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Cinéma japonais - Page 7

  • 2/Duo

    Une Répétition qui implose

    2/DUO – Nobuhiro Suwa (1996)

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    2/Duo, un film datant de 1996 mais qui s'avère encore incroyablement pertinent aujourd'hui.

    2/Duo est une forte surprise. Réalisé avec de petits moyens, se limitant à l'observation d'un jeune couple implosant peu à peu, le film de Nobuhiro Suwa réussit à cerner, avec justesse et précaution, une forme de schizophrénie que beaucoup de cinéastes représentent en traits grossiers ou symbolisme forcé. Nobuhiro Suwa réussit à cerner, dans un registre plus réel et une esthétique plus documentaire, l'ambiguïté de la schizophrénie, sans tomber dans le pathétique ou la facilité. Le film réussit là où d'autres, comme Darren Aronofski avec Black Swan, ont échoué : laisser une marge de liberté à la folie de ses personnages, et ne jamais limiter leur caractérisation à une unique lecture psychologique. Le choix du plan-séquence donne, en ce sens, une véritable force et épaisseur à la névrose, et lui confère sa part obscure et incompréhensible. La mise en scène fine et le jeu, brillant, des acteurs donnent à la schizophrénie sa part d'insaisissable et d'étrangeté, semant toujours un doute progressif chez le spectateur. Le petit appartement réconfortant du début se transforme peu à peu en bulle étouffante, où implose peu à peu le couple, qui se déchire, se répète, se sépare à travers d'infimes indices ou dialogues.

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    Car c'est là toute la force de 2/Duo : comment incarner, à l'écran, par la mise en scène, les choix de réalisation, cette idée si implicite de l'implosion. L'esthétique documentaire saisit les moments de doute ou de désoeuvrement des personnages, le cadre étant toujours volontairement décalé. Les personnages ne sont jamais totalement montrées, toujours cachés derrière un pan de mur, une fenêtre, une mèche de cheveux. En outre, le rapport à la répétition dans les dialogues, mais également dans les gestes, traduit un aspect névrotique fortement dérangeant. Dans l'une des séquences, le jeune homme lance rageusement le linge étendu dehors sur sa femme, jetant chaque vêtement à sa figure dans une violence progressive. Cette implosion n'est cependant pas sans lien avec le monde extérieur, qui apparaît bien souvent morcelé, presque sans identité, contribuant à cloisonner encore plus les personnages avec eux-mêmes.

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    Mais ce déchirement ne se départit pas d'une certaine poésie ou d'un certain lyrisme. Le personnage de la jeune femme (Yu Eri), en particulier, est filmé de manière à ce qu'il finit par échapper au regard du cameraman, parallèlement à celui de la société, alors qu'il semblait être le plus ordinaire et familier au départ. Yu, après sa disparition hors de la narration et du cadre, réapparaît changé, libre, insaisissable parmi les herbes folles, mais d'une réelle beauté mystérieuse.

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  • Entre le ciel et l'enfer

    TENGOKU NO JIGOKU - ENTRE LE CIEL ET L'ENFER (1963)

    Akira Kurosawa 

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    Entre le Ciel et l'Enfer fait parti d'une collection de Wild Side consacrée à trois films noirs de Kurosawa et visant à faire redécouvrir leur édition restaurée. Entre le Ciel et l'Enfer en est le dernier volet, après Chien enragé et les Salauds dorment en paix. Au-delà du film, un mot sur cette édition qui, malgré son apparence misant sur la redécouverte et la richesse du propos, s'avère décevante, les bonus proposant au final plus des documents assez généraux sur le cinéma japonais, plutôt que sur Kurosawa lui-même.

     

    Gondo, un riche entrepreneur dans l’industrie de la chaussure, reçoit un soir un coup de téléphone annonçant le kidnapping de son fils, et une rançon s'élevant à toute la fortune de la famille. Peu de temps après, il se révèle que le kidnappeur s'est trompé de cible, enlevant le fils du chauffeur personnel de Gondo, mais la demande de rançon est maintenue. Dès, tandis que la police tente de traquer l'origine des appels téléphoniques, l'entrepreneur fait face à un dilemme, celui de conserver sa fortune ou de tout perdre pour l'enfant d'un autre. 

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    Le film, aussi puissant que son titre, peut se diviser en deux parties, la première se présentant plus psychologique que la seconde, qui elle rejoint les codes du polar en suivant l'enquête menée par l'équipe des policiers pour percer à jour le coupable de cet enlèvement. La première partie est riche en émotions, tandis que la seconde riche en actions et en rebondissements, tous deux liés par cette charnière centrale qu'est la livraison de la rançon et le sauvetage de l'enfant. Le personnage de Gondo, magistralement interprété par un Toshiro Mifune d'un trouble extraordinaire, est ainsi mis en lumière au début du film, abandonné pour laisser place à une traque hautement intéressante, pour enfin réapparaître à la fin du film. Le spectateur ne saura jamais les sentiments exacts de Gondo à la fin du film, mais le film de Kurosawa interprète brillamment les tensions entre les classes sociales et le chaos dans lequel vit une partie de la société, chaos auquel doit faire face Gondo.

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    La première partie est fascinante dans sa mise en scène. L'attente autour des coups de téléphone du kidnappeur transforme le grand salon en un espace théâtral, où chaque position des personnages signifie tour à tour leur incompréhension, leur détresse, leur distance, en particulier au niveau du couple. Liés au début, collés l'un à l'autre lors des premiers coups de téléphone, Gondo et sa femme se séparent peu à peu dans l'espace lorsque le vrai fils est retrouvé et que Gondo hésite à payer la fameuse rançon. Le personnage de la femme, seule présence féminine dans l'ensemble, représente la catharsis des sentiments masculins qui l'entourent, que ce soit celui de son mari, du chauffeur, ou encore des policiers témoins du déchirement : elle s'effondre, crie, insiste, tandis que les hommes gênés, contenus dans leur apparence, la regardent avec distance ou préfèrent tourner le dos. 

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    Akira Kurosawa était en outre un grand admirateur du fameux écrivain Georges Simenon . Pour avoir longtemps été passionnée par l'auteur belge et dévoré tous ses Maigret et ses romans, je peux affirmer qu'Entre le Ciel et l'Enfer est peut-être l'une des œuvres de Kurosawa les plus empreintes de l'influence de Simenon. Tout d'abord, la seconde partie autour de la traque et du travail de patience des policiers, à l'époque sans technologie, misant sur des suppositions de déplacements et d'actions,fait écho à la fameuse latence dont fait preuve Maigret son équipe dans son équipe. On songe également au « Simenon japonais », pour prolonger l'influence, le grand écrivain Seicho Matsumoto qui, avec le Vase de Sable (adapté au cinéma en 1974 par Yoshitaro Nomura, un des assistants réalisateurs de Kurosawa), décrit les lentes recherches de son héros inspecteur dans les petits villages. Les policiers, dans le film, trouve ainsi la maison des kidnappeurs en faisant écouter le son d'un train en arrière-plan d'un des enregistrements d'appel à un vieux paysan reconnaissant son son mécanique et situant la ligne de chemin de fer. Ensuite, les deux protagonistes principaux, Gondo et le kidnappeur ressemblent aux portraits que fait Simenon des plus riches faisant face à des dilemmes, ou alors des criminels les plus désespérés, presque schizophréniques, agissant sur le coup de la lâcheté. Sur la dernière séquence, poignante et désespérée (la dernière image est un rideau de fer brusquement abaissé tandis que retentissent les cris du prisonnier condamné à mort), la lente perte de contrôle du kidnappeur rappelle le protagoniste traqué par le commissaire Maigret dans Maigret et le tueur, personnage se voulant froid et calculateur mais perdant tous ses moyens face à l'approche de la mort.

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    De plus, le rapport qu'entretiennent ces individus torturés à la société rappelle également Simenon, et se retrouve bien plus renforcé à travers le regard de Kurosawa sur la société japonaise. C’est toute une lutte entre les classes qui se cristallise à travers cette histoire. Hubert Niogret écrit par ailleurs à propos de ce film dans son ouvrage Kurosawa (éd. Rivages/Cinéma) qu'il « repose sur cette opposition (celle des classes) transcrite topographiquement. La spacieuse villa moderne de Gondo est isolée sur une colline au nord de Yokohama. La ville basse entoure la colline avec ses bidonvilles, ses ruelles sombres et sales, l'enfer avec cent pour cent d'inconfort. ». Le film décrit ainsi cette opposition, ce fossé entre les classes, et ce, sans parti pris ni manichéisme. Le personnage de l'entrepreneur est par exemple aussi victime de ses concurrents, ou de son assistant, qui profitent de sa ruine pour lui faire perdre sa position, mais désire au début sacrifier sans scrupules la vie de l'enfant de son chauffeur. Le coupable, quant à lui, invoque l'arrogance de la demeure de Gondo, surplombant un petit village peinant à survivre, demeure qui lui donne une image unique et simple de la richesse, tendant à standardiser tous les propriétaires riches. A plusieurs reprises, Gondo se demande « Pourquoi moi ? », pourquoi l'avoir choisi comme représentant de toute la classe supérieure pour assouvir une vengeance et une jalousie ? A travers son film, Kurosawa pointe l'incompréhension entre les différentes classes, où la vision limitée du peuple et ligotée par les apparences peut conduire à des excès. La séquence de la traque du criminel dans les rues révèle aussi ce fossé : les policiers passent d'une enivrante fête musicale dans un bar au silence de mort d'une maison de passe dans les bas-fonds de la ville, où se morfondent des malades et des drogués vendant leurs corps.

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    Entre le Ciel et l'Enfer, en dépit de ses presque cinquante années d'écart avec notre siècle, reste d'une force et d'une pertinence impressionnantes, témoignage du chaos de l'après-guerre au Japon, mais ayant encore une répercussion sur le portrait qu'il fait de ces tensions entre les classes sociales. 

  • Kairo

    Kaïro (2001) - Kiyoshi Kurosawa 

    Une critique de Big-Cow

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    Je suis tombé par hasard sur Kaïro, hier, sur Arte ; le film était curieusement diffusé après Citizen Kane, et je me suis un temps demandé comment Arte organisait sa programmation, avant de me rendre compte qu'il s'agissait d'un Kurosawa et que ce réalisateur faisait défaut dans ma culture cinématographique. On parle du Kurosawa de Jellyfish, ici, et je tiens à préciser que je suis également assez peu familier des codes de l'horreur à l'asiatique, les rares films que j'ai vu de ce côté tapant davantage du côté du slasher ; je ne connais des films d'horreur japonais guère que les influences qu'ils ont en Occident sur des jeux vidéo tels que F.E.A.R., par exemple, et ce même si j'ai eu l'occasion de lire quelques mangas horrifiques (Minetaro Mochizuki, Junji Ito).

     

    Rien toutefois de très déstabilisant, de très surprenant dans Kaïro. Le rythme du film est très lent, et Kurosawa joue beaucoup sur une ambiance pesante, aride, malsaine, ça et là rythmée par quelques apparitions, mais jamais rien de soudain. Le travail sur le son, sur les arrière-plans et les premiers plans, est très intéressant, donne lieu à quelques grands moments assez tendus. Mais de là à dire que Kaïro est effrayant ? Non, le film est de facture trop classique, son intrigue trop décousue, pour qu'on arrive vraiment à se passionner pour le sort de ses personnages (par ailleurs quelque peu transparents). Le travail esthétique, lugubre à souhait, attire davantage l'attention du spectateur que l'histoire ici racontée.

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    De quoi ça parle d'ailleurs ? D'apparitions de fantômes, de suicides, de disparitions, de bâtiments abandonnés. Avec un vecteur : Internet. On est en 2001, en plein grand boom des terreurs urbaines liées à Internet, et un programme se lance sur de nombreux ordinateurs, faisant défiler aux yeux des utilisateurs des images, parfois passées en boucle, de personnages immobiles, dans l'ombre, dans leurs appartements ; peut-être des fantômes, peut-être des vivants, en tout cas filmés dans une qualité exécrable, crasse, malsaine. On a une sorte d'effroi rampant, latent, qui se répand d'écran en écran, d'utilisateur en utilisateur, au fur et à mesure que ceux-ci essayent de comprendre ce qu'ils voient, essayent pour certains d'aller plus loin dans le visionnage de vidéos, pour d'autres d'y mettre fin. Dix ans après, Kaïro a indéniablement vieilli : comme beaucoup, si j'ai conscience de l'existence sur la toile de recoins obscurs et terrifiants où naissent slashers et histoires de fantôme (Luka Rocco Magnotta nous l'a récemment rappelé), je vois Internet davantage comme l'immense royaume du LOL et de la culture. Avoir peur d'Internet, en 2012 ? Bitch, please ! Les dialogues ("Internet Explorer ? Attends, je n'y connais rien en informatique, de quoi tu parles ?"), le bruitage permanent du modem, les artifices horrifiques aujourd'hui vus et revus (appel à l'aide par un fantôme au téléphone, connection au site Internet se faisant sans que personne ne touche à l'ordinateur), sonnent déjà faux. Reste la mise en scène de Kurosawa, encore susceptible d'éveiller l'angoisse, ainsi qu'un certain intérêt sociologique et historique pour un film d'horreur un peu dépassé mais qui reflète les peurs liées aux grands débuts de l'Internet grand public. Je tiens à préciser que je ne parle pas ici de la dernière demie-heure du film, assez singulière et que je trouve personnellement assez réussi, mais qui change quelques peu les codes du film et qui m'amènerait à de lourds spoils.

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    Regarder Kaïro m'a toutefois amené à réfléchir sur les lieux où se passait le film (et il y aura de légers spoils dans la suite, mais légers, hein : toujours rien sur la fin du film). La très grande majorité de Kaïro, en tout cas la très grande majorité des scènes horrifiques, se déroulent dans des appartements. Essayant de brasser mes références en matière d'horreur, il est vrai que j'ai eu quelques difficultés à retrouver des oeuvres reprenant ce type de lieu comme base de l'horreur. Dans le domaine du jeu vidéo, à part peut-être si l'on regarde du côté du jeu vidéo indépendant, un espace de la taille d'un appartement n'offrirait pas un espace suffisant au jeu pour qu'il s'y déroule vraiment quelque chose. Au cinéma, j'ai songé à La Horde de Yannick Dahan, à Attack the Block de Joe Cornish (un poulain du génialissime Edgar Wright), ou au remarquable Candyman de Bernard Rose, qui exploitent les espaces offerts par des appartements de banlieue : toutefois, le choix du lieu est ici principalement motivé par les réflexions sociales plus ou moins développées par les films en question (c'est particulièrement net pour Candyman, qui tient pour beaucoup d'un film sur la ségrégation spatiale). L'appartement japonais (ou asiatique de manière générale) est composé d'une ou deux pièces, étriqué, mal éclairé, étroit, glauque, les protagonistes y vivent seuls, isolés. Le lieu se prête a priori mal à la matière filmique : pas de possibilité de déplacer les personnages, unité de lieu. Toutefois, le personnage de Harué, en évoquant l'isolement que les personnages connaissent dans ces appartements, met le doigt sur ce qui fait des appartements des lieux terrifiants pour les protagonistes : on y est seul, on y vit seul. Ce n'est pas un lieu où on rencontre d'autres êtres humains, où on peut évoquer ses peurs avec quelqu'un, non, c'est un lieu où l'on est supposé se reposer, se ressourcer avant de repartir au travail. C'est un lieu où l'on est vulnérable.

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    Il est intéressant, ce changement de perspective, de l'appartement comme lieu de vie et de repos, à l'appartement comme lieu menaçant, terrifiant ; intéressant, mais pas inhabituel dans l'horreur asiatique. C'est dans le fonds le moteur de l'horreur : un lieu banal où quelque chose se casse, quelque chose change, et tout devient imprévisible, inconnu, terrifiant. Qu'est-ce qui casse alors ? Techniquement, rien : le problème ne vient jamais de son propre appartement, toujours de celui du voisin. Dans La dame de la chambre close, fable horrifique de Minetaro Mochizuki, éditée en France en un volume, c'est parce qu'il habite à côté de l'appartement de Yamamoto, jeune homme récemment disparu, que Hiroshi sera harcelé par une femme qui le cherche. Dans La ville sans rue de Jinjo Ito, la folie se répand dans les quartiers de la ville de manière progressive, d'appartement en appartement, comme par un phénomène de contamination. On retrouve la comparaison avec l'épidémie, avec la maladie qui progresse de lieu en lieu, dans Kaïro : lorsque des fantômes apparaissent dans une demeure, les personnages en ferment la porte, et l'encadrent de scotch rouge : au delà de l'intérêt esthétique pour Kurosawa, la pratique renvoie directement au signalement des maisons contaminées, qu'on peut constater lors des épidémies. Une manière de discriminer l'appartement infecté, dont les voisins vont éviter de s'approcher, qu'ils vont éviter d'ouvrir. Le scotch fait à ce titre également office de sceau, de preuve que la contamination ne se répand pas - ou, justement, qu'elle se répand si le ruban rouge est retiré.

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    Jugulée, l'épidémie ? Pas pour autant, car la contamination a également lieu par le regard. Le voyeurisme est un thème fréquent dans le genre horrifique, et il suffit de voir l'obsession de Jinjo Ito pour la question pour s'en rendre compte (la meilleure illustration en étant La ville sans rue, l'un de ses meilleurs récits). Dans Appartement du coréen Kang Full, c'est en jettant un oeil aux appartements de l'immeuble d'en face que Koh-hyuk surprend d'étranges phénomènes, et c'est en faisant de régulières observations que, par la suite, il décide d'y intervenir. Le regard contamine, observer l'appartement d'en face conduit à participer aux histoires horrifiques qui s'y déroulent. Et Kaïro en est ici le parfait exemple. Internet y est considéré comme un réel outil de voyeurisme, une manière pour les personnages de regarder les appartements des autres, et la contamination a lieu par ce biais : fascination pour les fantômes, terreur, suicide, disparition, nouveaux fantômes. Lieu d'isolement par excellence, ouvert en même temps à toutes les menaces extérieures, l'appartement devient un piège, un espace terrifiant, où le locataire est vulnérable, seul, condamné, face à des manifestations qu'il ne comprend pas, et qui le poussent dans ses derniers retranchements. L'espace horrifique parfait, en somme.

     

    Big-Cow

     

    Pour une autre critique de Kaïro : Ici

  • Hana Bi

    Ruptures et libération

    HANA-BI (1997) – Takeshi Kitano

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    Le cinéma de Kitano est un cinéma fait de ruptures, et Hana-Bi en est le film le plus probant. Que deviennent les personnages une fois qu'on leur a arraché, une à une, toutes les raisons de vivre ? C'est la question qui transparaissait à travers le couple de Dolls, les « mendiants enchaînés » marchant incessamment dans les parcs. Dolls se fait lui-même l'écho d'Hana-Bi, qui joue sur la même fragmentation spatio-temporelle et le même suivi des personnages. Mais là où Dolls restait teinté d'un certain romantisme (par exemple avec l'histoire de la vieille fiancée attendant sur le banc), Hana-Bi s'avère plus sec, plus désespéré, et paradoxalement, à l'image de son titre qui signifie « feux d'artifice » plus éclatant et lyrique. Primé du Lion d'or à Venise en 1997, Hana-Bi reste à ce jour l'un des chefs d'oeuvre dans la filmographie de Kitano.

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    Le film débute sur de paisibles plans d'ensemble du paysage et de la mer, harmonieusement accompagné de la musique poignante de Joe Hisaishi (beaucoup sont d'accord pour affirmer que la bande originale d'Hana-Bi est bien l'une meilleures compositions de Joe Hisaishi). Le lyrisme de la musique et le calme des plans sont brusquement coupés, au montage, par l'arrivée du personnage interprété par Takeshi Kitano, policier sur sa fin de vie, impuissant face à la maladie de sa femme. Tout le film semble ainsi se composer sur une série de ruptures : rupture psychologique de la femme de Kitano, retournée à un état d'enfance ; rupture des jambes de son collègue, paralysé à la suite d'une intervention ayant mal tournée ; rupture dans les relations avec les gangs mafieux. Cette permanence de la rupture est à lier avec le terrible accident de moto qu'a subi Kitano et qui lui a infligé de graves séquelles physiques. Mais, au-delà de cet expérience personnel, une grande partie de l'oeuvre du cinéaste japonais se concentre sur cette question de la survie : que restent-ils aux protagonistes les plus démunis ? A l'instar de Ozu, qui dépeignait surtout les chutes et ruptures sociales et familiales de ses personnages (observations reprises par Hirokazu Kore-eda , qui prolonge aujourd'hui l'oeuvre du grand maître), Kitano se concentre sur les désoeuvrés, les mutilés, les malades, les fous, le protagoniste qu'il interprète tombant au fur et à mesure dans l'aliénation. Une première partie du film dépeint la condition de ces personnages et tend, par fragmentation, à décrire les raisons de ces différentes déchéances. Dans un second temps, le plus magistral dans Hana-bi, Kitano dépasse le contexte et suit la fin de ses protagonistes dans des chemins de croix bien souvent déchirants.

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    Le regard artistique de Kitano s'exerce alors de manière très forte dans ce film, conférant à la réalisation une puissance graphique extraordinaire. De fortes lignes parallèles sur les plans de route soulignent le rapport au chemin, au destin, chemin dont finissent par dévier les personnages. Le film privilégie les plans d'ensemble et les vues en plongée, encadrant et isolant ces différents destins dans de larges espaces. Une large et fondamentale place est cédée à la mer, endroit où s'isole le peintre handicapé, mais également les personnages de Kitano et de sa femme à la fin du film. La mer inspire un fort sentiment de lyrisme tout au long du film, ultime étape avant la fin, généralement accompagnée de la musique élégiaque et bouleversante de Joe Hisaishi. La place du graphisme et de la peinture se retrouve aussi dans les tableaux en début de générique et échelonnant tout le récit, par le biais du personnage du peintre (un des miroirs de Kitano, cependant). Ces tableaux jouent eux aussi sur un contraste entre lyrisme et violence, passant par une série de symboles : les fleurs, à l'image de la fleur de l'affiche, représentent bien souvent l'épanouissement amoureux, la plupart des personnages ayant perdu ceux qu'ils aimaient et se retrouvant isolés, sans sentiments ni sexualité ; mais également l'abondance des silhouettes, telle celles de la famille réunie, toujours symbolisant le bonheur perdu ; et enfin la présence de la mer, très nostalgique. Les choix artistiques dans ces tableaux équivalent à des vues très frontales, sans relief ni recherche de perspective, en exact opposition avec la cinématographie du film, comme si le cinéma permettait une plus grande distance avec les récits dépeints, tandis que les peintures s'affiche comme le constat creux et désespéré de la vie du peintre. Ainsi, le personnage crée cette magnifique toile désertique aux multiples touches de couleur blanche, par écho à la vanité de son existence.

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    La composition, pour reprendre ce terme propre à la peinture, s'avère s'inscrire dans le rapport à la spirale. Le montage, effectué par Kitano lui-même, s'articule selon l'idée de la fragmentation et de la réminiscence, là où le cinéma japonais affirme l'importance d'une temporalité cyclique, où le souvenir persiste. Les fragments d'images obsessionnelles, comme celles au ralenti de l'intervention violente des policiers, s'intercalent dans la narration, brisant la continuité et reconstituant les espaces mentaux des différents protagonistes. autant au niveau de la temporalité, qu'au niveau visuel ou sonore. Le film alterne avec les moments de tendresse et de violence, contrastes propres au style du cinéaste : une émouvante scène nous montre la complicité de Kitano nouée avec la femme malade autour d'un jeu pour enfants ; tandis que dans d'autres, l'ancien policier enfonce des baguettes dans le visage d'un mafieux, ou effectue un braquage de banque avec la plus grande froideur possible. La succession des événements est toujours filmé avec une certaine distance, sans jugement, et avec un sens efficace de la suggestion et des jeux de regards. Kitano, dans les séquences de violence, se cache ainsi derrière ses lunettes noirs, rendant impossible à saisir son regard donc neutralisant toutes émotions. La neutralité est par ailleurs un point essentiel, car la gravité des événements font que le personnage se retrouve presque dénué de sentiments, d'âme, d'humanité.

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    Enfin, le rapport au titre, Hana-bi (« feux d'artifice » en japonais, et le caractère « hana » signifie fleur) s'inscrit dans cette spirale de violence, où « l'explosion » des feux d'artifice se traduit dans « l'implosion » des sentiments à l'intérieur des corps en apparence neutres. Pas d'explosion physique chez Kitano, puisque cette explosion folle est libérée par le biais de la musique, des actes (notamment l'acte final), de la pression psychologique, de la beauté renversante de ce film.

     

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  • Hirokazu Kore-eda

    RETOUR SUR HIROKAZU KORE-EDA

     

    A l'heure où sort cette semaine son nouveau film en France – I wish, nos vœux secrets, malheureusement absent des cinémas lorrains – peut-être est-il temps de revenir faire le point sur les trois derniers films de Hirokazu Kore-eda, un des cinéastes héritiers du réalisme et du traditionnalisme d'Ozu. Nobody Knows, Still Walking et Air Doll marquent la carrière aujourd'hui épanouie de Kore-eda, trois films aux sujets et personnages très différents.

     

    Marginalité et Normalité

    Tous les protagonistes des films de Kore-eda s'attachent à une certaine marginalité dans la société japonaise, celle-ci régie par le sens de la norme, des conventions et des mœurs tirés de la tradition. En cela, Kore-eda s'avère le digne successeur de Yasujiro Ozu, cinéaste japonais qui a sans cesse tenté, à travers ses films, de révéler les failles de ses protagonistes à travers stillfamille.jpgleurs habitudes en apparence paisibles et répétitives.Le rapport à la famille, ou au groupe en général, est le prisme de ces révélation, chacun devant se confronter à la masse. Dans Still Walking, récit classique d'un repas de famille où se soulèvent peu à peu les regrets et les questions, le deuxième fils, vivant dans l'ombre du souvenir de son frère décédé à la suite d'un acte de bravoure, ne cesse de se confronter aux exigences de « normalité » que lui renvoient sa sœur ou ses parents. Normalité d'avoir des enfants, même avec la jeune veuve avec laquelle il s'est remarié, normalité d'avoir un travail bien payé (le fils cache ainsi son chômage), normalité d'avoir une voiture pour sa sœur. Au bout d'heure et demie de film, le personnage finit par s'exclamer « Mais qu'est-ce que vous avez tous à vouloir être normal ? ». Le fils cadet se confronte ainsi, durant tout le film, à cette exigence d'idéal que lui confèrent ses proches. Lui-même ennuyé par cette exigence, par la frustration de son père qui n'a pas eu de successeur pour son cabinet de médecin, ou par la tristesse de sa mère ayant connu la mort de son frère aîné, le protagoniste ne cesse, par son comportement, d'exacerber ce poids de la normalité. La mise en scène, et plus précisément le travail sur l'espace et le rapport à l'architecture des maisons japonaises, renforce en permanence cette obsession de la « normalité », car les murs qui encadrent les protagonistes caractérisent de fait l'encadrement exigé dans la société.

    A l'inverse, les enfants de Nobody Knows se distinguent par la marginalité qui les caractérisentnobodymere.jpg dans la société : marginalité car ils n'existent pas, car ils doivent rester cachés, silencieux et enfermés, loin des autres activités que peuvent effectuer les enfants de leur âge. La réalisation de Kore-eda s'avère plus tendue dans ce film, les prises de caméra à l'épaule étant plus fréquentes et l'ensemble traité de manière réaliste, presque documentaire. Par ce choix, Kore-eda fait capter toute une tension autour de ce mystère et de cette peur de se faire découvrir, peur dictée par la consigne de la mère et la séparation induite par les placements en foyer sociaux. De plus, la marginalité apparaît dans ce film par le surprenant contraste entre l'âge des protagonistes et les missions adultes qu'ils s'auto-assignent. Le jeune Akira doit porter toute la responsabilité de l'état de ses frères et sœurs, tente d'agir comme un adulte, tente d'imiter une image d'adulte parfait, tandis que les parents alentours s'avèrent de véritables enfants. Les personnages s'obligent ainsi à se plier à une « normalité » et à des apparences paisibles impossibles à atteindre. Au début du film, la mère d'Akira se présente ainsi comme calme et sérieuse, alors qu'elle se révèle rapidement adolescente dans sa manière de penser.

    aircosplay.jpgL'héroïne d'Air Doll, poupée sexuelle amenée miraculeusement à la vie, tente elle aussi de se plier à la normalité. En découvrant le monde alentour, elle connaît de nombreuses désillusions et tente de s'intégrer à la vie humaine, bien souvent en suivant les publicités et les préjugés. Ses tenues vestimentaires en témoignent, sortes de cosplays hérités des mangas pour jeunes filles, avec petites jupes à volants, tabliers de serveuse, uniformes d'écolières... Elle se fait engager dans une boîte de location de vidéo, les comédies musicales contribuant à surenchérir ses espoirs et sa volonté d'intégration. L'expérience d'Air Doll s'avère aussi une lutte contre la standardisation, cette poupée, par ce phénomène fantastique de vivre, cherchant à échapper à sa fonction primaire, qui est de combler les manques sexuels des hommes. Elle lutte contre le fait d'être un simple produit ou jouet passif et tente de prouver le contraire, fait difficile car de nombreux hommes abusent d'elle par la suite.

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    Secrets et Libérations

    nobody.jpgNobody Knows, le titre de son film le plus plébiscité et, avouons-le, le plus impressionnant, pourrait s'appliquer au cinéma tout entier de Kore-eda. Les personnages souvent enfermés entre quatre murs – les enfants dans l'appartement, la famille réunie dans la maison familiale, la poupée dans la chambre de son propriétaire – symbolisent et rappellent sans cesse le rapport au secret, à l'enfermement des désirs et des envies : la poupée d'Air Doll désirant découvrir le véritable amour par elle-même, en-dehors de la sexualité frustrée qu'elle est censée combler ; la jeune fille voulant aller à l'école dans Nobody Knows, impuissante face à sa mère infantilisante ; et enfin tous les protagonistes de Still Walking, gardant leurs frustrations et leurs colères derrière une façade paisible. Dans ce dernier, le portrait familial s'avère extrêmement fort et d'une justesse remarquable, chacun à la fois incarnant un personnage clé dans la cellule familiale attendue, tout en révélant une certaine cruauté ou un comportement inattendu. Par exemple, la grand-mère aux petits soins pour ses enfants n'hésite pas à torturer psychologiquement le jeune homme ayant été sauvé par son fils décédé, le rappelant à venir se prosterner chaque année.

    Le sentiment de frustration, né de l'étouffement de ces désirs, s'avère extrêmement bien cernénobodyext2.jpg chez Kore-eda. Le fameux jeu sur l'architecture, les pans de portes ou de murs encadrant les personnages dans de nombreuses séquences, désignent aussi cet étouffement. Chez Nobody Knows, ou chez Air Doll, les séquences en extérieur s'avèrent ainsi bien souvent, et par contraste, le symbole de la libération et de la liberté des corps et des esprits : courses à pied et jeux enfantins pour les jeunes de Nobody Knows ; découverte sensible et sensorielle de la naïve héroïne d'Air Doll. Dans ces séquences, les plus fortes dans ces films, la parole n'agit pas ou s'exerce par de simples exclamations spontanées, et le corps prend le dessus, connaît la libération pour un temps, ne se soucie pas des apparences. Dans Still airext.jpgWalking, les moments d'extérieur font souvent place à la sérénité et au repos, notamment lorsque les protagonistes retournent sur les lieux du drame de l'accident et de la mort du fils aîné, car ils sortent du cocon familial et de la fameuse maison pleine de souvenirs et d'exigences quotidiennes. Cependant, sans cette accroche à l'habitat, les personnages ne pourraient survivre. Paradoxalement, l'appartement de Nobody Knows recèle de dangers, mais s'avère plus d'une fois un refuge. Et la poupée d'Air Doll finit sa vie à l'état de déchet, abandonnée dans la rue, se sentant totalement rejetée de tout habitat ou lieu d'intégration.

    Les films d'Hirokazu Kore-eda témoigne ainsi d'une lutte permanente, d'un paradoxe constant et symbolique, entre le souci des apparences et la marginalité, le conflit des apparences avec les désirs intérieurs, le conformisme à la fois étouffant et rassurant de la famille, l'encadrement, l'intégration avec la folle liberté. 

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  • L'ange ivre

    L'ANGE IVRE (1948) – Akira Kurosawa

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    Sorti en DVD dans la belle collection Les Introuvables de Wild Side Video (qui avait déjà édité Le Vase de Sable de Yoshitaro Nomura, assistant réalisateur de Kurosawa), L'Ange Ivre est un chef d'oeuvre d'humanité. Huis-clos centré dans les banlieues de Tokyo, le film s'attache à décrire la relation improbable entre un médecin colérique dévoué à ses patients et un jeune chef yakuza atteint de la tuberculose. On retrouve la force expressive des personnages de Kurosawa, traversés par des sentiments épiques, et pourtant sans cesse ramenés à une condition misérable et un environnement détestable.

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    D'emblée, le générique s'ouvre sur des vues d'une sorte de mare boueuse autour de laquelle va se jouer tout le drame. Les habitants versent leurs déchets dans cette mare, causant une pollution et rendant l'environnement insalubre, où de nombreux habitants tombent gravement malades. Au bord de cette immonde mare bataille le médecin Sanada pour soigner ses patients, atteints de la tuberculose. Colérique et alcoolique, ce personnage de médecin porte tout le film par ses comportements antithétiques s'assimilant au titre du film. On songe au Docteur Akagi de Shohei Imamura (1997) qui a du s'inspirer de ce film de Kurosawa : même protagoniste de médecin campagnard et vivant dans la misère, se dévouant corps et âme envers ses patients mais possédant un caractère farouche et bougon. Le personnage, profondément attachant, est incarné par le génial Takashi Shimura, incarne cette ambiguité propre aux protagonistes de Kurosawa : à la fois agaçant et tendre, il exprime son profond dégoût de la nature humaine, miné par des sentiments de frustration quant à la misérable carrière qu'il connait, mais contredit ses paroles par ses actes généreux. Comme il le dit lui-même dans une des répliques, il est un « ange », malgré les apparences.

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    Sa générosité va ainsi se verser dans son approche du jeune yakuza, qu'il tente d'aider. Les rares rencontres entre les deux, temps forts pendant une bonne partie du récit, se finissent cependant toujours de la même manière, le yakuza explosant de violence face au médecin railleur et ce dernier lui balançant la moitié de son matériel médical à la figure. Les relations s'avèrent toujours tumultueuses chez Kurosawa, sorte d'amour-haine féroce dynamisé par un jeu très expressif, une gestuelle explosive des corps dans l'espace étroit du cabinet du médecin. La présence du célèbre acteur Toshiro Mifune dans le rôle du yakuza tient pour beaucoup dans cette agressivité constante, l'acteur traînant une silhouette élégante et nonchalante d'où percent parfois des accents de rage et de violence pulsionnelle. Le film dépeint cette relation avec une véritable finesse et une ambiguité constante.

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    La mise en scène précise cerne l'avancée du drame et du récit. Tout d'abord, la maladie du yakuza s'imprime à l'écran par le rappel constant des plans de la mare boueuse s'étendant devant le cabinet du médecin, symbolisant la tumeur qui s'étend dans les poumons du jeune homme, polluant son corps. Ensuite, la déchéance sociale du yakuza dans son quartier passe par le jeu de l'acteur et l'inscription de plus en plus marginalisée dans le cadre : il traîne avec peine sa silhouette malade parmi la foule, devenu inconnu ; il se déhanche fiévreusement sur la piste de danse ; il s'appuie contre les poteaux les plus penchés, prêt à se renverser par terre. Kurosawa capte les moments de déchéance derrière les airs vaniteux de l'homme de pouvoir, notion reprise par Takeshi Kitano par la suite. Seuls le médecin et sa douce assistante restent au chevet de l'homme dépossédé, gueule d'ange auquel le titre pourrait aussi se référer. La déchéance trouvera son coup d'éclat dans une impressionnante scène de lutte au couteau dans un couloir envahi de peinture, véritable ivresse violente filmée. L'Ange Ivrereste ainsi une œuvre forte chez Kurosawa, malheureusement non reconnue lors de sa sortie, mais qui n'a rien perdu de sa profonde humanité.

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  • Cure

    L'Amnésie du Démon

    CURE (1997) – Kiyoshi Kurosawa

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    Avant l'envoûtant Kaïro, Kiyoshi Kurosawa, réalisateur emblématique dans le cinéma fantastique japonais, avait réalisé Cure, un des films qui le fit connaître du grand public et des festivals à l'époque. Cure est moins dense et surprenant que Kaïro, mais révèle toujours le goût pour les troubles psychologiques de Kurosawa, et l'intelligence de sa mise en scène, qui se refuse à user d'effets spéciaux grotesques.

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    Croisement des genres

    Kurosawa aime croiser les genres dans ses films, ce qui en constitue l'originalité et l'étrangeté. Kaïro nouait aussi bien avec le thriller médiatique qu'avec le film de fin du monde tandis que Tokyo Sonata se tournait vers la critique sociale. Pourtant, tous portent une atmosphère fantastique, légère pour certains (Tokyo Sonata), proche du film horrifique pour d'autres (Seance ou Kaïro). Dans Cure, le film débute à la manière d'une enquête intrigante, où un serial killer fantôme sévit à travers une série de meurtriers divers. La police arrête en effet successivement une foule de personnes sans aucun point commun apparent, hormis le fait qu'elles aient toutes commis le même crime et lacéré leur victime de la même manière, en traçant une croix sur la carotide. Ce motif de la croix revient souvent dans le film, constituant son affiche par ailleurs, et mène à de troublantes interprétations psychologiques. La croix symbolise tout autant la cicatrice, la blessure que la guérison, la possibilité de crever l'abcès. L'abcès du masque que portent la plupart des meurtriers, chaque crime révélant la folie pure derrière chaque protagoniste. Cure, après le thriller, s'aventure ainsi peu à peu dans la psychanalyse, avec notamment des références au mesmérisme et à l'hypnose (passages par ailleurs les moins réussis du film), sans pour autant détourner Kurosawa de sa marque, à savoir un fantastique toujours permanent. Le principe de l'enquête permet aussi de dresser une critique sociale dans Cure, certes moins fine que pour Tokyo Sonata, mais tout aussi troublante et dérangeante que chez Kaïro.

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    Isolement et Fantastique

    Avec Kiyoshi Kurosawa, on se croirait dans une nouvelle d'Edgar Allan Poe transposée au Japon. Les rares plans de villes finissent par être remplacées par des décors naturels à la fois romantiques et angoissants, frappants par leur isolement. L'atmosphère joue un rôle essentiel chez ce cinéaste, qui ne s'intéresse ni au choc ni aux apparitions brutales (éléments tels que l'on peut les trouver dans un film d'horreur américain), mais plutôt à la lente installation des choses. Les plans sont volontairement d'ensemble, brassant un décor où se jouent des zones d'ombre, où le personnage n'apparaît qu'à la seconde vision. Les éléments s'immiscent plus qu'ils ne surgissent dans le cadre. Ainsi, les rares scènes de meurtres vues à l'écran sont généralement cadrées avec une certaine distance, ne mettant pas tout de suite en avant la barbarie perpétrée sur le corps des victimes. De même que le spectateur attend toujours quelque chose du cadre, recherche dans les zones d'ombre et dans les coins multiples d'un décor souvent sombre et hermétique. Ainsi en témoigne la première scène de confrontation entre l'inspecteur et le suspect, qui s'est réfugié dans une sorte de remise fermée par des rideaux de fer. Le suspect n'est visible qu'à la lueur de sa cigarette qui se consume, tandis que l'inspecteur se dépêtre parmi les étagères. De même, dans les séquences dans la cellule de la prison, lieu pourtant étroit, l'espace est soigneusement agencé, avec ses coins d'ombre, d'obscurité, de caché et de révélé. Ces exemples démontrent le formidable sens plastique dont témoignent les films de Kurosawa, où l'espace et les décors jouent un rôle essentiel dans la mise en scène et la symbolique.

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    Trouble mental

    L’atmosphère du film, combinée à son montage progressivement fragmentaire, nous plongent d'emblée dans une ambiance troublante, terrifiante car dépossédée, désabusée. Les personnages apparaissent toujours solitaires chez Kurosawa, livrés à eux-mêmes à travers cette histoire policière hors du commun. Le cinéaste révèle une forme de désespoir qui mène à la folie, certes à travers les meurtriers cachés derrière des employés ordinaires, mais surtout à travers son protagoniste principal, à savoir l'inspecteur Takabe, incarné par Koji Yakusho (un acteur phare dans le cinéma japonais, très présent chez Kiyoshi Kurosawa ou Shohei Imamura). Takabe s'avère rapidement trouble lui-même, à tel point que la réalité du film semble être celle de son imagination. Les rares scènes de couple ne s'apparentent pas à l'habituelle ritournelle que l'on peut retrouver dans les films d'enquête : le retour de l'inspecteur chez lui montre de prime abord une apparence paisible, mais le cadrage froid, distant et répétitif soulignent un certain malaise anormal. Par la suite, la solitude du personnage sera révélée par l'étrange cas de sa femme malade.

     

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    Autre personnage troublant, c'est bien évidemment le jeune étudiant suspect arrêté, personnage insaisissable pendant une bonne partie du film, capable de provoquer des pulsions de meurtre par hypnotisme. Personnage démoniaque, il dérange d'autant plus qu'il met sans cesse en avant une amnésie inhabituelle, répétant de nombreuses questions quant à son nom, le lieu où il se trouve, état d'égarement qui brouille les repères des autres personnages ancrés dans la quotidienneté. Pourtant, tout le film de Kurosawa, à l'image de ce personnage aliénant, n'a rien de quotidien ou routinier : tout n'est qu'apparence paisible derrière laquelle couve la menace, perceptible dans l'angoisse qui émerge de décors déserts où s'engouffre le vent (la plage brumeuse du début, la demeure abandonnée de la fin). La dernière image de Cure, choquante et inattendue, laissera pointer une angoisse terrifiante que le cinéaste jette à la figure de son spectateur avant le défilement du générique, par contraste à l'harmonie retrouvée qu'il installe dans Tokyo Sonata, son dernier film.  

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  • After Life

    After Life

    Un film de Hirokazu Kore-eda

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    Avant Nobody Knows, Still Walking et Air Doll, le cinéaste Hirokazu Kore-eda avait déjà réalisé l'inédit After Life, sorti en DVD il y a peu de temps avec un autre de ses films méconnus, Maborosi. After Life est l'occasion d'aborder un pan rare de son œuvre, mais néanmoins présent, à savoir le rapport au fantastique. Air Doll abordait déjà ce genre avec le thème d'une poupée étant un palliatif sexuel et qui prenait mystérieusement vie. Le postulat d'After Life, qui se concentre sur une société accueillant les morts avant leur passage dans l'au-delà, rappelle le rapport aux fantômes et à la mort que peut entretenir Kiyoshi Kurosawa, un des grands noms du cinéma fantastique japonais, dans Kaïro.

    Naturel fantastique

    Le fantastique qu'aborde Kore-eda a quelque chose de « naturel », Un « naturel fantastique » qui glisse subtilement de la réalité vers le suréel, s'immisçant avec simplicité et un brin de albrume.jpgnaïveté dans cette société si particulière, chargée d'aider les morts à sélectionner un souvenir de leur vie, avant de n'emporter que ce fragment avec eux, fragment reconstitué, à la fin d'une semaine de remémoration et d'entretien, dans la réalisation d'un film. Dans cette sorte de recherche de l'apaisement et du « repose en paix », certains pourraient voir un mélodrame chargé d’effets spéciaux et de décors féeriques. Rien de tout cela dans After Life. La société est constituée d'une poignée de personnes simples, trois hommes chargés des entretiens, un directeur et une jeune fille à l’assistanat et un concierge, le lieu de résidence est un vieux pensionnat décrépi et paisible. Chaque pensionnaire arrive depuis la brume, déclinant son identité à l'accueil. L'aspect huis-clos entraîne l'ensemble dans l'étrange, d'autant plus que le lieu répond à quelquesalemployés.jpg « bizarreries » : abandonné et délaissé, les fougères et la nature s'infiltrent autour des murs, l’électricité fonctionne mal, une voix métallique résonne dans les chambres et scande les différents délais de la semaine, la lune observée par l'un des employés s'avère être un volet peint. Les entretiens s’apparentent quant à eux à des sujets de psychanalyse, où les personnages se retrouvent en face du miroir de leur vie. Une caméra frontale, vierge de tout jugement, laisse le temps à ces personnages de s'exprimer. Il est fort possible que l'improvisation eut son rôle dans ces séquences simples mais bouleversantes, tant chaque protagonistes s'exprime avec justesse, rappelant des faits à la fois très personnels qui qui revêtissent un caractère universel pour la plupart. On songe aux scènes de remémoration dans Poetry. La question des causes de la mort est totalement écartée, ce qui fait d'After Life non pas une confrontation avec la mort, mais bien plus un questionnement sur la vie.

     

    Mémoire et générations

    Le choix du souvenir est le médiateur, le prétexte à ce questionnement. Les personnages alcinema.jpgdoivent choisir, revenir sur leur vie, se remémorer des bons et des auvais moments. Un fort rapport se joue entre les générations et ainsi s'affirme un thème fort dans la culture japonaise, à savoir le lien générationnel, l'importance du passé et du respect des trépassés. Pour certains, ce sont les souvenirs de guerre, fascinants et racontés avec la précision d'un historien qui resurgissent ; pour d'autre, plus jeunes, les souvenirs de sortie entre amis, comme à Disneyland. Le souci de la mémoire collective se mêle à l'évocation intime. D'autres refusent de jouer le jeu par provocation, peut-être effrayé à l'idée d'approcher son passé et son parcours ; d'autres retombent en enfance comme cette touchante petite vieille dame qui ramasse des feuilles et des fleurs dans le parc. Des femmes se remémorent la fierté d'avoir été aimée par un homme, des hommes étalent leur vie sexuelle active avec vulgarité et orgueil. Le mensonge affleure, la recherche s'affine, les esprits échappent au temps présent. Parmi tous ces personnages, un se distingue par son effrayante normalité. Protagoniste dans la norme, à la vie paisible mais sans grande personnalité, qui ne parvient pas à faire émerger de cet ensemble monotone une note plus élevée, un souvenir plus léger, un souvenir spécifique. Par ce personnage, on approche les fameux employés et on saisit leur histoire.

     

    Cinéma et temporalité

    Enfin, et c'est là la plus merveilleuse idée de ce très beau film, le cinéma permet auxalttournage.jpg personnages de retrouver leur passé, de fixer leur mémoire et d'assurer leur départ vers l'au-delà. Les employés, grâce aux témoignages, tournent un film s'attachant à reconstituer les sensations des morts. Très belle idée, où la fixation de la pellicule permet de métaphoriser la fixation du souvenir, qui ne restera cependant jamais totalement restitué. Le contraste se joue entre les images évoquées par les mots poétiques des personnages et le plateau décor, plus concret, tentant de remplacer les choses par des effets spéciaux ou des décors kitschs. Le banc de nuages traversé par un aviateur se concrétise par le rang de masses de coton suspendues sur des fils de linge. Les éclairages roses et jaunes tendent à restituer une ambiance romantique. Et pourtant, la plupart des personnages prennent du plaisir à observer le tournage, s'amusent à rencontrer leur double acteur ou à mettre en place la scène. Comme si chacun tentait de remettre en scène sa vie pour la transformer en une scène parfaite, idéalisée par le cinéma. 

  • Kaïro

    Disparitions/Apparitions

    Absence/Présence

    KAÏRO (2001) - Kiyoshi Kurosawa 

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    Alors que Tokyo sonata, son dernier long-métrage, s'ancrait dans le réalisme et la description (toutefois onirique par moments) d'une famille en pleine implosion, Kaïro est un autre versant de Kiyoshi Kurosawa et une des références du cinéma nippon fantastique. Tout en partant de sources traditionnelles, le film installe une ambiance mystique et oppressante, se faisant l'écho de la société japonaise et ses mutations sociales. Datant de 2001, Kaïro a gardé son mystère et sa beauté, témoignage métaphorique des angoisses existentielles.

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    Certains ont reproché la banalité du scénario de base, à savoir l'invasion de fantômes, de revenants encore attachés au monde réel. Mais Kurosawa n'utilise que cette source classique pour pouvoir mettre à profit sa vision du monde actuel à travers une mise en scène plastique. Les fantômes et leur fascination sont les motifs de ce film, ou comment garder la trace de ce qui a disparaît, comment faire paraître visuellement un rebut vivant mais incomplet, à la lisière de la réalité et de l'invisible. De plus, les légendes, tout en gardant un attrait mystique, se réécrivent grâce aux nouvelles technologies s'installant dans les foyers. L'immersion du fantastique se déclenche par l'illusion de l'écran des ordinateurs connectés à Internet, piratés automatiquement par un site aux images envoûtantes et inquiétantes, présentant ces fantômes filmés en intermittence. L'un des personnages les plus naïfs, mais aussi les plus rassurants par son esprit terre-à-terre, celui de l'adolescent blond, tente ainsi d'installer Internet chez lui et sombre dans l'angoisse et la peur de l'irréel dès l'arrivée impromptue de ces images. Le spectateur est également dans cette position, happé par des images inattendues, des apparitions étranges et silencieuses, une incohérence dans le cheminement du récit. Mais si les techniques modernes ou les décors et personnages a priori réalistes semblent tirer le récit vers une transposition moins traditionnelle, la fascination face au thème du fantôme n'en reste que plus forte, amenant à un retour au mystique le plus pur.

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    Kaïro tire son intérêt principal de son esthétique soignée et la cohérence d'une œuvre presque plastique, même si le récit et la psychologie des personnages restent souvent en retrait. Car le film donne une vision tout à fait originale et efficace de la disparition des vivants ou de l'apparition des morts. La mise en scène, tout comme dans Tokyo Sonata, impose la lenteur des mouvements dans des plans fixes, la complexité d'une architecture piégeant les protagonistes, le travail sur des couleurs ou lumières angoissantes, ou encore une musique aux chœurs dissonants. Par le montage « cut », symbolisant le détournement à regret des yeux de ceux qui sont encore présents, les acteurs disparaissent, laissant une trace, une marque noire au mur. Le détachement au réel se fait par cette obsession de la trace noire, d'un motif sinistre, telles les cendres d'un feu éteint, dont la présence suggère l'absence. De même, tout un travail est apporté aux grésillements d'une image, aux coupures des corps provoquées par les défauts d'une caméra ou des pixels, comme par exemple lors du premier suicide, où la vision subjective fait partager la distance avec le réel.

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    La déformation de formes du réel, transfigurées en des signaux angoissants, telles des marques noires ou le scotch rouge, symbolise ainsi à une déshumanisation totale de la ville, où les bureaux, salles de classe et bâtiments se vident. Les décors visent à retranscrire cet isolement, tout en comprenant souvent des éléments étranges et « fantomatiques » : bâches flottantes de chantier, sièges pivotant se déplaçant dans l'espace, fils électriques au sol, portes grinçantes, tant d'objets laissant un passage vers le fantastique et sa tentation. Le film retranscrit en effet la terreur de l'irréel et sa fascination, par une chorégraphie magnifique des revenants mis à l'écran. Évitant un ridicule par effets spéciaux ou maquillages forcés, Kaïro fait l'option de la distance et du caché. Les fantômes sont de apparitions en arrière-plan à demi obscurcis par les ombres, se déplaçant selon une chorégraphie souple et ralentie, tirant progressivement à lui par ces mouvements presque dansés toute la réalité d'un espace. Par ailleurs, l'unique visage fantomatique aperçu vers la fin du film (et qui orne également la jaquette de l'édition DVD unique en France de Kaïro et Charisma), qui s'approprie totalement tout l'écran, reste déformé, aux contours vibrants et peu nets. Seul le regard de l'homme, pourtant fantôme, est rendu vivant par un éclat lumineux qui attire toute réalité vers lui.

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    Enfin, Kaïro, par la désintégration progressive des villes et des personnages, la disparition de toute source vivante et l'errance désespérée des derniers, se fait l'écho d'une société figée par sa tendance à l'isolement. Métaphore d'un pays en proie à la solitude, l'argument mystique et l'obsession de la vision du non-vivant, amène le sujet du suicide, très présent dans l'esprit du Japon. Dans Tokyo Sonata, c'était aussi le suicide d'un ancien camarade dans la même situation de sans-emploi que lui qui poussait le père de famille à son repli et une angoisse du quotidien et des autres. Les protagonistes du film perdent de leur chaleur, évitent les autres, se réfugient dans la contemplation paralysante de l'absence et ses revenants. Plus que tout, c'est cette ritournelle d'une voix déformée qui crie désespérément « A l'aide », voix surgie des murs ou des enregistrements sonores, unique présence vivante mais palpitante, sombrant déjà dans la mort, qui représente avec efficacité la torpeur des êtres. Par l'introduction d'Internet, Kurosawa semble suggérer que c'est la technique moderne même, la capture par l'image projetée qui provoquent cette solitude. Une critique qui peut sembler agaçante et peu originale aujourd'hui, mais reste en arrière-fond, n'entravant nullement toute la mise en place fantastique. Tout comme les apparitions, le suicide est présenté en arrière-plan, avec une certaine distance, comme si rien ne pouvait délier ces êtres de leur destin, rendant le fait encore plus angoissant. L'errance des personnages s'assimile à celle du récit, qui aurait pu néanmoins être plus approfondi, s'en tenant aux discours sur le retour des fantômes ou les phénomènes étranges, comme ces longs dialogues peu utiles entre l'adolescent blond et la jeune fille dans sa chambre. Kaïro s'en tient à une tension sourde et permanente, malgré la lueur naissante finale, qui certes aurait pu prêter à une observation plus fine et réfléchie de la société japonaise, mais retranscrit un sentiment d'étouffement et d'angoisse.

  • Still Walking

    Générations

    STILL WALKING (2009) – Hirokazu Kore-eda 

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    Après le magnifique Nobody Knows, Hirokazu Kore-eda nous livre un nouveau film, Still Walking, moins cruel et difficile que la précédent, qui contait le quotidien d'enfants livrés à eux-mêmes, mais qui reste dans la verve de son style sensible, intime et doucement mesquin. Ce film pourrait être la suite de l'oeuvre de Yasujiro Ozu, d'où les jeunes adultes criblés de doute seraient devenus des grands-parents blasés et tranquilles.

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    De même, Kore-eda s'intéresse à la famille, progressivement éclatée et se réunissant uniquement lors d'événements exceptionnels, telle la célébration de la mort accidentelle du fils aîné. Les souvenirs, les remords, les reproches et les ambitions affleurent à travers trois générations, grands-parents, parents et enfants, même principe de trois regards comme chez Ozu, survolés par la présence invisible et oppressante de la mort. Celle-ci est le catalyseur des secrets, des non-dits, de la douleur refoulée qui éclatent lors des scènes intimes (par exemple entre les couples) et sont juste sous-entendus lors des réunions familiales. Still Walking se centre sur le personnage du fils cadet, Hiro, frustré de se confronter à ses parents du fait de son remariage avec une veuve et son enfant et d'une comparaison constante avec l'héroïsme de son frère décédé, successeur du cabinet de médecin du père.

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    Avec justesse, Kore-eda décrit cette confrontation difficile entre ce grand-père brutal et cynique, son fils distant et boudeur et la grand-mère qui, au contraire, déclare ses regrets avec innocence, plaignant l'absence de son fils qu'elle admirait tant. Les oppositions sont présentes entre tous les personnages, chacun cachant une part délicate de sa personnalité ou se révélant hypocrite. La justesse du film de Kore-eda provient surtout de cette construction nuancée de personnages mystérieux mais révélateurs d'un esprit de famille universel.

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    Toute cette cruauté des personnages se marque par les gestes quotidiens, les positions et la place de chacun dans l'espace qu'est la maison emplie de souvenirs du passé des grands-parents. Le vieux médecin reste confiné dans un cabinet étroit, se forçant à faire semblant de travailler pour ne pas montrer son dépassement par ses collègues de l'hôpital. La fille essaie vainement d'envahir la cuisine de sa mère, où se réunissent tous les enfants pour aider à préparer le repas, Hiro se caractérisant par exemple par sa capacité à égrener le maïs. Seuls les enfants parcourent les lieux en tous sens, brisant les règles de l'espace (ils brisent la pastèque dans le jardin, ou l'un rentre dans le cabinet du grand-père), mais vite freinés par les adultes. 

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    Cependant, l'extérieur a aussi une importance primordiale. Tout comme dans Nobody Knows, le dehors est synonyme d'évasion, de sortie d'un espace oppressant et lourd de menaces. Les séquences en extérieur sont ainsi filmées en plans larges, moins rapprochés des personnages, les laissant se mouvoir et s'exprimer plus facilement. Dans le précédent film, les enfants couraient dans les rues en riant, se perchaient sur les jeux du parc ou se rafraîchissaient le visage, goûtant au plaisir de liberté, retrouvant une joie de vivre qui avait été progressivement comprimée par l'appartement insalubre. Ici, les ombrelles s'ouvrent et les fleurs s'illuminent sous le soleil, les membres de la famille profitant de la promenade tranquille et apaisante dans le cimetière. Le plan final porte par ailleurs le même espoir, la même touche légère que Nobody Knows, tournée vers l'avenir, vers le cycle vital, des générations qui ne cessent de se perpétuer, valeurs fluctuantes qui ne cessent d'inspirer d'excellents films comme Still Walking.