide, où la vision subjective fait partager la distance avec le réel.

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    La déformation de formes du réel, transfigurées en des signaux angoissants, telles des marques noires ou le scotch rouge, symbolise ainsi à une déshumanisation totale de la ville, où les bureaux, salles de classe et bâtiments se vident. Les décors visent à retranscrire cet isolement, tout en comprenant souvent des éléments étranges et « fantomatiques » : bâches flottantes de chantier, sièges pivotant se déplaçant dans l'espace, fils électriques au sol, portes grinçantes, tant d'objets laissant un passage vers le fantastique et sa tentation. Le film retranscrit en effet la terreur de l'irréel et sa fascination, par une chorégraphie magnifique des revenants mis à l'écran. Évitant un ridicule par effets spéciaux ou maquillages forcés, Kaïro fait l'option de la distance et du caché. Les fantômes sont de apparitions en arrière-plan à demi obscurcis par les ombres, se déplaçant selon une chorégraphie souple et ralentie, tirant progressivement à lui par ces mouvements presque dansés toute la réalité d'un espace. Par ailleurs, l'unique visage fantomatique aperçu vers la fin du film (et qui orne également la jaquette de l'édition DVD unique en France de Kaïro et Charisma), qui s'approprie totalement tout l'écran, reste déformé, aux contours vibrants et peu nets. Seul le regard de l'homme, pourtant fantôme, est rendu vivant par un éclat lumineux qui attire toute réalité vers lui.

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    Enfin, Kaïro, par la désintégration progressive des villes et des personnages, la disparition de toute source vivante et l'errance désespérée des derniers, se fait l'écho d'une société figée par sa tendance à l'isolement. Métaphore d'un pays en proie à la solitude, l'argument mystique et l'obsession de la vision du non-vivant, amène le sujet du suicide, très présent dans l'esprit du Japon. Dans Tokyo Sonata, c'était aussi le suicide d'un ancien camarade dans la même situation de sans-emploi que lui qui poussait le père de famille à son repli et une angoisse du quotidien et des autres. Les protagonistes du film perdent de leur chaleur, évitent les autres, se réfugient dans la contemplation paralysante de l'absence et ses revenants. Plus que tout, c'est cette ritournelle d'une voix déformée qui crie désespérément « A l'aide », voix surgie des murs ou des enregistrements sonores, unique présence vivante mais palpitante, sombrant déjà dans la mort, qui représente avec efficacité la torpeur des êtres. Par l'introduction d'Internet, Kurosawa semble suggérer que c'est la technique moderne même, la capture par l'image projetée qui provoquent cette solitude. Une critique qui peut sembler agaçante et peu originale aujourd'hui, mais reste en arrière-fond, n'entravant nullement toute la mise en place fantastique. Tout comme les apparitions, le suicide est présenté en arrière-plan, avec une certaine distance, comme si rien ne pouvait délier ces êtres de leur destin, rendant le fait encore plus angoissant. L'errance des personnages s'assimile à celle du récit, qui aurait pu néanmoins être plus approfondi, s'en tenant aux discours sur le retour des fantômes ou les phénomènes étranges, comme ces longs dialogues peu utiles entre l'adolescent blond et la jeune fille dans sa chambre. Kaïro s'en tient à une tension sourde et permanente, malgré la lueur naissante finale, qui certes aurait pu prêter à une observation plus fine et réfléchie de la société japonaise, mais retranscrit un sentiment d'étouffement et d'angoisse.