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Critique de Dans un recoin de ce monde

Peindre l'ordinaire

 

DANS UN RECOIN DE CE MONDE (KONO SEKAI NO KATASUMI NI この世界の片隅に) – Sunao Katabuchi

 

Le dernier-né de Sunao Katabuchi marque par la densité de sa construction. La récitation en voix-off est soutenue, le récit riche en protagonistes et anecdotes. Fort logique, puisque Dans un recoin de ce monde est porté par l'ambition de raconter la moitié d'existence d'une jeune Japonaise sous la Seconde Guerre Mondiale, entre rencontres, petits comme grands événements. Mais cette intention honorable est parfois desservie par un travail d'écriture et d'animation inégal et désarticulé.

Corrigeons un petit peu ce premier argument. L'animation japonaise est par essence desarticulée ; elle s'appuie sur la technique de l'animation limitée, qui sous-tend forcément l'association de moments très travaillés à d'autres peu traités. Tout son génie se concentre dans l'harmonisation des différentes valeurs de composition et de cadence selon les intentions dramatiques du film ou de la série. Mais, dans le film de Sunao Katabuchi, la logique de construction forcément inégale entre toutes ces scènes et ces épisodes pose problème par sa trop grande diversité. C'est le douloureux équilibre entre les tons et entre les diverses caractéristiques du personnage principal, comme de son histoire, qui peine à convaincre sur le format d'un film.

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Il faut néanmoins saluer l'ambition travail de recoupement et de montage entrepris par Sunao Katabuchi et son équipe. La longueur éprouvée à l'écran, l'ensemble monocorde frappé de rares ruptures épousent la justesse de rythme d'une vie – car après tout c'est cela une existence : un quotidien frappé par quelques événements extraordinaires, un fleuve avec quelques rapides (déménagements, transformations familiales, mariage), quelques obstacles (des accidents physiques, des décès douloureux). Le film cherche également à dédramatiser le poids de l'histoire en rapprochant au plus près d'un quotidien modeste – intention du manga d'origine écrit par Fumiyo Kono. La normalité coexiste avec les menaces de bombardement, ou, plus exactement, la guerre ne peut jamais totalement effacer l'application des gestes d'entretien de la vie : entretenir le jardin, préparer les repas, repriser les vêtements, laver et étendre le linge... La simplicité avec laquelle le film sous-tend cette résistance latente à la violence émeut beaucoup.

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Dans cette longue vie, les souvenirs d'enfance finissent forcément par revenir, filtrer dans le présent, par petites touches. Un trait se rajoute, un mot d'autrefois dans la conversation du jour ; un coup de pinceau est posé, la vision d'un être disparu s'interpose entre les silhouettes du moment. Ce tissage par courtes liaisons, fascinant, n'a pas toujours son efficacité. Déjà, l'abondance de personnages et de détails disséminés de-ci de-là atténue la portée de certains thèmes plus douloureux. La densité du tissu ne convainc pas sur l'élaboration de certains fils, comme l'histoire d'amour avec le camarade d'école perdu de vue – difficile de comprendre pourquoi Suzu se jette aussi facilement dans les bras de sa bluette du collège après de nombreuses années, et tant d'évolutions de son côté.

À force de trop tendre sa toile, Katabuchi perd son spectateur – ce qui n'est en soi pas très grave – et opère quelques raccourcis faciles – ce qui déçoit un peu plus. Parce que les fils sont nombreux, leur bouclage hâtif et précipité débouche parfois sur des pelotes brouillonnes, particulièrement sur la fin du film. Ainsi, le retour du portrait craché d'Harumi en la personne d'une orpheline rencontrée par hasard est d'une surenchère gâchant presque les autres pistes plus subtiles du film. De loin se préfèrent la délicate histoire d'amour entre Suzu et son mari, comme la relation tourmentée, puis attendrie, avec sa belle-sœur autoritaire.

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Beaucoup voyaient un parallèle avec Le Tombeau des Lucioles, inévitable dès qu'un film d'animation s'empare de la seconde Guerre Mondiale. Pourtant, si le cinéma d'Isao Takahata dégage une influence notable auprès de Sunao Katabuchi, son Tombeau ne fournit guère la meilleure comparaison. Katabuchi s'en rapproche le plus par sa recherche minutieusement documentée de l'époque, afin de retranscrire les détails, les paysages et les textures. Et Takahata se distingue par la qualité très documentaire de certains de ses films, et son attachement au détail dans le paysage. Néanmoins, concernant ce travail de rythme, Katabuchi tend plus vers l'imbrication quotidienne complexe de Souvenirs goutte-à-goutte, voire de Mes Voisins les Yamada. L'anecdote et l'indiciel y sont les maîtres gouverneurs de l'écriture et des instants, fugaces, d'expérimentation dans le geste animé. Puis, dans la vie coupée en deux de Suzu – entre sa famille natale et sa vie de jeune mariée auprès de sa belle-famille – se superpose le spectre de l'héroïne de Souvenirs goutte-à-goutte, femme traversée par les pliures de son enfance Au-delà, un troisième spectre, celui de la Princesse Kaguya elle aussi divisée, de manière encore plus tranchée, entre son enfance à la campagne et son adolescence à la cour...

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Concernant Suzu, le choix de sa voix construit une certaine singularité au personnage. Le doublage a une importance phénoménal dans l'anime japonais, mais il l'est encore plus sur Dans un recoin de ce monde, puisque la voix du protagoniste principal constitue au moins 70% de la bande sonore du film. Le réalisateur a choisi Rena Nônen, une jeune actrice qui n'a pas d'expérience dans le doublage. Autour d'elle sont présents de nombreux seiyuu réputés, pour ne pas dire en vogue, comme Daisuke Ono et Yoshimasa Hosoya pour les deux hommes de son entourage. Le décalage se révèle fort intelligent car tout amateur de séries nippones fait face à une voix méconnue et inexpérimentée, plus pénétrée par sa jeunesse que par son professionnalisme. La maladresse perceptible de Rena Nōnen et ses aigus qui affleurent à chaque fin de phrase embrassent parfaitement la personnalité de Suzu et la volonté assidue de la peindre en protagoniste parfaitement ordinaire, éclatant de simplicité.

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La modeste Suzu s'adonne à toutes les pratiques du dessin. Par cela, le réalisateur travaille une infinité de représentations : tableaux très élaborés à simples croquis sur le sol, incrustations de papier dans le style aquarelle d'ensemble, transformation des éléments en taches d'encre et de couleurs. Katabuchi n'est pas très loin des ponctuelles dérives d'un Keiichi Hara avec son Miss Hokusai : non pas être dans un simple rapport d'une réalité par rapport à un cadre la représentant, mais jouer sur de discrètes confusions entre l'un et l'autre.

 

Bien que traversée par plusieurs frustrations face à Dans un recoin de ce monde, je rajoute un point pour reconnaître la force des quelques séquences de guerre animées par l'équipe du film. Chaque nouvelle production animée devrait apporter sa pierre à une histoire plus large, par des propositions esthétiques, techniques, éthiques ou narratives nouvelles, capables d'instituer une progression Ce fut malheureusement rarement le cas cette année, avec des films souvent peu inspirés, réfugiés derrière des carcans déjà existants. Dans le meilleur des cas, il y eut un élégant Your Name, existant néanmoins plus pour parfaire le style de son auteur que lui apporter une révolution personnelle.

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Parmi les productions venues d'Asie cette année, il faut ainsi reconnaître au film de Sunao Katabuchi son audacieuse recherche de rythme, même si elle contient ses imperfections ; puis cette impressionnante reconfiguration des scènes de bombardement. Celles-ci, bien que rares, marquent par leur subtile confusion entre l'instant réel et l'espace mental de Suzu. Les yeux paniqués se réfugient dans une transfiguration nouvelle, où l'éclatement s'estompe, devient tache de peinture suspendue sur la toile céleste. Pétales poétiques dont l'accumulation ne détruit en rien la violence de l'événement, au contraire le rend plus oppressant. Si le personnage de Suzu est parfois entaillé par le trop grand nombre d'anecdotes et de racontars, on le saisit au mieux dans ces secondes. La voix-off disparaît et cède la place au travail d'animation. Celui-ci projette au mieux auprès de la sensation interne, la panique envahissante, le renversement d'un quotidien.

 

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