Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Sympathy for mr vengeance
SYMPATHY FOR MR VENGEANCE (2002)
Un film de Park Chan-Wook
Premier volet de la trilogie de la vengeance avec Old Boy et plus tard Lady Vengeance, Sympathy for Mr Vengeance est le second film que je découvre du cinéaste après JSA, film-enquête ayant comme toile de fond les relations nord- et sud-coréennes au niveau de la zone de sécurité, un film par ailleurs assez juste qui valait le coup d'oeil pour son engagement et la qualité de ses interprétations (Song Kang-ho et Lee Byung-hun y forment un tandem bien plus intéressant que celui du Cinglé et de la Brute dans le film de Kim Jee-woon).
Incarnation de la violence
Sympathy for Mr Vengeance est un film âpre, véritable cauchemar autant au niveau de la forme que du fond. Il confirme le talent que déploie un certain cinéma coréen dans la mise en scène et la démonstration de la violence, celle-ci venant s'imprimer dans chaque plan et s'appuyant sur la très forte capacité de suggestion des images et du son. Des films comme The Chaser (Na Hong-jin), Memories of Murder et Mother (Bong Joon-ho), voire les deux succès du festival de Gérardmer 2011 (Bedevilled de Jang Cheol-soo et I saw the devil de Kim Jee-woon) s'ancrent dans cette optique, Park Chan-wook en étant le chef de file.
De la vision extrêmement dure du film, il faut en retenir la brillante mise en scène, imbibée de cette violence âpre et nauséeuse, ainsi qu'un scénario précipitant ses personnages dans la fatale spirale de la vengeance. Le récit se scinde en deux parties : la première agissant comme la cause, centrée sur le personnage du sourd-muet, expliquant la succession malheureuse de hasards menant à la mort de la petite fille ; la seconde étant la conséquence, bien moins supportable (du moins sur le plan physique) que le premier temps, et sublimant l'implacable mécanique de la vengeance du père. Elliptique et peu bavard, Sympathy for Mr Vengeance incarne la violence par trois points : l'observation clinique ; le phénomène de distance et de jeu avec l'arrière-plan ; le travail de suggestion, notamment par le son et l'hors-champ.
Ostentation de la souffrance
L'idée de l'observation est assez difficile à expliquer et pourtant, elle empreint de nombreux films coréens, à commencer par Poetry de Lee Chang-dong. L'esprit asiatique et sa conception cyclique du temps fait que le cinéma y empreint de bien plus d'ostentation que le cinéma occidental. La caméra saisit, de manière très posée et sincère, les événements, frontale par rapport aux lieux et aux personnages. Cette observation est quasi-clinique par moments, comme lors du réveil du sourd-muet après le vol de son rein par le trafiquants d'organes. Dans un travelling arrière tremblotant, la caméra s'assimile aux soubresauts du corps nu recroquevillé sur le sol du parking désert, laissant place peu à peu, par ce mouvement, à la souffrance du personnage, brutalement disséqué et abandonné comme une vulgaire poupée usée.
Distance
Loin des montages survoltés du cinéma américain, qui privilégie la proximité de la caméra avec les corps, la fusion avec l'action et la souffrance, le film préfère la distance et l'éloignement face aux événements violents. Les plans sont souvent fixes et larges, embrassant toute une action et créant l'horrifique par cette distance imposée et cette fixité qui oblige à regarder en face les événements, sans pouvoir agir ou interagir. Par exemple, un employé s'tant fait licencier se mutile devant la voiture du personnage joué par Song Kang-ho, en pleine rue. On se regarde, on observe l'homme crier, puis se mutiler : totale rigidité des corps et des visages, figés entre le dégoût extrême et l'insensibilité. Le contraste entre l'ampleur de la violence et la rigidité de la mise en scène accentue ainsi la cruauté du propos et nous renvoie à une certaine condition ambiguë de spectateur. Park Chan-wook continuera notamment d'explorer ce phénomène de distance à travers Thirst, son dernier film.
Travail de suggestion
Un formidable travail de mise en scène et de montage est effectué sur le hors-champ sonore et visuel. Le meilleur exemple reste la séquence insupportable de la noyade de la petite fille, l'ellipse étant faite sur sa chute dans l'eau. Il se joue aussi une rupture avec la vision du personnage principal, ce sourd-muet qui reste indifférent face aux cris de la petite, alors que le spectateur peut entendre, s'imaginer le drame, a une longueur d'avance sur lui. Une même utilisation du son et des bruitages, qui prolonge l'imagination du spectateur et renforce la violence, est présente lors des séquences où le personnage de Song Kang-ho, aveuglé par sa soif de vengeance, s'inflige des séances d'observation dans les salles d’opérations des médecins légistes. La suggestion agit aussi au niveau de la mise en scène et de l'agencement des différents plans à l'image. Park Chan-wook laisse sa place aux zones sombres de l'image, sème le doute quant aux actions effectuées pour la vengeance : l'eau, tout comme les pierres au bord du lac, les sacs en plastique et les vêtements cachent les blessures et les souffrances mais laissent imaginer le pire sous ce qui cache.
Les psychoses de la société coréenne
Enfin, Sympathy for Mr Vengeance brasse les grandes psychoses de la société coréenne, psychoses qui jalonnent aussi des films comme Mother ou The Chaser, voire même le cinéma de Lee Chang-dong. La distance, la retenue excessive d'une société étouffant les plaintes rendent les protagonistes insensibles. La jeune fille amoureuse du sourd-muet parle ainsi de l'enlèvement de la petite fille comme d'un quelconque sujet. Les personnages sont désintéressés, finissent par acquérir toute distance avec tout ce qui les entoure, car ils se retrouvent laissés à l'abandon, vivant dans la misère. Cette vengeance pointe en outre un choc social avec le contraste entre le personnage du père de la petite, riche et manipulateur, et celui du sourd-muet, miséreux et quasi-autiste. Dans cette société dépeinte, la violence s'infiltre partout, l'argent étant souvent le déclencheur de toute cette violence et cruauté. Le trafic d'organes règne, et, dans ce milieu dévasté et déshumanisant, la vengeance s'infiltre sans grande difficulté. Dans ses films, Park Chan-wook arrive toujours à saisir l'insécurité et le désœuvrement, laissant ses personnages livrés à eux-mêmes, abandonnant les dialogues pour donner aux gestes une plus grande violence et cruauté.
Enfin, il faut souligner les formidables interprétations de ce film. Si le cinéma de Park Chan-wook, si ciselé et maîtrisé soit-il, m'horrifie à chaque vision de ses films, on ne peut lui nier son talent pour la direction d'acteurs. Tout comme pour JSA ou Thirst, il y déploie son sens du trio, avec deux hommes et une femme. Le sourd-muet est interprété par Shin Ha-Kyun, un acteur fidèle qui jouait un second rôle dans JSA, et surtout le frère malade de Thirst, acteur dont la physionomie fragile sert toujours des personnages maladifs et nauséeux. Donna Bae, autre grand actrice qu'on retrouve dans The Host ou dans le rôle de la Air Doll de Kore-eda, sidère par sa nonchalance inquiétante. Et enfin Song Kang-ho, toujours aussi excellent, fait preuve d'une grande sobriété dans ce rôle de père incontrôlable, sobriété dramatique qu'il approfondira dans son rôle de prêtre avec Thirst.