Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Mother
MOTHER (MADEO) - Bong Joon-ho, 2009
Une critique de Big-Cow
Le big brother Big-Cow est de nouveau invité sur ce blog pour une critique croisant le film de Bong Joon-ho avec un célèbre giallo de Dario Argento...
Le hasard tient à peu de choses. Il y a deux semaines, je regarde Profondo Rosso de Dario Argento (Les frissons de l'angoisse en VF), avec David Hemmings. La semaine dernière, c'est Mother, l'un des seuls Bong Joon-Ho qu'il me restait à voir. Entre les deux, une relation évidente - et on va bien évidemment spoiler les deux films.
La mère (et veuve) de Mother n'a pas de nom. Son fils, Yoon Do-joon, souffrant d'un handicap mental léger, est accusé du meurtre d'une lycéenne, Moon Ah-jung. Le film tourne autour de l'enquête de celle que l'on appellera dans la suite de ce texte Mother, et qui cherche à prouver l'innocence de son fils, face à l'inertie de la police qui n'apporte que peu de réponses à ses interpellations et ses suppliques.
Mother n'apparaît pas a priori comme le plus virtuose des films de Bong Joon-ho. On n'y retrouve pas l'élégant et extraordinaire équilibre entre burlesque, horreur et drame qui tenaient d'un bout à l'autre Memories of murder, son autre grand polar, ou The Host, extraordinaire incursion dans le domaine du film de monstre géant. Le cas du Transperceneige, premier passage à Hollywood du réalisateur corréen, est plus complexe, et nous en avions parlé longuement avec Lysao sur ce même blog. L'humour de Mother est plus acide, moins franc, on rit moins aux éclats. On retrouve le talent de Bong Joon-ho (et du cinéma coréen par extension) pour la mise en scène des foules, ici tassées, écrasées, denses et festives dans une incroyable scène de reconstitution de meurtre ; les compositions formelles sont formidables ; mais l'ensemble est dépourvu de ce choc initial que constituaient les deux précédents long-métrages du cinéaste. A noter toutefois les réflexions très diverses sur les transitions qui rythment les très nombreuses scènes de souvenirs du film, chaque personnage ayant sa manière, propre à lui, de dériver le long de sa mémoire – au détour d'un ou deux changements de plan, on pense à Abattoir 5 de George Roy Hill, et aux idées qu'en a tiré Satoshi Kon.
Mother est également à remettre dans son contexte, celui de films coréens qui, à force de digérer les multiples influences du polar – notamment américaines – se mettent à réfléchir sur le genre même, à adopter une démarche qui tend vers la mise en abyme. Le film renvoie en cela à J'ai rencontré le diable de Kim Jee-woon, sorti un an plus tard, et qui mettait en scène Choi Min-sik (Old Boy) en tueur en série qui découpait ses cadavres en pantoufles et la clope à la main, comme un hobby adopté à force de regarder d'autres tueurs faire de même à la télévision. Dans Mother, dès la découverte du corps de Moon Ah-jong, l'un des policiers fait référence au fait que tout le monde, aujourd'hui, regarde les Experts, et le comportement des personnages dans la suite du film confirme ses réflexions. Ainsi, Mother, cherchant à confondre le véritable assassin, s'infiltre chez un ami de son fils, Jin-tae, et y dérobe un club de golf qu'elle croit maculé de sang, et qu'elle pense bien à recouvrir d'un gant en plastique afin que la pluie battante n'efface pas les traces qui s'y trouvent ; il ne faudra pas plus de quelques secondes pour que les policiers, y reconnaissant du rouge à lèvres, se débarrassent de cette preuve. Le même Jin-tae, ayant plus tard maltraité et battu quelques adolescents afin de les interroger, estime avoir le métier d'inspecteur dans le sang – métier qui, dans son imaginaire, correspond plus à celui de l'inspecteur Harry qu'aux policiers du film.
Les investigations de Mother sont autant d'échecs retentissants, jusqu'à ce que, dans une scène qui renvoie directement à la révélation du meurtrier dans Profondo Rosso, Yoon Do-joon se souvienne avoir aperçu subrepticement le visage d'un inconnu sur le lieu de sa rencontre avec la victime. Dans Profondo Rosso, le souvenir pour David Hemmings d'avoir aperçu le visage de la meurtrière dans un miroir renvoyait à une réflexion plus globale de Dario Argento sur la nécessité de creuser les images afin de découvrir la vérité qui s'y trouve – je renvoie ici à la très bonne présentation qu'en fait Jean-Baptiste Thoret. Plusieurs citations de Profondo Rosso se retrouvent dans Mother, notamment au travers de tous ces plans d'épanchement – de l'urine, de l'eau, du sang, de l'huile – sur le sol, et qui ne sont pas sans évoquer le dernier plan du célèbre giallio, où David Hemmings contemple son reflet dans une mare de sang.
Mais pour Mother, le sens à donner à cette révélation est différent, dans la mesure en particulier où il ne s'agit pas d'une révélation finale : l'inconnu aperçu dans le souvenir, retrouvé par Mother et qui s'avère être chiffonnier, confirme la culpabilité de Yoon Do-joon, racontant à cette occasion un autre fragment de souvenir que le cours du film avait passé sous silence : comment Yoon Do-joon, après s'être détourné de la lycéenne, lui a finalement jeté une pierre qui l'a tuée. Ce n'est pas tant, cette fois-ci, que le souvenir est faux, mais plutôt qu'il s'avère incomplet, qu'il doit lui-même être raconté jusqu'au bout, le visage aperçu dans le miroir n'étant pas la conclusion des investigations de la mère, mais plutôt la confirmation de leur échec.
Et la réaction de Mother est ici parlante. En choisissant de tuer le chiffonnier, en choisissant par la suite d'effacer de sa mémoire ce souvenir que désormais plus personne ne porte en lui, Mother refuse la vérité des faits, et laisse gagner le domaine de la fiction, dans ce qu'il a de plus métafictionnel. Les inspecteurs de police, en effet, poursuivant leurs investigations, découvrent le sang de Moon Ah-jung sur les vêtements d'un autre suspect, échappé récent d'un hôpital psychiatrique et coupable parfait pour le meurtre – à la manière des nombreux accusés à tort de Memories of murder. Le sang provient en fait d'un saignement de nez de la lycéenne, et absolument pas du meurtre – néanmoins, les analyses de la police scientifique, ce deus ex machina du polar (et on pense ici encore aux Experts), ont parlé. Mother, maintenant meurtrière, parjure, mentant par omission à la police, a basculé : de la position de David Hemmings, reconnaissant la mère meurtrière de Profondo Rosso dans un miroir, elle bascule dans la position de l'assassin qui, ici encore comme dans le film de Dario Argento, forme un couple terrible avec son fils, tous deux acteur et témoin d'un meurtre atroce et ancien, qui reste enfoui pour s'apprêter à ressurgir à tout moment. En effaçant la douleur causée par ce souvenir, en cachant les preuves de la vérité, Mother se fixe dans la fiction, pour en devenir l'un des personnages les plus archétypaux, celui du tueur qui s'apprête à ressurgir à tout instant, à chaque résurgence du traumatisme.
Mother se situe à un endroit particulier de la carrière de Bong Joon-ho, comme J'ai rencontré le diable dans celle de Kim Jee-won. Tous deux, au sommet de leur carrière après avoir réalisé plusieurs long-métrages, bien souvent des polars, aux très bons retours critiques, développent ainsi une approche réflexive sur leur propre cinéma ; tous deux, pour leurs long-métrages suivants, changent d'horizon, avec Le Transperceneige pour le premier, Le dernier rempart (pas encore vu) pour le second. Il est encore trop tôt pour savoir en quelle mesure Mother a pu représenter un véritable tournant réflexif dans la réflexion de Bong Joon-ho ; il est néanmoins indéniable que cette histoire en apparence si peu ambitieuse de mère cherchant à innocenter son fils cache bien plus de choses qu'elle n'en a l'air.
À lire aussi :
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