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Gosses de Tokyo

 Un jeu muet de ressemblances

 

GOSSES DE TOKYO (OTONA NO MIRU EHON. UMARETE WA MITA KEREDO, 1932) – Yasujiro Ozu

 

Gosses de Tokyo est le spectre muet d'Ohayo (Bonjour). Mais il est aussi le prolongement de deux autres oeuvres de la période muette d'Ozu, Choeur de Tokyo et Une Auberge à Tokyo. Le film fait parti de cet ensemble de films dédié au thème de l'enfant japonais, guidé par un langage enfantin et ludique, bercé par une certaine innocence grave au gré des petites péripéties quotidiennes à autour de trois pommes. Plus exactement, il encapsule totalement la vision d'un cinéma muet porté par sa capacité à cristalliser le « livre d'images » (ehon) de l'enfance.

 


Les prémisses d'Ohayo sont évidemment les plus visibles par la mise en commun de thèmes, ainsi que de certains procédés de mise en scène. Deux frères, des conflits avec le voisinage, des gags quotidiens répétés, mais surtout un appui du mimétisme entre les deux enfants. Gosses de Tokyo développe longuement ce jeu d'imitation fraternel aussi à l'oeuvre dans Ohayo, qui guide toujours l'un à répéter le geste ou la mimique de l'autre, et dès lors à faire redoubler la colère enfantine face aux parents. Le premier est néanmoins, plus dense, moins mélodieux que le second. Oyaho est la face lisse, fluide et lumineuse de Gosses de Tokyo qui est, à l'inverse, chaotique, cruel. Les deux petits frères, presque du même âge, échangent mutuellement clins d’œil, gestes et mimiques pour s'obtempérer de la marche à suivre face aux voyous du quartier ou encore face aux parents qui ne les comprennent guère. Le muet conduit dès lors les jeux visuels et les réponses entre les enfants à travers le montage des signes.

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Le jeu surgit particulièrement sur la scène de la projection. Le patron du père invite ses employés à découvrir les mini-films qu'il a tourné au sein de l'entreprise qu'il dirige. Les enfants de chaque famille, qui se réunissent à l'école ou dans le terrain vague, en profitent pour lorgner des images de cette projection privée. Les deux garçons découvrent alors, dans le reflet de ces images, les grimaces de leur père si sévère, qui se ridiculise à l'écran face à son patron. Le masque tombe, la différence sociale et l'écrasement salarial se soulève soudain pour les frères : c'est la révélation d'une double-injustice, celle d'une sévérité paternelle trahie et celle d'une vision du travail mise à mal. Et le monde adulte montre un visage pathétique. Mais, admirablement, la violence de ce renversement se construit par les progressives mimiques déclinantes des jeunes comédiens, dont les visages s'assombrissent, dont les regards se font juges, tandis qu'en face s'agitent les pitreries sur écran, les claquements de main et les gorges déployées dans la salle.

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Par la suite, les enfants se font signes pour débuter la colère contre les parents. Là s'établit le parallèle avec Ohayo : mais la privation qu'ils s'imposent, en terme de punition pour les parents, ne sera pas celle de la parole (!) mais celle de la faim. Par cette différence, Ohayo apparaît comme un film ludique sur tous les plans, la parole supprimée devenant un nouveau pion lancé dans la partie d'un jeu cinématographique – et étant remplacée, de manière intermittente, par la musique, les bruits, les pets chantant. A l'inverse, la grève de la faim renvoie directement aux angoisses sous-jacentes à Choeur de Tokyo, puis, quelques années plus tard, Une Auberge à Tokyo. Deux autres film qui, à chaque fois, travaillent la relation familiale sur le mode de la déception des enfants et de l'humiliation des adultes. Évidemment Gosses de Tokyo traduit cette gravité avec légèreté, mais pointe tout de même, par les commentaires des enfants et la violence, à chaque fois redoublée, de leur incompréhension de ces relations de travail. Outre Ohayo, Gosses de Tokyo est immensément proche de Choeur de Tokyo, contenant la même énergie des acteurs et des gags, l'omniprésence des grimaces, l'utilisation du caprice enfantin comme menace du déséquilibre familial...

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En regard des signes de connivence entre les frères, ou de rupture avec les parents, d'autres signes circulent. Ceux-ci sont ces motifs chers à Ozu, ces indices du temps qui passe, d'un quotidien qui se suspend comme le linge flottant. Dans ce film, c'est le train présent en face de la maison qui construit systématiquement le passage d'une séquence à l'autre, d'une posture à autre. Il rythme en particulier les allées et venues des groupes d'enfants qui se chamaillent et se disputent les places de meneurs. Car le film d'Ozu amène en outre la relation des deux frères à d'autres enfants. Ce sont les objets du défi enfantin qui transparaissent alors, des œufs volés et gobés, des cercles de métal entrelacés, des pancartes forcées d'être portées sur le dos. Plus précisément ces signes, largement moins présents dans ses miroirs filmiques, se lient directement à la première partie du titre, « otona no miru ehon », littéralement « la vision du livre d'images d'un adulte ». En détail, le caractère qui compose ehon (le livre d'images) renvoie à l'image en tant que peinture, que dessin, et non en tant qu'image de cinéma (qui est signifiée par un autre idéogramme plus proche de l'idée du « reflet »). Ozu se réfère à la composition picturale pour probablement désigner ces motifs isolés, des petites natures mortes du souvenir d'enfance rendues vivantes par le cinéma. Et le muet prend sens, associé à cette idée du livres d'images – images dans un sens artistique plus ancestral, plus noble. La combinaison est surprenante, entre la noblesse portée et la quasi-vulgarité des réactions enfantines, cruelles, vives, spontanées. Et c'est elle qui transmue Gosses de Tokyo en incarnation tantôt intime, tantôt universelle, mais en tout cas pure, de l'enfance.

 

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