Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Retour sur Poetry
Un détour par Poetry de Lee Chang-dong
Un corps émergeant de la surface noirâtre, cheveux tentaculaires tels ceux de la Méduse, balayés par la lumière dorée d'un soleil cruel. S'y inscrit le caractère coréen « Shi », traduit sous le titre international par celui de « Poetry » : en un plan et en un effet de montage, le film traduit la dualité qui le baigne, littéralement. Un balancement constant entre l'image et le mot, entre l'inanimé et la lettre vivante, entre la violence du corps suicidé et la recherche de la suggestion.
Le film de Lee Chang-dong ose faire rimer les mots – ceux déclamés par le professeur de Mija, par ses camarades au Club des Amis de la Poésie, ou tout simplement par Mija – avec la sensation de la mort. Très tôt dans sa carrière d'écrivain, ce chevauchement empreignait les nouvelles du futur réalisateur : la rêverie révolutionnaire d'une jeune étudiante se retrouvait brisée par la violence d'un interrogatoire policier dans « Un Éclat dans le ciel » (Nokcheon, Seuil, 2005). Mais le frottement rude, souvent agressif, entre rêve et réalité dans ses livres et ses films, tend, sur ces deux dernières réalisations, à gagner en douceur et en invisibilité. Dans Secret Sunshine jaillissaient encore quelques cris, quelques rages explosives et exprimées, notamment dans le travail très corporel de l'actrice Jeon Do-yoon.
À l'inverse, la forme de Poetry prolonge l'atmosphère solaire et douce de son prédécesseur tout en lui apposant une épure nouvelle. Dès lors, le plan d'ouverture du film pourrait être retranché sous l'idée du symbole. Or, ce corps flottant, a priori isolé de la narration, rejoint la violence du suicide découvert et de la banalité cruelle du fait divers qui va secouer le petit village sud-coréen. Les plans, les objets du cadre et les sujets de Lee Chang-dong sont ainsi, tout au long du film, des symboles en devenir – et de fait des images en passe d'être poétiques, jamais totalement désamorcées de leur potentiel concret tout en aspirant à devenir évocation du drame.
Poetry est un film de la circulation de ces semi-symboles, de ces plans à moitié fripés par le poids des événements fictifs et de la narration. Une pomme, un chien enchainé, des enfants récitant la leçon au rythme des gestes de leur instituteur, un arbre en fleurs, ou une page de carnet touchée par la pluie confirment les nombreux moments-clés du parcours personnel de Mija tout en offrant des passerelles vers l'évocation de sa souffrance. La visite de la grand-mère sur le pont d'où s'est jeté la jeune fille transforme ainsi l'envol du chapeau en une parabolique évocation du corps en chute.
Tout devient question d'équilibre dans les plans, où cohabitent tacitement des mouvements contraires. En ce sens, les plans poétiques tout comme la narration se laissent envahir par des gestes quotidiens, des restitutions presque documentaires et tranquilles de scènes routinières. Les séquences des leçons de poésie ou du Club des Amis de la Poésie en sont l'exemple, où des inconnus offrent leurs récitations balbutiantes et partagent avec convivialité leurs souvenirs ou leurs émotions face à la caméra. Si ces scènes semblent proposer en premier lieu, par leur fraîcheur et spontanéité de jeu, un contrepoint au chemin dramatique de Mija, elles confirment le credo de Lee Chang-dong, credo d'une patiente observation visant à laisser affluer au bon moment l'expression du personnage. Tout comme l'espace du Club offre aux habitués le moment de leur expression, certains espaces de l'intime donne à Mija le moyen de laisser jaillir sa douleur, en pleurant ou en rêvassant. Lors de la réunion des parents d'élèves, où elle apprend l'implication de son petit-fils dans le viol collectif, les fleurs du jardin d'à-côté l'attirent et lui permettent son recueillement et le temps pour elle d'appréhender la nouvelle.
Sous les évocations, sous l'empilement progressif des images et leur insertion dans le chemin de Mija vient à croître la volonté de fugue. Les plans poétiques se font échos de la situation et ouvrent à la possibilité de l'aveuglement. Tout est question d'échappatoire dans ce récit et c'est par l'entremise de la voix du poème de Mija que se conclut le film.