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Larmes dans le cinéma coréen I

LARMES DANS LE CINEMA COREEN I

« VOIR UN FILM 17 FOIS ET PLEURER 15 FOIS », conférence d'Adrien Gombeaud sur le mélodrame coréen

I CAME FROM BUSAN, de Jeon Soo-il, projeté dans le cadre de la Carte Blanche données au directeur du festival de Pusan

 

Hasard du calendrier, le dernier film de Jeon Soo-il répondait étonnamment à la conférence d'Adrien Gombeaud, délivrée la veille au Forum des Images. Tandis que celle-ci s'emparait du mélodrame coréen, en particulier de son âge d'or sur la période des années 1950 à 1970, I Came From Busan prolongeait certaines caractéristiques relevées par le critique. Mais le film de Soo-il devenait aussi révélateur d'un autre paysage, celui de l'actuelle production sud-coréenne et de son complexe héritage des formes du passé.

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Evidemment, la présence tenante du mélodrame se situe, à un niveau contemporain, dans ce grand nom qu'est Lee Chang-dong. Adrien Gombeaud insista sur le retour du mélodrame dans les films de ce cinéaste, notamment en présentant Poetry en ultime – et poétique – exemple dans sa conférence. Deux films de Lee Chang-dong initieront par ailleurs le second temps des « Larmes coréennes » sur ce blog. Plus récemment, certains films révélés au Festival du Film Coréen de Paris ont aussi éclairé une influence du mélodrame. Celle-ci transparaît dans des récits étonnamment à contre-courant du genre initial, par exemple avec le film d'horreur, le film d'action, la comédie musicale, ou encore l'animation. Pour exemple, un film comme Yobi le renard à sept queues, en dépit de son dynamisme ludique et de la fantaisie sans cesse jaillissante dans son animation, déploie de denses sentiments liés au traumatisme de l'abandon et à la peur de l'orphelinat.
Adrien Gombeaud l'a bien précisé en ouverture de sa conférence : le mélodrame constitue quasiment toute l'histoire du cinéma coréen. La suprématie du genre dans les années 1950 jaillirait d'abord de l'histoire douloureuse du pays, passé par deux guerres et se retrouvant divisé en deux parties. L'après-deux guerres et ses conséquences entrainent de violentes séparations familiales, qui constituent une matière riche pour le cinéma de fiction. Nombre de films s'emparent ainsi de problématiques liées à la famille, mais aussi à l'impossibilité de réunion et de mésentente.

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Le Cocher de Tae-Jin Kang (1961)

Ce contexte de la division familiale apparaît également dans I Came From Busan. Au niveau de son scénario, le film s'empare d'une problématique totalement contemporaine à la Corée. Il s'ouvre sur une jeune adolescente, In-hwa, accouchant dans un hôpital ; puis nous la révèle signant les papiers autorisant l'adoption de son enfant à l'étranger. Après la projection du film, le réalisateur Jeon Soo-il et le directeur du festival de Busan ont éclairé cette situation pour les spectateurs. L'adoption de nombreux enfants par une famille étrangère fait parti des tabous de la société actuelle, alors qu'elle concerne beaucoup de jeunes mères célibataires. L'intention de Jeon Soo-il est clairement de dénoncer, en filigrane de son récit, ce fait de société. En parallèle de ce portrait et du cheminement de In-hwa s'inscrit donc le retour de ce thème de la séparation à l'oeuvre dans les années 1950 : le personnage isolé, sans famille, perd lui-même son propre enfant.

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La division du pays se lie aussi à une division physique, voire corporelle. Adrien Gombeau a signalé la récurrence frappante des personnages estropiés, handicapés dans les films des années 1950 à 1970, par exemple dans Une Balle Perdue (Hyeon-mok Yoo, 1960) ou Le Cocher (Tae-Jin Kang, 1961). Lee Chang-dong en est clairement l'héritier, introduisant dès son premier long-métrage, Green Fish, un personnage dont le grand frère est handicapé. Pourrait-on aussi établir, en écho de cette récurrence, un autre phénomène d'obsession physique, celui de l'ultra-violence du cinéma contemporain ? Les atteintes et les manques corporels y sont particulièrement voyants, par exemple chez Park Chan-wook (l'ablation du rein dans Sympathy for Mister Vengeance, la coupure buccale dans Old Boy) ou chez Kim Jee-woon (le bras tranché de A Bittersweet Life, la torture de J'ai rencontré le diable...). Si les extraits présentés par le conférencier n'approchaient en rien, ni par leur esthétique ni par leurs choix narratifs, cette ultra-violence qui fait en partie le succès du cinéma contemporain, il demeure bel et bien entre eux une attention au corps heurté, au corps subissant les transformations et les violences. I Came From Busan demeure un film extrêmement intéressant à ce niveau car il reprend cette force de la démonstration physique mais en constitue un réel rapport intime, au plus proche de la séparation maternelle. La cicatrice issue de la césarienne de In-hwa, d'abord une marque violente à l'image, devient lieu de caresse récurrent, refuge d'apaisement qui va cristalliser le désir de retrouver l'enfant, et donc une partie du corps abandonnée. S'y retrouve ainsi un rapport chirurgical prégnant à beaucoup de productions sud-coréennes mais se muant, dans ce film, en expression du manque et de la séparation.

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Les Fleurs de l'enfer de Shing Sang-ok (1958)

Au-delà, on pourrait voir dans l'acharnement physique des dernières productions coréennes reconnues en France un prolongement plus voyant du thème de la souffrance à l’œuvre dans les années 1950. Adrien Gombeaud a souligné que la souffrance brandie durant cette période s'inscrivait dans la recherche d'identité pour la Corée du sud, pays tout juste naissant. L'extrait des Fleurs de l'enfer (Shing Sang-ok, 1958) dressait le portrait de cette quête identitaire meurtrie à travers une vision décharnée de la Corée, soumise à l'Occupation américaine à l'époque. La dénonciation, même prudente, filtrait dans le rapport aux corps. Ceux-ci, soumis au strip-tease ou à la prostitution devant les soldats américains, gagnent paradoxalement une certaine libération sous la caméra. Cependant, le conférencier a ajouté que, par prudence, le sort était bien souvent désigné comme la cause de tous les malheurs dans ces films, et non directement la guerre ou la présence américaine.

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L'accablement du malheur surgit également dans I Came from Busan : plus exactement, le scénario accumule les difficultés tout en accusant son personnage. In-hwa est d'abord une figure quasi-inexistante, isolée, taiseuse, non rebelle et sourde au paysage autour d'elle. Ne peut se reprocher à Jeon Soo-il ce choix de proposer un protagoniste antipathique, car c'est par lui que filtre une autre dénonciation, celle d'une jeunesse abandonnée et d'un sentiment d'indifférence global. Les spectateurs de la séance furent par ailleurs troublés par ce choix, qui déclencha un débat plutôt houleux au sein de la salle ! Mais le film proposait une lecture audacieuse, laissant voir cette idée de l'indifférence filtrante dans les milieux urbains, et du cercle vicieux qui en découle. Parce qu'abandonnée à son sort, In-hwa s'inscrit dans le comportement général, tournant les talons lorsqu'elle aperçoit un étudiant ou un enseignant se faire harceler et violenter par les groupes d'adolescents. De même, sa seule amie l'ignore lorsqu'elle est humiliée par d'autres jeunes filles au karaoké. I Came from Busan contient une âpreté violente, nous propulsant au cœur d'un récit de non-existence, où toutes les relations sont annihilées. Là où le film déploie ces limites, c'est dans l'écriture de cette démonstration : les scènes se répètent, alignent les mêmes brimades et indifférences, la souffrance tourne en boucle et le film peine à mener vers son deuxième temps, lorsque In-hwa décide subitement de retrouver son enfant. Cette seconde partie parvient en revanche à construire, voire « remplir », finement son personnage de sentiments.

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Une Balle Perdue de Hyeon-mok Yoo (1960)

Le portrait de la Corée d'après-guerre, autant que celle contemporaine de ce film, renvoient à une certaine idée du réalisme. Adrien Gombeaud précisa que cette notion demeurait très différente de celle connue en France. Dans le cinéma coréen, le réalisme est d'abord liée à cette expression d'une souffrance réelle, quitte à en passer par une certaine théâtralité. Celle-ci surgissait ainsi dans l'extrait d'Une Balle perdue, montré par le conférencier et où les ombres et l'architecture soulignaient le désespoir à l’œuvre des personnages. Cette esthétique donnait une poussée impressionnante au tragique des dialogues de ce film réalisé par Hyeon-mok Yoo. Encore une fois, le travail de Jeon Soo-il faisait écho à cette ambiguïté du réalisme, son film oscillant entre un aspect documentaire, par le parcours urbain dans Busan, et un effort d'esthétisation constant. Les décors de la ville deviennent lieux possédés par la solitude de In-hwa, le film trouvant dans leur décrépitude le prolongement au délaissement et à l'abandon du personnage. En cela, la mise en scène de Jeon Soo-il paraissait parfois poseuse, accumulant les plans symboliques où le personnage subissait largement l'écrasement du paysage. Là où les choix de cadrage surprenaient, c'est lorsqu'ils concernaient des lieux symboliques de la ville, tel son célèbre pont. Le titre original du film désigne justement ce lieu, le pont Yeongdo, qui ouvre le film. Le cinéaste et le directeur du festival de Busan en ont expliqué la place historique, puisqu'il lie deux parties de la ville et constitue l'un de ses points touristiques célèbres. Sous la caméra de Jeon Soo-il, il transfigure cependant la séparation et l'isolement, lieu de passage devenant paradoxalement le symbole de toute la solitude du protagoniste. L'un des plans d'ouverture saisissait ainsi la jeune fille en voie d'accouchement, s'écroulant au milieu du pont alors que circulaient, sans la remarquer, les autres voitures et passants autour d'elle.

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Durant ce cycle coréen, les films les plus récents se révèlent à la fois tenus par une série de thèmes et de motifs liés et en écho – cela évoluant d'une ultra-violence majoritaire jusqu'à des détails comme le goût pour le karaoké – mais très différents dans les points de vue, les choix de narration, ou de mise en scène. I Came From Busan s'isolait une fois de plus des précédentes réalisations découvertes, tels les films de Jang Jin, ceux de Hong Sang-soo et Bong Joon-ho, ou encore ceux à venir sur ce blog de Lee Chang-dong. Le cinéaste Jeon Soo-il serait par ailleurs plus influencé par le cinéma européen que par celui de son pays puisqu'il confia avoir appris le français à l'Alliance Française pendant plusieurs années, peu de temps avant le début de sa carrière. I Came From Busan évoque ainsi le néoréalisme italien, un mouvement qui s'instaure aussi en écho avec les films coréens des années 1950 et 1960. Le parcours dans la ville, la saisie de son quotidien portuaire sous le regard d'un personnage marginal, lui-même imbriqué dans une quête d'identité, tendent réellement vers les films du mouvement italien.

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La Chanteuse de Pansori de Im Kwon-taek (1993)

Le film, au-delà de cette référence, travaille tout son personnage dans la géographie extérieure. Le sentiment intérieur, à défaut de transparaître dans le corps et le visage de l'actrice, est directement exporté, et trouvera sa forme complète dans un réel dépaysement de la ville. Si I Came from Busan contient certaines redondances et un scénario très inégal, il déploie un final bouleversant par la venue du personnage dans les Alpes françaises, paysage soudainement inattendu au cœur de ce cycle coréen. L'introduction de la conférence d'Adrien Gombeaud s'est, parallèlement, liée au thème du paysage par un extrait de La Chanteuse de Pansori (Im Kwon-taek, 1993). Tandis qu'y devisaient joyeusement la famille en pleine démonstration de transmission musicale, le paysage de la route et du chemin inscrivait une image symbolique du mélodrame coréen, circulant en conclusion de la plupart des films et connotant autant le chemin parcouru que celui à parcourir, en dépit des malheurs accumulés. Le critique a conclu sa conférence en revenant sur l'héritage de ce cadrage caractéristique par les derniers plans du film Poetry (Lee Chang-dong, 2010), où le chemin se liquéfiait, transformé en poétique ruisseau du temps, transportant la disparition de son personnage principal.

I Came from Busan, dans le prolongement de ces deux exemples et de cette conférence, finissait bel et bien sur un nouveau chemin, celui-ci alpin, et nécessairement en rupture avec le paysage urbain et portuaire. C'est en gravissant la pente que se complétait la recherche identitaire et que le temps des souffrances prenait fin. Et le dernier plan du film laissait soudainement éclater, dans un bel achèvement, l'expression longtemps dissimulé de son personnage principal, avouant à l'écran sa réelle tristesse.

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Poetry de Lee Chang-dong (2010)

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I Came from Busan de Jeon Soo-il (2015)

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