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Larmes dans le cinéma coréen II

 LARMES DANS LE CINEMA COREEN II

 

A propos de deux films de Lee Chang-dong,

GREEN FISH (1997) et OASIS (2002)

 

Très peu a été écrit en France sur Lee Chang-dong. Pourtant, beaucoup de textes, de paroles et de critiques semblent lui accorder le statut d'incontournable dans le cinéma coréen actuel. Autant son cinéma fait office de poids lourd, aux qualités indéniablement avouées, autant il échappe souvent aux réflexions et aux échanges, car paradoxalement porté par une certaine préciosité. L'arrivée tardive de l'écrivain au cinéma, sa filmographie restreinte, la rareté de ses entretiens, travaillent un certain mystère de l'homme qui livre peu sur la préparation de ses films. La rencontre directe avec le cinéaste en juin dernier, durant la projection de Poetry pour l'exposition de « La Délirante » à Paris, confirma ce secret : Lee Chang-dong présenta de manière concise son film, drapé dans sa veste élégante, sage silhouette remerciant timidement les spectateurs après la projection.

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Yun Junghee dans Poetry

 

Cependant, la filmographie limitée du cinéaste n'empêche pas son analyse, et plus encore l'évolution de sa sensibilité. En cela, la vision de son premier long-métrage Green Fish, plutôt renié par le cinéaste, instaure d'emblée sa vision du monde, qui paraît certes incomplète, encore en recherche d'elle-même, mais étonnamment dynamique et original. Plus largement, deux temps se dessinent dans le parcours de Lee Chang-dong : de Green Fish (1997) à Peppermint Candy (2000) et Oasis (2002), un cinéma s'attachant aux parcours de personnages esseulés ; puis deux films saisissant, à rebours de ce premier temps, une forme de retour à la vie, par la mère de Secret Sunshine (2006) et la grand-mère de Poetry (2009). Paradoxalement, les trois premiers saisissent l'abandon de leur personnage par le prisme de leurs contextes sociaux et familiaux, que sont la difficulté pour le jeune de trouver sa place face à ses frères, puis au sein d'une organisation mafieuse ; la perte de la jeunesse, de l'innocence, de l'amour et de l'amitié dans Peppermint Candy ; et enfin la stigmatisation par leurs proches du couple handicapé d'Oasis. A ces trois premiers films succèdent, au tournant des années 2000, des portraits plus concentrés, proches de personnages d'emblée en désaccord, ou en retrait, de leur société. Ils doivent s'y créer une nouvelle place, par l'arrivée dans un nouveau village et l'intégration dans la religion (Secret Sunshine), ou encore l'inscription dans une activité poétique (Poetry). Plus grossièrement, le changement de tranche d'âge des personnages situe cette différence, entre les récits de jeunes gens et ceux de personnages ayant déjà vécu et devant justement aller au-delà de leur passé. Cependant, cette maturité n'éloigne jamais Lee Chang-dong de sa volonté de compter l'évolution, très changeante et très fine, de ses personnages. Quel que soit les âges de ses protagonistes, son cinéma ne cesse de souligner les désillusions et illusions qui les traversent.

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Sol Kyung-gu dans Peppermint Candy

 

La projection successive de Green Fish et d'Oasis au Forum des Images permettait de situer cette évolution et d'approcher le cinéaste sur sa « première » période, si l'on peut se permettre d'établir une histoire de style. En plus de révéler le premier travail cinématographique de ce réalisateur d'abord écrivain, cette association annonçait ses films plus récents, notamment avec Oasis, film quasi « extrême » dans l'exploration des thèmes propres à Chang-dong. En regard doit aussi se souligner la place particulière de Peppermint Candy, premier « tour de force » du cinéaste, bien plus profond, subtil et élaboré que Green Fish. Si Oasis et Poetry sont clairement les deux sommets dans la filmographie de Chang-dong, Peppermint Candy en serait la saillie imprévue, par une laborieuse prouesse de scénario qui ne sera pas reprise ailleurs – à savoir ce long flash-back depuis le suicide ouvrant le film, traversant une vie entière. Le film de 2000 prolonge cependant Green Fish, par son ambition d'un trajet de vie sur plusieurs années. Le peu de cas que Lee Chang-dong accorde à Green Fish ferait ainsi presque apparaître la complexification de Peppermint Candy¹ comme l'acte de revanche sur ce premier essai.

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Mun Seong-kun et Han Suk-Kyu dans le rôle de Makdong, Green Fish

 

Même si clairement marqué par des maladresses, Green Fish n'est pas dénué de qualités. Le grand défaut du film est probablement d'être trop riche, trop ambitieux dans la brassée de thématiques qu'il comprend. Cette densité fait parfois perdre pied au scénario et surtout dilue son personnage, Makdong, dans des rapports timidement creusés. Si cette dilution marque et indique la solitude d'un héros qui, tout en s'adaptant facilement aux situations traversées, se cherche en permanence, les liens avec la famille ou le cercle mafieux de Séoul manquent souvent de profondeur. Les intrigues mafieuses sont ainsi amenées avec une certaine naïveté, souvent peu prenantes. Le rapport à la violence demeure très loin, dans ce film, de la cruauté troublante et des éclats perturbants de la suite, et Green Fish ne contient pas cette capacité à toucher au malaise et à la rage pure jaillissant des échanges de Peppermint Candy ou Secret Sunshine. Seule une scène s'en approche, celle de l'humiliation d'un homme, forcé de se dénuder dans un trou boueux, par le groupe mafieux et menée à tambour battant par le personnage de Song Kang-ho, encore inconnu à l'époque. La scène situe déjà la représentation de l'humiliation, et par-là l'atteinte à la virilité, voyante dans Peppermint Candy, mais aussi l'extraordinaire jeu de distance de Lee Chang-dong à son égard. Si le cinéaste laisse éclater face caméra le mépris et la cruauté des uns, il ne cerne le désespoir de la victime que par violents sanglots intermittents, ou par des éclats de son humiliation, tel le jet de son urine qui jaillit spontanément, suite à son angoisse.

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Han Suk-Kyu face à Song Kang-ho dans Green Fish

 

Si elle s'illustre ici dans un rapport de cruauté, la même approche, faite d'engagement cru et de distance pudique, transparaît dans l'intimité doucement dévoilée de ses personnages. Oasis s'en fait l'écho, admirable dans sa manière d'aborder le jeune couple. Dans ce film de 2002, fortement remarqué à l'époque, Jong-du, sortant tout juste de prison, cas désespéré selon sa famille, rencontre par hasard la jeune Gong-ju, abandonnée par son frère dans son appartement. Celle-ci est handicapée moteur et cérébrale, tandis que Jong-du a beaucoup de troubles psychologiques. Cependant, ces phrases écrites semblent indiquer une certaine lourdeur pour le film. En faire témoin n'est juste que là pour présenter le contexte mais cette critique doit rapidement s'en éloigner. Car le brio du film de Lee Chang-dong, sa qualité à la fois audacieuse et humaniste, réside dans ce qu'il choisit d'écarter et de retenir de la maladie. Déjà, il entretient un certain silence quant à leurs caractéristiques : pas une seule fois les personnages ne sont limités à une expression médicale et surtout leurs comportements construisent autant que signifiant de la maladie que de fragments de leur personnalité. Ce flou entretenu permet au film de donner l'espace nécessaire pour faire exister ses personnages, au contraire du film Mommy de Xavier Dolan, centré sur un adolescent à problèmes. Cette expression devient très vite une étiquette qui colle au protagoniste, et qui pose un grand problème, en dépit des qualités du dernier long-métrage de Dolan, dans l'approche de ce jeune, jamais dévoilé, toujours soumis au diagnostic imposé dans la première scène du film.

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Oasis : Jong-du (Sol Kyung-gu) rencontre Gong-ju (Moon So-ri)

 

Oasis, lui, pose une véritable leçon en ce qui concerne le travail du personnage handicapé car il parvient à s'immiscer dans leur intimité. Le film approche ainsi Gong-ju par le partage de son imagination : un plan en vue subjective épaule son regard suivant une colombe traversant sa chambre, jusqu'à s'évanouir en tache de lumière. La jeune femme tient d'abord de l'apparition lumineuse, à l'instar de cette colombe. La création simple du jeu de lumière qu'elle entreprend en bougeant son miroir dans tous les sens estompe ses capacités physiques limitées, laisse d'emblée transparaître son caractère joueur, voire « fleur bleue », au-delà de l'apparence. Par la suite, le film ne refusera pas ce caractère, le laissant poindre par des visions imaginées par la jeune femme, autant de respirations pour elle, et pour le spectateur, dans une réalité plus cruelle. En cela, Gong-ju est une véritable cousine de Mija dans Poetry : le partage de sa sensibilité tire le film vers un onirisme faisant oublier tout contexte. Cet oubli de la condition – limite physique et impossibilité d'agir comme un couple « normal » pour Gong-ju ; limite morale et effroi du viol collectif perpétré par son petit-fils pour Mija – tend à inscrire ce qui tient de l'espoir chez Chang-dong. A chaque fois, une forme d'art ou d'expression de l'imagination devient une membrane fragile, mais sensible, sous la caméra, par des reflets transformés en papillon, des arbres qui ploient sous le soleil, une parade indienne près d'un ascenseur...

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Makdong et son frère dans Green Fish

 

Il est clair que ce choix de réalisation déplace tout de suite le regard du spectateur et adoucit sa rencontre avec le handicap. Lee Chang-dong s'inscrit de plus dans l'héritage d'une des formes classiques propres au mélodrame sud-coréen, où affluent les protagonistes handicapés, estropiés, touchés physiquement. Mais la présence très précoce de l'handicap dans Green Fish indique que le cinéaste s'y attache particulièrement. Makdong, le héros du film, a un grand frère handicapé auquel il vient rendre visite au logis familial. L'un des plus beaux plans du film montre Makdong se faisant beau face au miroir, tandis que son frère se colle au bord de la fenêtre et l'observe en se moquant de lui. La plaisanterie du moment construit le même sentiment que pour Oasis, par cette capacité d'éloigner, pour un temps, la condition de l'handicap. Dans ce film, la relation de Makdong à ses frères tient de l'éphémère, montrée par fragments. Green Fish dessine en ce sens une vision infiniment juste de ces liens familiaux qui se desserrent au fil du temps, venant à se construire par les rencontres ponctuelles plutôt que par l'enfance partagée, qui elle s'éloigne. Le film comprend très justement cette idée en émaillant son scénario de retrouvailles familiales aussi brèves qu'enchantées, tels des interludes burlesques (la moquerie des policiers sur l'autoroute, le pique-nique virant joyeusement au désastre), des appels téléphoniques soudains ou des conversations à mi-mots. Il est clair que le premier film de Lee Chang-dong, au-delà de ses intrigues mafieuses, marque le passage à l'âge adulte, le besoin de s'éloigner d'un refuge familial pesant autant que le désir de revenir au passé – une fois de plus, un sujet cousin de Peppermint Candy, qui traitera de cette dimension comme une fatalité.

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Green Fish

 

L'exemple indique une autre thématique plus large à l'oeuvre chez Chang-dong, et prégnant sur sa première partie de carrière, la fin des années 1990 : la famille et en particulier l'idée de la fratrie. Green Fish se conclut sur la renaissance de la famille de Makdong, au départ désintégrée et qui se rassemble suite à la disparition du héros. Vision heureuse, parfois troublée dans le film par l'idée que Makdong s'échappe de la maisonnée car elle devient un poids. Si le personnage est coincé entre son frère handicapé inapte à se débrouiller tout seul, et ses deux autres frères déjà mariés et endettés, la conclusion du film rétablit la balance de ce mal-être par l'harmonieuse recréation familiale. Oasis, parallèlement, indique une vision plus acerbe et pessimiste de la fratrie, vision qui se prolonge dans Poetry au niveau du conflit intergénérationnelle.

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Sol Kyung-gu et Ryoo Seung-wan dans Oasis

 

Le protagoniste de Jong-du suit un trajet à rebours que celui de la jeune femme dont il tombe amoureux, son ressenti intérieur demeurant rarement dévoilé. Jong-du est en ce sens le personnage le plus opaque dans toute la filmographie de Lee Chang-dong, et également le plus audacieux. Les premières scènes du film le saisissent dans ce qu'il déploie d'irritant auprès des autres, porté par des défauts voyants, tandis qu'il agace les passants dans la rue, pique des fruits à l'étalage, hurle le long de l'autoroute... Si Jong-du est aussi insaisissable, c'est bel et bien parce qu'il est porté par un chapelet d'actions contradictoires et se succédant sans paraître réellement construire un personnage. En réalité, la beauté du film réside dans le fait que Jong-du se construit peu à peu par sa rencontre avec Gong-ju, et qu'il devient entièrement déterminé par elle, le transformant en chevalier aimant à ses yeux. Il vient revêtir ce rôle, porter cette fonction autant que ce sentiment d'amour tout comme il portera la jeune femme sur son dos, image lumineuse et centrale du film. Dès lors, la qualité bouleversante de cette relation est qu'elle aide les deux à progresser, les permettant de converser, de se délier de leur solitude... Cette soudaine progression se lie à une certaine émancipation à l'égard de la famille. Si Jong-du subit le mépris de ses frères, Gong-ju se confronte à l'indifférence de son ainé. Une scène terrifiante nous montre le frère de la jeune femme l'emmener pour une journée dans son appartement, loué afin de percevoir les aides gouvernementales pour les handicapés. Jong-du est habillée pour l'occasion, placée dans une chambre qui n'est même pas la sienne, et les visiteurs ne se doutent pas de la supercherie... Pour l'un ou l'autre de ses personnages principaux, la famille fait preuve d'un total rejet. Mais c'est la fratrie entourant Jong-du qui intrigue le plus Lee Chang-dong, et qu'il dépeint comme une relation réellement empoisonnée.

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Porter l'autre au lieu de se laisser porter par soi-même dans Oasis

 

L'empoisonnement se lie à l'emprisonnement : les échanges sont vifs, non nécessairement violents mais débarrassés de toute douceur, de toute tendresse, coulés dans une banalité où on ne surveille même plus l'atteinte de ses mots. Comme dans Green Fish, Jong-du apparaît « bloqué » auprès de ses frères, ne serait-ce que dans le cadrage qui l'inclut dans des espaces confinés, petit salon où se réunit tout le monde, siège passager d'une camionnette pour le cadet, pièce de garage pour l'aîné. La moindre tentative de sortie de ces espaces est aussitôt réprimée par les frères. Dès lors se joue ce contraste entre la spontanéité hyperactive et incontrôlée de Jong-du et l'effort de façade réglé et maîtrisé chez les frères. Le film trouve néanmoins là certaines limites. La finesse de Lee Chang-dong apparaît dans le fait que beaucoup des actes de Jong-du sont bien souvent condamnables, sa méchanceté gratuite et toute puérile demeurant la même, mais passant, dès sa rencontre avec la jeune handicapée, d'égoïstes à altruistes. En revanche, dans le portrait qu'il livre des frères, l'aîné est particulièrement condamné, détestable de bout en bout – une capacité d'enfoncer le protagoniste assez surprenante chez ce cinéaste qui accorde, sans nécessairement excuser leurs comportements, une réelle humanité à tous les personnages de ses films. A l'inverse, le cadet joué par Ryoo Seung-wan2, plus discret dans le scénario et dans l'image, laisse apparaître une constante hésitation, comme fripé par les actions en cours. La subtilité du cinéaste se niche dans ce détail précis, notamment lors de la terrible confrontation au commissariat durant la dernière partie du film. Ce cadet s'instaure comme l'intermédiaire dans tous les plans, présence immobile dressée entre les deux frères, entre l'accablement de l'accusation et la fragilité de l'accusé, mais néanmoins prêt à s'effondrer dans cette situation en crise.

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Cette obsession du problème du frère trouve une incarnation aussi violente dans la nouvelle Nokcheon3 (parue aux éditions Seuil). La noirceur de ce rapport de fratrie est qu'il n'est pas, au contraire de Green Fish, une seul fois renvoyé à une possible harmonie d'enfance ou à des souvenirs communs : les frères de Jong-du paraissent déconnectés de lui, et les liens semblent se maintenir que par des questions d'ordre matériel ou superficiel. Une terrifiante scène de repas de fête familial le saisit, lorsque Jong-du arrive avec sa nouvelle petite amie et que personne ne croie en la réalité de ce couple. La sensibilité aux réactions des invités, et au contraste entre le comportement bon enfant, voire carrément provocateur, imposé par Jong-du et l'étiquette cérémonial de l'ensemble instaure un profond malaise, palpable dans les chuchotis à mi-mots, les couverts s'entrechoquant et les regards fuyants. Cette scène, en étant l'une des plus traumatisantes chez le cinéaste, capture son sens de la dramaturgie. Le cadre chez Chang-dong est parfois porté par une profondeur de champ accentuée, visant à embrasser la communauté ou le groupe. Toutes les réactions possibles sont collectées dans le champ sans perdre de vue les agissements des personnages au premier plan. L'interprétation des acteurs et la rythmique de leurs mouvements sont, dès lors, extrêmement maîtrisées. Cette scène de repas, en l'occurrence, trouve un écho plus mesuré, mais tout aussi violent, dans les scènes de réunions religieuses de Secret Sunshine, ou encore celles de négociations entre les parents dans Poetry. Le malaise y jaillit tout autant par l'accumulation des réactions les unes par rapport aux autres, mais également par le sens du détail, du geste indiquant un mécontentement, une fuite ou un embarras.

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De cette scène jaillit également le besoin quasi compulsif de conserver les apparences. L'obsession de cette perfection qui anime bien des personnages de Chang-dong, en particulier sur sa première partie de carrière, indique un malaise social, où les petites classes tentent d'imiter les riches, quitte à sacrifier toutes les relations familiales. La scène du repas anime cette idée, alors que l'arrivée de Jong-du incarne un poids ramenant la famille à sa véritable origine sociale. Par contraste, les échappées oniriques autant que les petits jeux amoureux sont des fuites de cette même condition (ne serait-ce que les attributs royaux que se donnent les deux amants, comme « princesse »)  : au final, tous les protagonistes du film sont traversés du même désir, et de la même tentative de trouée du quotidien par des entreprises personnelles.

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L'idée de l'espoir et la création de trouées de respiration et d'imagination chez Lee Chang-dong fondent entièrement son cinéma. En réalité, elles permettent cette antithèse propre à cette écriture, à savoir cet alliage entre une description crue et amère de la condition des protagonistes, et leur constante dérive vers le fantastique, l'onirique, le mystique ou encore le poétique. Si les mots, mais également les regards, sont bien souvent les pierres rivées au réalisme, les images sont elles les points de fuite vers l'hors-réel. Dans Oasis, l'idée de vouloir s'élever socialement subit le regard acide, voire cynique, du cinéaste. Les tentatives d'élévation des dérives des deux familles pointe à chaque fois le délaissement systématique de certains de leurs membres – les deux personnages principaux en question – pour se complaire dans l'obsession de l'apparence et un mépris violent. La démonstration est éprouvante, voyante dans tous les rassemblements sensés renforcer le lien, mais à l'inverse, le distordant. En regard se construit une certaine attention au quotidien et à la simplicité des actions : résistance du naturel, de la « pureté » d'un geste ou d'une réplique, tels ses jeux verbaux entre les deux amoureux ou leurs cavalcades sur leurs trottoirs. Ces indices surgissent également dans les autres films du cinéaste, ces points de fuite symbolique qui se glissent dans des récits très écrits : une écharpe attrapée au coin d'un wagon (Green Fish), un bocal de bonbons abandonné près d'un lit d'hôpital (Peppermint Candy) une coupe de cheveux qui agit en acte de renaissance (Secret Sunshine), l'observation des fleurs et des arbres sous le soleil (Poetry)... Lee Chang-dong n'indique par des solutions à ses situations, mais des ouvertures, des glissements vers le prosaïque par le biais du poétique.

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La coupe de cheveux, dernière scène de Peppermint Candy

 

Green Fish approche ce même angle, mais avec moins de subtilité car imposant, par le parcours de Makdong, le thème de la désillusion. Si celui-ci se maintient dans toutes les créations du cinéaste et romancier, il surgit dès le départ et se dilue dans le rythme et les enchaînements de scènes. Le point de perte des illusions demeure difficile à cerner, creusant dès lors un puits d'angoisse au film, et prêt à jaillir par le moindre ressac d'un malaise. Dans Peppermint Candy, son probable point de départ ne surgit ainsi qu'au tout dernier plan. Green Fish, à l'inverse, est le moins angoissant de la filmographie car il laisse à voir les origines et les traces de cette perte des illusions, à travers un parcours d'initiation relativement classique, où l'enfance et la famille se perdent, où les hommes admirés se révèlent troublés ou sans âme, où la violence devient nécessité... Une exception réside cependant dans une des scènes, qui, à l'instar du passage de l'humiliation, est prémisse à la force et à la subtilité émotionnelles à venir dans ce cinéma. Par Makdong se déploie une représentation rare à l'écran de la timidité virginale de l'homme, qui avoue à demi-mots à Mi-ae (Shim Hye-jin) qu'il n'a jamais embrassé ni approché une femme. La distance durant cette scène est admirable car elle expose la confession sans en faire cas d'un problème à résoudre – là où elle est bientôt souvent un appel à une nécessaire résolution par la représentation d'un premier acte sexuel, topos de la plupart des films où les personnages suivent une initiation. Le rapport à l'amour et à la sexualité dans ce film demeure cependant étonnamment refoulé et suspendu dans les marges, dans les temps de latence du film.

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Han Suk-Kyu et Shim Hye-jin dans Green Fish

 

Oasis et Poetry sont des tournants dans l'oeuvre de Lee Chang-dong. Le premier s'érige comme le paroxysme d'une première partie de carrière, développant, par son sujet, ses personnages et son évolution, une forme d'extrême de la violence sociale à laquelle s'attache le cinéaste. Le film place en face de véritables tabous – et transparaît là son incroyable modernité, avec un rapport au sujet rarement approché d'aussi près dans la fiction. Son exigence et son malaise transportent vers des postures encore tenantes, voire aggravés, dans nos sociétés : indifférence face aux marginaux, réduits à un statut d'objet auquel on refuse la moindre émotion ou réaction ; pression de la réussite sociale et de la réputation à tenir ; peur de l'étranger... Mais Oasis dissimule en parallèle une part d'adoucissement, frôlant la rage empoisonnée qui investit les protagonistes. L'écart se révèle surprenant, entre une infinie douceur et un réalisme cru, violent, qui n'écarte pas le malaise. Ce long-métrage condense le plus densément ces contraires, qui s'équilibrent moins dans ses autres films, la rage accompagnant Peppermint Candy et Secret Sunshine ; la douceur Green Fish et Poetry... Ce dernier, second paroxysme de cette filmographie passionnante, est l'aboutissement de cette douceur sous-jacente, s'emparant des surgissements imaginaires de Gong-ju pour véritablement les incorporer à un ensemble souple de signes en écho. Poetry indique en ce sens la maturité du créateur, car les visions enchantées et ponctuelles de la jeune handicapée d'Oasis deviennent, chez la grand-mère Mija, vestiges du temps délicatement enfouis sous les images. Du bouleversement de chacune de ces deux histoires en naît un troisième, synthèse de ce parallèle : celui de voir s'accomplir une œuvre cinématographique.

 

 

 

Notes.

1. Outre cette fonction pivot de Peppermint Candy, le film est porté par les deux mêmes acteurs qu'Oasis, Sol Kyung-gu et Moon So-ri, qui y interprètent aussi un couple vivant un enchantement vite brisé par leurs familles respectives.

2. Pour anecdote, Ryoo Seung-wan, tout jeune débutant dans ce film, deviendra un réalisateur de films d'action à succès. Son dernier long-métrage Veteran, projeté au 10ème Festival du Film Coréen, sera bientôt approché dans ce blog.

3. Nokcheon, suivi d'Un Eclat dans le ciel sont deux nouvelles traduites et publiées chez Seuil en 2005, et seul recueil de Lee Chang-dong traduit en français à ce jour.

 

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