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Entretien avec Keiichi Hara

« J'aime beaucoup ceux qui choisissent d'être solitaires »

 

ENTRETIEN AVEC KEIICHI HARA

 

L'année 2017 était aussi celle des 100 ans de l'animation japonaise, déjà célébrés en France par des invités prestigieux à la Japan Expo et de nombreuses sorties en salles, souvent assurées par le distributeur Eurozoom. Le Forum des Images clôtura avec brio la commémoration et laissa la place belle aux créations du continent nippon. Mais surtout l'institution convia le cinéaste Keiichi Hara en tant qu'invité d'honneur.

Après une longue carrière dans la série télévisée, où, il fut notamment assistant sur Doraemon et réalisateur de Crayon Shin-chan, Keiichi Hara réalisa trois longs-métrages très personnels remarqués dans les festivals d'animation. Tout d'abord, Un Eté avec Coo (2007), d'après Masao Kogure et Yuichi Watanabe, conte l'amitié entre un jeune garçon réservé et un kappa sans famille. Trois ans plus tard, Colorful, adaptation du roman éponyme d'Eto Morio, suit le retour à la vie de Makoto, dont l'âme s'est réincarnée chez un adolescent suicidaire. Enfin, Miss Hokusai (2015), s'inspire du manga d'Hinako Sugiura et porte le point de vue d'O-Ei, fille d'Hokusai et artiste sous la période Edo. Entre les deux derniers films, il est important de préciser que le réalisateur eut un passage du côté du film live : Hajimari no michi, un biopic sur Keisuke Kinoshita en 2013.

 

J'eus la chance de m'entretenir, durant un peu plus d'une heure, avec ce réalisateur très réfléchi et ouvert. A quatre autour d'une table au 7ème bar – M. Keiichi Hara, sa femme qui l'avait accompagné, la traductrice Shoko Takahashi et moi-même – nous commençâmes une discussion sur son style, ses inspirations, sa vision du Japon.

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Hajimari no michi, biopic sur le réalisateur japonais Keisuke Kinoshita

 

Comment se passe le festival ?

Il y a beaucoup de monde !

 

Vous avez une longue expérience dans l'animation, mais vous avez également réalisé un film en prise de vue réelle. Que vous a apporté cette dernière expérience ?

L'expérience de ce film live m'a beaucoup servi, surtout pour faire Miss Hokusai. Par exemple, tout ce que j'ai appris avec le chef opérateur, son travail de caméra, m'ont vraiment aidé. Au niveau de l'image et de la composition des plans, ce fut très fructueux.

 

Avec Miss Hokusai, j'ai eu le sentiment qu'il y avait un petit changement dans la manière dont vous entremêlez la réalité avec la part de fantastique. Vous allez un peu plus loin que vos précédents films. C'est tout de même paradoxal de constater ce changement après votre expérience en prise de vue réelle.

Cela vient probablement de l’œuvre originale de Miss Hokusai, donc Sarusuberi, le manga de Hinako Sugiura. En fait, cette auteure réussit à faire avec beaucoup ce raffinement ce mélange entre la fantaisie et la réalité. Je voulais garder cet aspect très raffiné dans cette cohabitation de deux mondes, et j'ai essayé de le restituer dans mon film.

 

Dans ce même film, vous n'essayez pas de recopier les œuvres de l'époque, mais vous êtes entre la reprise personnelle et la reproduction. Par exemple sur les estampes d'Hokusai...

Par rapport aux estampes, je tenais à faire bouger la grande vague qui est connue dans le monde entier. Cette idée m'est venue pendant la réalisation et je me suis dit que ça pourrait intéresser autant le public japonais qu'étranger.

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La Vague, animée dans Miss Hokusai

 

Dans Colorful et Miss Hokusai, la peinture comme l'art en général sont très importants dans la quête de leurs personnages.

C'est vrai qu'on retrouve la peinture dans Colorful. Mais en même temps, les deux personnages principaux de ces films, Makoto et O-Ei, ne considéraient pas leurs peintures comme des œuvres d'art. Si Makoto peint, c'est simplement parce que c'est la seule activité pour laquelle il est doué. Quant à O-Ei, c'est un peu pareil, elle ne se considérait pas du tout comme une artiste. On peut comparer son travail à des œuvres de culture populaire aujourd'hui : elle ne faisait pas des œuvres d'art, mais elle accomplissait son travail avec beaucoup de fierté.

 

Dans Colorful il y a de nombreux tableaux, en arrière-plan, comme des ouvertures surréelles. Il y a un vrai contraste visuel entre une teinte d'ensemble plutôt terne et ces tableaux aux couleurs vives, qui sortent de l'écran.

C'est très intéressant. L'une des peintures qu'on voit dans Colorful est pour moi extrêmement importante. Cet objet a aidé Makoto à comprendre qu'il était lui-même, dans ce corps mort. Il s'agit d'un élément essentiel et je me suis demandé comment serait ce tableau. Au lieu de demander à mon équipe chargée du décor, j'ai organisé une audition pour choisir la personne qui allait le réaliser. Finalement, une étudiante de dix-neuf ans fut sélectionnée. Son tableau a un côté très pur, très innocent, qu'aucun professionnel de la peinture ne serait capable de montrer. Je pense que cette étudiante fut un bon choix.

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Le tableau dans Colorful

 

La solitude est un autre thème qu'on retrouve dans Coo, Colorful et même un peu dans Miss Hokusai. Vous montrez souvent des personnages très seuls non pas dans le sens d'isolés, mais solitaires au sein d'un groupe, comme la famille, l'école...

Personnellement, j'aime beaucoup les gens qui choisissent d'être solitaires, qui ne trouvent pas cela triste, et qui sont forts malgré le fait qu'ils soient seuls.

Je trouve que les jeunes Japonais d'aujourd'hui ont beaucoup de mal avec la solitude. Ils ont tellement de mal que certains choisissent même la mort. Certains se suicident parce qu'ils ne supportent pas la solitude. C'est dommage... Pour moi la solitude n'est pas du tout une chose honteuse, ni triste. Aujourd'hui la plupart des jeunes Japonais sont très angoissés s'ils ne sont pas liés ou connectés avec d'autres. Mais leurs relations sont faussement humaines, sans valeur. Finalement, nous n'avons pas besoin de beaucoup de personnes, mais juste de quelques-unes très chères autour de soi.

Dans ce sens, j'ai montré Saotome, le copain de Makoto dans Colorful.

 

Oui, j'aime beaucoup cette scène. L'arrivée de Saotome se fait de manière très naturelle.

En observant les jeunes Japonais d'aujourd'hui, je sens qu'ils ont peur de ne pas être liés avec les autres. Finalement ils finissent par avoir une relation très superficielle car ne pas avoir ce lien représente quelque chose de terrifiant. De même, être différent des autres leur fait également peur.

Je veux vraiment montrer qu'être différent se révèle très riche.

Apparemment, beaucoup de jeunes filles japonaises se sentent très seules, par exemple quand elles doivent changer de classe. Également, lorsqu'elles doivent se déplacer seules, aller aux toilettes ou déjeuner seules, elles ressentent une certaine solitude. Beaucoup deviennent angoissés ou déprimés car elles se disent seules au moment où elles le sont dans ces moments-là. Les adultes doivent apprendre aux jeunes que ce n'est pas cela la solitude.

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Saotome et Makoto dans Colorful

 

Par rapport à cette idée de la solitude dans vos films, j'ai repensé à un écrivain japonais que vous appréciez beaucoup, Kenji Miyazawa.

Kenji Miyazawa est un écrivain dont tous les Japonais peuvent être fiers. Il était un bouddhiste très fidéle. C'était quelqu'un qui pensait qu'il ne pouvait pas être heureux seul et qu'il fallait absolument que les autres le soient aussi. A l'époque, il a réussi à créer un univers original fantastique, et ses œuvres ont suscité beaucoup d'émotion. J'apprécie énormément cet écrivain et chaque fois que je vais dans un pays étranger, j'essaye d'apporter un de ses livres. Finalement, le fait de le lire ailleurs me permet de découvrir des éléments que je n'avais pas perçus auparavant, lors de ma première lecture au Japon.

Il n'est pas très connu dans le monde, ce qui est vraiment dommage. Dans ses œuvres, il utilise des onomatopées très japonaises, et difficiles à traduire dans d'autres langues. J'espère qu'un jour certains traducteurs sauront transmettre l'importance de Miyazawa.

 

Dans votre description d'espaces en mouvement, on retrouve aussi l'écriture de Miyazawa dans vos films.

Ça me fait plaisir car en fait j'ai été très influencé par Kenji Miyazawa. J'espère qu'un jour Kenji Miyazawa sera reconnu mondialement comme Esope, Grimm ou Anderson.

Kenji Miyazawa fait parti des gens qui m'ont vraiment influencé mais je peux citer d'autres personnes comme les mangakas Fujiko F.Fujio et Hinako Sugiura, ou le réalisateur de cinéma classique Keisuke Kinoshita. J'aime énormément ces artistes et je pense que ces personnalités m'ont formé. Chaque fois que je réalise un film, j'essaye de transmettre l'émotion que j'ai reçu d'eux.

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Dans Un Eté avec Coo, l'ouvrage Train de nuit dans la voie lactée de Kenji Miyazawa apparaît dans ce plan

 

Et vous avez des références en animation ?

(rires) Il n'y en a pas !

 

Vous ne regardez pas du tout d'animation ?

(rires) Pas du tout !

 

Et pourquoi ?

Ce sont les films en prise de vue réelle qui m'inspirent plus.

 

Mis à part Keisuke Kinoshota, avez-vous d'autres réalisateurs comme inspiration ?

Bien sûr, je peux citer les cinéastes classiques comme Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi. Dans les cinéastes récents, j'aime les films de Ryosuke Hashiguchi.

 

Ah oui, j'ai vu son film Koibitotachi au festival Kinotayo en janvier.

Et alors ?

 

Disons que... Ce ne fut pas mon préféré...

(rires) Même s'il raconte des histoires plutôt terribles, finalement il nous montre une sortie. J'apprécie cela.

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Koibitotachi (2015) de Ryosuke Hashiguchi

 

Durant le festival, vous n'avez pas vu le film de votre collègue Masaaki Yuasa, The Night Is Short, Walk on Girl ?

Non ! Mais Masaaki Yuasa est un excellent animateur qui a travaillé sur l'un de mes films de Crayon Shin-chan. Pendant ce travail, il a eu envie de faire de la mise en scène et de devenir réalisateur. Comme je le connais très bien, je sais qu'il travaille très sérieusement. Je lui souhaite une bonne continuation. Même si je ne vois pas ses films, je suis très content de savoir que le public français les découvre.

 

Les films de Masaaki Yuasa sont très différents des vôtres.

Nous sommes en effet très différents. J'aime beaucoup sa personnalité. Nous prenons un verre de saké de temps en temps. Yuasa a d'abord des idées visuelles et il est conscient de notre différence de style, mais il s'intéresse beaucoup à mon travail.

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The Night Is Short, Walk On Girl (2017) de Masaaki Yuasa fut le film d'ouverture de la 15ème édition du Carrefour de l'animation

 

Je vous posais la question sur vos influences en animation car je pense à Isao Takahata. Il y a des points de convergence, le réalisme, la description très naturelle de la famille, l'attachement aux œuvres littéraires...

Je n'ai absolument pas été influencé par Takahata mais peut-être qu'on apprécie les mêmes réalisateurs, notamment ceux du cinéma japonais classique, ou du cinéma étranger. Les points communs viennent sûrement de ces goûts similaires. Si je dois citer vraiment un nom dans l'animation japonaise, il s'agirait de Tsutomu Shibayama. Hors du Japon, il n'est pas très connu. Il était le directeur qui a réalisé le plus d'épisodes de Doraemon, et je l'ai connu lorsque je travaillais sur la série. Quand j'ai vu pour la première ses storyboards, je fus très impressionné et très ému.

 

Effectivement, vous êtes influencé par des cinéastes similaires à ceux de Takahata. Comme lui, vous avez également fait beaucoup d'adaptations et vous avez su vous adapter à des styles très différents.

Quand j'ai commencé ma carrière, j'ai en effet travaillé sur beaucoup d'adaptations. Mes premières années consistaient surtout à traduire en animation les œuvres d'origine, comme les mangas de Fujiko F.Fujio. Cet auteur est un véritable maître que je respecte beaucoup et cette expérience m'a beaucoup servi.

En faisant ces adaptations, je n'ai pas vraiment qu'appris la façon d'adapter l’œuvre originale, j'ai aussi découvert les principes de cet auteur. La plupart des œuvres de Fujio sont destinées aux enfants mais malgré tout, les histoires sont extrêmement profondes. Il réussit à les raconter avec un langage accessible aux enfants. Je m'en suis rendu compte un peu plus tard et pour réaliser les films, j'ai voulu faire comme lui. Même si je fais des films destinés aux enfants, je ne dois pas moquer de ce public car il est capable de comprendre. Je dois donc travailler avec beaucoup de sérieux.

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Un plan de la série Doraemon de 1979, réalisée par Tsutomu Shibayama et adaptée de Fujiko F.Fujio

 

Aujourd'hui les mangas de Fujiko F.Fujio sont connus à l'étranger mais à l'époque où je travaillais sur l'adaptation, l’œuvre n'était absolument pas reconnue, notamment par les adultes. J'étais très énervé de constater que personne n'y voyait de l'intérêt. Vers la fin de sa vie, et même après sa mort, on a enfin commencé à s'y intéresser. C'est pour cela que je me méfie beaucoup des personnes qui travaillent dans l'animation mainstream. Et si j'ai commencé à prendre mes distances avec ce milieu, c'est notamment parce que la valeur de Fujiko F.Fujio n'a pas été prise en compte. Je ne fais pas confiance à ceux qui prétendent s'intéresser seulement maintenant à cet auteur.

 

 

Entretien réalisé le 14 décembre 2017 au Forum des Images.

 

Tous mes remerciements à Shoko Takahashi pour sa traduction, ainsi qu'à Diana-Odile Lestrade, attachée de presse du Forum des Images, pour son chaleureux accueil. Merci également au 7ème Bar et à mon frère pour son apport technique.

 

Toutes les informations sur la programmation du 15ème Carrefour du Cinéma d'animation :

http://www.forumdesimages.fr/les-programmes/carrefour-du-cinema-danimation-2017

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