Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Spectaculaire chez Bong Joon-ho I
DIALOGUE AUTOUR DE
SNOWPIERCER, LE TRANSPERCENEIGE
Un film réalisé par Bong Joon-ho en 2013
La cinéphilie se partage parfois en famille. Depuis notre découverte de Memories of Murder, puis de The Host sur un petit écran familial, ma sœur, mon frère et moi-même sommes devenus instantanément fans de Bong Joon-ho, et de son acteur fétiche Song Kang-ho, et dont les films furent une brèche à la découverte de Park Chan-wook, Kim Jee-woon ou encore Lee Chang-dong. C'est ainsi avec une grande impatience et une excitation d'enfant que mon frère et moi sommes allés découvrir ensemble Snowpiercer, le dernier film de notre héros d'adolescence, lors de sa sortie en 2013. Nous en sommes sortis divisés et avions entrepris une critique dialoguée.
Ce dialogue, jamais publié pour d'obscures raisons de perte de ses brouillons, est enfin déterré et publié à l'occasion de ce trimestre du cinéma coréen à l'oeuvre en France !
Mirabelle : Big-Cow, je te propose de dialoguer autour du dernier film de Bong Joon-ho, réalisateur dont le Memories Of Murder, que je considère comme son meilleur film à présent, ou The Host nous ont tous deux enchantés. Notre attente était donc grande pour Snowpiercer, par ailleurs inspiré d'une bande dessinée française. Je pense que Snowpiercer confirme la force de réalisation de Bong Joon-ho, mais en dévoile aussi certaines limites ou effets poussifs, empêchant le film de véritablement trouver son identité.
Big-Cow : Après cette entrée en matière quelque peu succinte, je vais essayer de donner aussi mon avis sur Snowpiercer, sans rentrer dans les détails. L'idée est ici de développer une discussion autour du film. Je fais tout de suite une parenthèse pour préciser que je n'ai pas lu la bande dessinée à l'origine du film (par contre, comme Lysao, j'ai vu Memories of Murder et The Host de Bong Joon-Ho, avec une préférence pour le deuxième).
J'ai adoré Snowpiercer. Je suis allé le voir sans m'être renseigné à son sujet, sans avoir vu de bande-annonce ni d'images du film. Je savais deux mots sur l'histoire, à savoir que le film se déroulait dans un train, dans un contexte post-apocalyptique, et que ça allait parler de révolte. J'étais aussi plutôt content du casting sélectionné, notamment du choix de Song Kang-ho, l'acteur fétiche de Joon-Ho, dans un des deux rôles titres (et face à Chris Evans, bien plus intéressant qu'en Captain America).
Sur le plan visuel, le film est extrêmement impressionnant. Lorsque j'avais vu J'ai rencontré le diable de Kim Jee-Woon avec un ami, je me souviens que celui-ci m'avait fait observé la virtuosité plastique des cinéastes coréens (nous avions débattu à cette occasion de savoir si J'ai rencontré le diable avait réellement une réflexion, un fonds consistant, point que je défendais. Force est de constater que cette virtuosité plastique se retrouve dans le premier film américain de Bong Joon-Ho, et ce point sera probablement réabordé. La structure narrative et spatiale du film, la thématique du train, permettent à son réalisateur de recréer différents environnements, différents univers de wagon en wagon, jonglant alors avec les effets de style, mais également avec les vignettes. Cette même structure permet de relancer, de manière permanente, l'élément de surprise, et rien ne me satisfait plus qu'un film qui me surprend.
Si Snowpiercer est l'un de mes films de cette année, c'est aussi car cela me fait très plaisir de voir un grand réalisateur asiatique, à la patte particulière (cette délicate alliance d'horreur et d'humour de situation), exporter aussi bien sa recette à Hollywood, et conserver en très large partie sa liberté créatrice. Snowpiercer est un blockbuster, mais c'est surtout un blockbuster réalisé par Bong Joon-Ho, qui impose réellement son style au film, et qui se dépasse techniquement. Si Snowpiercer n'est pas aussi réussi, pour moi, que The Host, cela n'en reste pas moins le film le plus impressionnant, mais également le plus terrifiant de Bong Joon-Ho.
Mirabelle : Ce que tu soulignes dans ton dernier paragraphe témoigne en effet d'une certaine virtuosité propre au film : Bong Joon-ho a notamment réussi à dépasser certaines limites imposées par la censure hollywoodienne, ne refusant pas l'effroyable ni le thème de la destruction ou de l'anthropophagie, réaffirmant cet humour noir et âpre qui lui est singulier, mélange de grotesque et d'horreur à la fois. La séquence du bras en est un exemple, mais également celle – que je trouve l'une des plus réussies du film – de l'entrée dans la salle de classe, métamorphosant l'espace et prenant le revers total de l'innocence imposée par les enfants et l'étiquette de l'enseignement. De wagon en wagon, le réalisateur nous propose des immersions et des exercices de style très différents, n'hésitant pas à prendre des risques là où des cinéastes hollywoodiens seraient peut-être demeurés dans une réalisation lisse et homogène.
Cependant, cette virtuosité pousse aussi à certains effets poussifs, comme si Bong Joon-ho se forçait à construire une démonstration de son propre style et de ses capacités face à ce budget conséquent. La force de Memories of Murder était qu' au-delà de son enquête criminelle majeure pour la Corée du Sud – le coupable des crimes du film, tel un Jack The Reaper asiatique, n'a jamais été retrouvé – la réalisation prenait de l'ampleur, devenant plus impressionnante, plus haletante, plus développée sur les effets de suspense au fur et à mesure que l'horreur des crimes grandissait. Cette retranscription d'un progressif mouvement de bascule dans l'horreur porte tout le film, tandis que Snowpiercer, du fait de sa structure « en wagons », disséminées en parties, déploie un mouvement d'amplitude bien plus inégal. Chaque wagon s'inscrit d'abord en proposition de style plutôt qu'en véritable cheminement, et cette dépendance au principe fait que le film traverse des hauts et des bas permanents. Snowpiercer apporte ainsi des déceptions, dans sa gratuité de l'exercice de style, tel ces ralentis extrêmes lors de la séquence du combat aux armes blanches, rappelant beaucoup les inutiles et gratuites dérives esthétiques du massacre ouvrant Gangs of New York (Martin Scorsese). Ce sont là les premières limites que je trouve au film.
Le rôle de Song Kang-ho, que nous admirons tous les deux, me paraît, pour une fois et dans cette même optique, tout aussi inégal : l'acteur semble restreint dans le déploiement de toute la force de son jeu, conservant une étrange position « exotique ». Si le contenu du film et le style visuel évoluent, la matière psychologique – pourtant très riche avec ce sujet apocalyptique – reste cantonnée à ce qu'elle était à la base. Les personnages n'évoluent pas, sont juste « évacués » de wagon en wagon.
La virtuosité de Joon-ho fonctionne par à-coups, prises dans des textures tellement différentes, bataillant avec des acteurs et caractères diversifiés qu'il aurait peut-être même fallu un film plus long, mais moins dense dans sa matière, afin de laisser du temps à la force caractéristique de certains protagonistes.
Big Cow : Pour moi, ta réponse à mon précédent commentaire pose surtout la question de savoir comment considérer le film. Tout d'abord, je suis d'accord avec toi quand tu évoques certaines faiblesses du film sur la forme, dans son caractère trop démonstratif : le passage au ralenti dans la scène de combat, ainsi, que je trouve également de mauvais goût.
Tu évoques dans ton texte la manière dont les personnages sont évacués, de wagons en wagons. Ne faudrait-il pas toutefois y voir la situation inverse, soit des wagons qui se débarrassent des personnages ? The Snowpiercer s'intéresse davantage, par ces nombreuses études de style, aux différents espaces traversés par les protagonistes du film qu'à ces mêmes protagonistes. Nombre d'entre eux apparaissent comme de simples transpositions imagées de personnages de bande dessinée - ainsi, ces protagonistes aux visages ou aux corps - plus ou moins estropiés par ailleurs - extrêmement plastiques, comme Andrew et ses grimaces lorsqu'il perd son bras, ou cette bande de vieillards éclopés, comme sortis d'une vieille gravure, qui entourent Gilliam. Et si les acteurs excellent dans ces différentes incarnations (soulignons en particulier le rôle de Tilda Swinton), ils tendent également à reléguer de côté les personnages, au profit des espaces. En témoigne ainsi la manière dont l'équipe de sept héros qui se constitue en cours de film est rapidement balayée.
C'est autour du lieu et de la spatialité que tourne The Snowpiercer, autour de ces wagons donc, qui sont autant d'environnements différents dépeints par le jeu, mais également et surtout d'études de cas sur le plan stylistique. Et il est ici certes possible de noter le talent parfois inégal de Bong Joon-Ho. Certaines scènes relèvent de l'acte de bravoure, comme cette réexploration de la traditionnelle scène de repas, véritable repos du guerrier autour d'un sushi à la rareté remarquable, ou cet affrontement terrifiant et silencieux au sein d'un décor de bains-douches rempli de vapeur. A l'inverse, d'autres scènes s'avèrent plus délicates, moins remarquables, à l'image du début de la grande scène de combat (ô triste ralenti !), ou de la séquence finale, quelque peu facile dans son affrontement avec le conducteur du train, surtout après les éclats de génie qui ont précédé.
Mais peut-être est-ce ici l'amateur de jeu vidéo qui parle ? Car oui, The Snowpiercer renvoie directement, par la linéarité de sa structure, de sa progression, matérialisée par le train, au jeu vidéo, aux progressions par niveaux que l'on retrouve dans nombre de jeux narratifs, dans les FPS notamment. Plus précisément, The Snowpiercer m'est apparu comme ce qu'aurait pu être une adaptation réussie de Bioshock en jeu vidéo. Pour recontextualiser, Bioshock est une saga de FPS, dont les deux premiers épisodes se déroulent à Rapture, cité sous-marine fondée par un multi-milliardaire illuminé, Andrew Ryan, dont les idées renvoient aux théories ultra-libérales d'Ayn Rand. La cité de Rapture telle que traversée par le joueur est mise à feu et à sang, alors que la plupart de ses habitants ont sombré dans la folie, enfermés dans une cité sous-marine et poussés à la lutte à mort par l'idéologie qui les environne - la comparaison avec The Snowpiercer semble évidente, une fois le film vu, une fois écoutées les théories de Wilford sur la survie de l'espèce humaine. Surtout, Bioshock se découpe en autant de quartiers de la ville, nettement séparés les uns des autres, qui correspondent à autant d'études de cas sur le plan stylistique et artistique. Point culminant de cette comparaison, cette courte scène d'introduction de Bioshock 2 où le joueur traverse un salon de danse comme épargné par la folie locale, faisant directement écho à la scène de la boîte de nuit de The Snowpiercer.
Mirabelle : Ta comparaison avec Bioshock est tout à fait intéressante, de même cette idée que les wagons eux-mêmes se débarrassent des personnages, et que l'espace va régir le principe autant esthétique que narratif du film. D'une certaine manière, c'est le train qui décide du futur, au sens littéral du terme, et ainsi du devenir des protagonistes, de qui est apte à rester dans la vie autant que dans le film... Ce train est la timeline du film, pour rapprocher ta comparaison du jeu vidéo avec celle du cinéma, où s'agencent les coupes, les changements de séquence comme de wagon, métaphore qui nous renvoie évidemment à l'analogie plus large de ce mode de transport avec le cinéma.
Mais si cette analyse se révèle juste par rapport au film, et permet ainsi sa meilleure compréhension, j'y vois d'abord une régression, presque à un niveau éthique, du cinéma de Bong Joon-ho. Jusqu'à présent, il travaillait l'intime en résonance avec un événement plus spectaculaire et monstrueux, ceci parce qu'il ne perdait jamais de vue la progression dramatique traversée par ses protagonistes. Les deux policiers de Memories of Murder ; puis la famille désunie de The Host retrouvant son union par la recherche de la jeune fille étaient des personnages évoluant, et se révélant à la fois grotesques et tragiques, lâches et héroïques. Mother condensait à l'extrême cette antithèse, par l'amour maternel toxique qui se dégageait de sa figure principale. Ces jeux d'antithèses s'articulaient à une échelle à la fois micro et macroscopique, par le travail des teintes et des tons (progressives dégradations des charmantes campagnes de Mother ou Memories of Murder, ruptures entre burlesque et violence directe dans The Host).
Si les changements de tons et d'esthétiques sont bel et bien là dans Snowpiercer, le mouvement intime se fait moins sentir, écrasé qu'il est par cette mécanique d'évacuation des wagons. Les personnages existent peu car ils renvoient d'emblée à leurs classes sociales, ou à leur placement dans le système global (le vieil estropié, le révolutionnaire, l'ermite...).
D'une certaine manière, et c'est là dessus que je conclurai, Snowpiercer rapproche Bong Joon-ho de la philosophie de Park Chan-wook, tournée vers une part de fatalité à laquelle les personnages ne peuvent échapper, et souvent nourrie par leur confinement spatial (les gardes-frontières de JSA, l'homme enfermé dans quelques mètres-carrés de Old Boy) ou leur transformation inévitable (la condition vampirique dans Thirst et Stoker). Ce rapport fatal n'existait pas auparavant et je le vois plus comme une régression chez Bong Joon-ho.
Echange réalisé durant le mois de novembre 2013, à l'occasion de la sortie du film en France.