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Les Cendres du temps

Déserter. Désaxer. Dessiner.

 

LES CENDRES DU TEMPS (DUNG CHE SAI DUK 東邪西毒, 1994) - Wong Kar-wai

Adaptation libre d'un roman de wuxia, Les Cendres du temps éclate, que dis-je, explose de modernité. Parmi les nombreuses belles œuvres que j'ai pu découvrir du maître hongkongais, Les Cendres du temps fut la plus surprenante et la plus jusqu’au-boutiste dans l'exploration du style de Wong Kar-wai.

A bien des égards, Les Cendres du temps fait part du même désir paroxystique que 2046. Cependant, le film de 2004 était l'apogée du système narratif, esthétique et érotique liés au personnage de Tony Leung. Il concentrait la quintessence des obsessions hongkongaises, entre l’écriture, la passion multiple, le désaccord amoureux, le rapport à la ville. Parce qu’il déserte les lumières sauvages de la métropole, Les Cendres du temps fait figure d'exception, tâche furieuse et déroutante au sein d'une filmographie très maîtrisée.

 

Déserter.

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Seul au milieu de sa bicoque empoussiéré, Ouyang Feng s’est retranché hors de la vie des hommes et des femmes. Une folle désillusion amoureuse l’a transformé en ermite apathique, peu intéressé par le destin de ses compagnons de passage. Ouyang Feng est donc d’abord une oreille, à moitié dressée, à moitié dormante. Il écoute discrètement les récits des hommes venus témoigner de leur quête, et ne leur apporte ni conseil ni réconfort. Cependant, il fait office de passeur de paroles et d’images.

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D’emblée, avec ce protagoniste, le film agence un mode singulier de narration. La chronologie est troublée car construite au hasard des rencontres et des réflexes de Ouyang : se croisent de multiples histoires dans une seule, surgissent de nombreuses digressions vers lesquelles le montage nous entraîne. Fidèle à sa dilution des éléments, Wong met en place une toile d’êtres errants et d’images solitaires portés par la dynamique du récit oral. L’espace du désert rend ce style plus vertigineux : un non-lieu sans repères, juste défini par les changements du ciel et du soleil, où se déversent les histoires et les actions, les pensées et les contemplation, les moments de remémoration aux moments chevaleresques (la tradition du wuxia dont il s’inspire). Le cinéaste trouve dans ce décor les ressources idéales pour expérimenter sur son terrain habituel : l’entrelacement de l’intime avec un quotidien ici plutôt romanesque, le mélange des espaces réels et mentaux, passés, présents et futurs.

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Wong fait le choix intéressant de Leslie Cheung pour ce personnage retranché dans le désert. Sur le papier, Tony Leung paraissait plus approprié - un personnage qui s’inspire des histoires des autres pour la sienne propre, à l’instar du futur écrivain de 2046. Chez le cinéaste hongkongais, les protagonistes joués par un même acteur se répondent de film en film. Ainsi, les rôles de Tony Leung ou de Maggie Cheung se correspondent entre Nos Années sauvages, In the Mood for Love et 2046. Dès lors, le choix de Leslie Cheung analysé sous cet angle se lie probablement à l’égoïsme de ses autres rôles chez Wong. Ouyang apparaît comme une réplique vieillie et désillusionnée des amants exclusifs d’Happy Together ou Nos Années sauvages. A cet ermite se lie aussi le fameux thème de la solitude, là encore en écho aux prochains héros incarnés par Tony Leung. Se prétendant distant à toute forme d’amour, Ouyang est finalement peu à peu rattrapé par ses désirs du passé. Dans ses monologues vagues et indifférents pointent l’amertume, l’émotion, la tristesse.

 

Désaxer.

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Les Cendres du temps confirme la  formidable manière qu’a Kar-wai de s’approprier l’histoire cinématographique d’Hong Kong. De nombreuses années après ce film, The Grandmaster réinterrogera le genre du film kung-fu. Ici, Les Cendres du temps s’empare de l’héritage du wu xia pian, du film de sabre chevaleresque, et le déploie dans toute son élégance. L’influence de King Hu et son célèbre Touch of Zen est en particulier visible, à travers les effets calligraphiques usées dans la réalisation comme le montage. Fidèle à son usage de multiples formats et fréquences d’enregistrement, Wong dynamise fortement les scènes d’action. Non seulement chorégraphiées avec finesse, celles-ci travaillent sur une déstructuration de l’action elle-même.

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Wong montre ainsi les marges, les à-côtés, en bref des fragments qui forcent à reconstituer l’action sous un oeil plus personnel. La scène de l’épéiste aveugle (Tony Leung) s’en fait l’exemple, alternant entre visions larges et moments subjectifs troublés : le film fait vivre l’expérience organique de l’affrontement, avec sa latence, son écoute particulière et sa saisie de détails frappants. Là un claquement de fouet sur le dos cuivré d’un cheval, ici le chatoiement d’une blessure béante. Le son des sabres est en outre surmixé, travaillé comme un raclement agressif accentuant la violence du combat. L’intensité des scènes d’action n’est ainsi pas tant soulignée par l’accomplissement des performances que par la rythmique audio-visuelle.

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Les plans sont volontiers desaxés, les coupes dans le mouvement, les sons en décalage. Pourtant, la force du travail de montage crée du lien entre ces matières diffractés. En outre, le film suit un rythme logique, frappé par l’émotionnalité du moment et la perception intense des événements. Le décalage est là pour représenter une vision vacillante et un corps traversé par les vibrations et les hésitations de la bataille.

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L’action de déséquilibre rejoint un des éléments importants de l’histoire. Tout au long des récits de passage, les personnages se perdent dans l’ivresse, s’abreuvant d’un mystérieux vin qui “ferait perdre la mémoire”. La désorientation de la texture cinématographique incarne cette perte de repères fort liée au vertige alcoolique, où se lie des images nettes à d’autres troubles, des instants de lucidité à des déséquilibres de perception. Pourtant, le fameux breuvage, au lieu d’effacer les douleurs, fait au contraire surgir les souvenirs.

 

Dessiner.

La matière se construit et se délie, les personnages se succèdent et se confondent, les temporalités s’enlacent. Caractéristiques non nouvelles chez Wong Kar-wai mais qui confine ici à l’extrême, par ce montage sans cesse retravaillé, rebattant sans arrêt les cartes et les histoires. Les Cendres du temps ne concède cependant à la confusion ennuyeuse car il est porté par cette formidable vitalité de la recherche. Chaque plan surprend, chaque coupe réveille le regard.

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Wong se plonge dans la forte picturalité qui le définit, et prend plaisir à user de son décor pour jouer des variations sur le jaune - désert atténué ou saturé - ou encore le bleu - ciel noir des nuits nomades ou clair des silhouettes au lointain. Plus encore, il se nourrit de la fureur calligraphique du wu xia pian pour imposer des plans “coups de pinceau”, où la force graphique est réduite à sa plus simple expression. Nombreux sont les plans ponctuels marqués par une goutte tombant dans l’eau colorée, un voile déchiré en deux, un vol d’oiseaux sous les arbres… Ces pures abstractions se dessinent entre les espaces d’action ou de monologue.

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En outre, malgré l’apparente désorganisation de l’histoire, le scénario agence des plages en fonction de thèmes émotionnels bien précis : le désespoir, le désir, la peur de la mort… Longuement, le film paraît dériver de son protagoniste principal pour se noyer dans ces thèmes. Mais l’histoire d’Ouyang se reflète à travers ces images et ces mots d’ailleurs, et les émotions d’un personnage a priori indifférent filtrent par effluves mystérieux. Tel un tableau, Les Cendres du temps agence un espace où les lignes de fuite, fragments de récits d’un soir de passage dans la bicoque de l’isolé, convergent finalement vers Ouyang. Les scènes avec une cage à oiseau tressée confirment symboliquement cette construction. Les miroitements de l’objet sont plus filmés que l’intérieur du contenant. Tout le film est à l’image de cet accessoire : plutôt que l’intériorité réelle d’Ouyang, c’est l’impact des rencontres sur lui qui est mise en scène.

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Le morcellement sur tous les plans installe en outre le doute sur la réalité de ces personnages. De fait, une certaine dualité est soulignée dans la narration. Chaque être est double, chaque conte récité reflète celui de celui qui écoute. Le personnage incarné par Maggie Cheung est emblématique : l’actrice joue deux identités, homme et femme, autour desquelles gravite un Ouyang troublé. La séquence avec ce double-protagoniste se révèle l’une des plus belles du film, où le parallélisme du genre se joue par l’intermédiaire de la montée du désir et du mélange entre les songes et les fantasmes d’Ouyang.

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Par le miroitement et la dissociation, Les Cendres du temps dresse une peinture vive et tourbillonnante, dont les pigments, les éclats et les brisures hantent encore longuement l’esprit.

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