Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Les Enfants de la mer
Transformations dans le ventre de la baleine
LES ENFANTS DE LA MER (KAIJÛ NO KODOMO, 2007) - Daisuke Igarashi
Un manga publié aux éditions Sarbacane, 2007.
Les mangas de Daisuke Igarashi sont des tout organiques, où coexistent l'infiniment grand et l'infiniment petits. Ses deux volumes d'Hanashippanashi (Patati, patata) proposaient ainsi de micro-récits fantastiques, saisissant les bestioles ombrageant les recoins de village ou les insidieuses aspérités nichés dans les pliures de ses personnages. Chez Igarashi, il est souvent question d'anormalités, d'anomalies, de ces « petits trucs » coincés dans les compositions de ses images. Ces microscopiques détails peuvent faire dérailler tout un plan et déclenchent souvent les explosions graphiques, les larges pages. Et pour ce manga, l'attachement aux destins de trois jeunes enfants au bord de l'adolescence donnent à ces pages leur raison d'être et d'émouvoir.
Avec Les Enfants de la mer, Daisuke Igarashi peut profiter de l'univers marin qui se présente à lui pour affiner avec force ce procédé de style. Il peut aussi, à l'inverse de Hanashippanashi ou du plus confus Sorcières, s'attacher à une narration linéaire, guidée par trois personnages, et capable d'être temporairement brisée par les contes quotidiens qu'il aime tant. Ces interruptions dans l'histoire sont, étonnamment, les moments les moins fantastiques du manga, puisqu'ils s'appuient sur un mimétisme du documentaire, ou du récit de reportage. A presque chaque début de chapitre une courte historiette piochée à l'un des coins du globe vient indique la trajectoire du récit... et renforcer un peu plus l'étrangeté de son rapport à la mer.
Car, quoi de mieux que l'univers marin pour soutenir le style d'Igarashi et lui donner sa puissance secrète et souterraine. Dans Les Enfants de la mer, la jeune Ruka, s'ennuyant au cours de ses vacances d'été, rencontre les étonnants frères Umi et Sora. Nés dans la mer et accueillis temporairement par les scientifiques de l'aquarium où travaille le père de Ruka, les deux garçons demeurent insaisissables, semi-humains ne pouvant passer plus de quelques heures hors de l'eau. Par leurs noms, mais aussi leur physionomie, ils s'opposent comme les deux faces d'une même pièce, comme le Yin et le Yang, comme le soleil et la Lune.. Le ténébreux et pâle Sora (le ciel) contraste du vibrant et basané Umi (la mer). Alors que de mystérieuses disparitions d'espèces aquatiques ont lieu, Sora, à la santé déclinante, demande à Ruka d'achever à sa place une étrange destinée...
Bien que marqué par de nombreuses explications, une destination globalement linéaire, le manga de Igarashi résiste à toute rationalité, et se taille un chemin dans un fantastique aquatique frôlant le mystique, mais non dénué d'appuis scientifiques. Plus précisément, Les Enfants de la mer pourrait presque être écrit par Yoko Ogawa, tant se retrouve un goût similaire pour l'érudition précise entamée par des fuites surréelles et incompréhensibles. Le sensible attaque sans cesse le savoir et le guide vers la rêverie. Mais le sens organique palpable, pétri de réalisme et ouvert à l'au-delà obscur, rappelle aussi intensément le cinéma de Naomi Kawase. Les forces de l'eau, des créatures et des plantes qui l'habitent, sont de réelles divinités organisant le monde, celui de l'image filmique et du temps cinématographique chez Kawase, celui de la composition de page et du découpage effeuillé chez Igarashi. En cela, la construction très forte d'un univers marin fondé sur des liens secrets, des chaînes d'évolution sans cesse circulantes, des traversées corporelles du plancton à la baleine, de la goutte d'eau à la vague, font de ces cinq volumes un tout aux motifs sans cesse dialoguant.
Ce rapport à la mer, mais aussi à la terre et au ciel, c'est celui d'un cosmos mystérieux que la plume d'Igarashi donne à voir au cours d'une succession d'histoires étranges, mais aussi de phénomènes directement imprimés dans ses compositions. La poésie visuelle du mangaka s'en donne à cœur joie, en même temps qu'elle reste fidèle à la représentation des fonds, des plantes et des poissons. En outre, elle retranscrit une condition de ce cosmos, celui de sa fertilité constante, les enfants nés dans la mer étant désignés comme « le sperme d'un dieu » qui aurait chuté du ciel. Dès lors, cette fertilité se souligne dans les jaillissements, voire les métaphoriques éjaculations graphiques qui agissent au gré des vagues, mais aussi dans le détail de la mer comme un organisme en mouvement. Les compositions agencent chaque partie comme faisant parti d'un ensemble vivant, respirant selon des désirs incontrôlés. Bien évidemment, les tempêtes, les pluies soudaines et les vagues violentes deviennent régulièrement prolongements de cette dimension.
La traduction française a quelque peu adouci le titre original, qui signifie plus « Les enfants de la bête ». Celle-ci, kaijû, désigne le monstre en tant que force de la nature. Car Igarashi n'évite pas l'aspect monstrueux du monde marin qu'il construit. Vision terrifiante de gouffres, de bouches ouvertes, de bancs de poissons immenses, de pluies torrentielles et de vagues aiguisées. Le style toujours précis et très acéré d'Igarashi sous-tend cette monstruosité. Bien souvent, l'eau transperce les personnages, s'infiltre dans leurs enveloppes corporelles, loin de cette image d'une mer douce et ronde, d'un coussin enveloppant et rassurant – image que l'on peut trouver aisément dans l'animation de la mer de Ponyo, voluptueuse, maternelle. Evidemment, la maternité est de mise dans ce manga, mais elle suppose aussi une certaine violence, voire une sensualité plus inquiétante, plus surprenante.
Face à cette monstruosité surgit l'étonnante décontraction des personnages face à elle. Se reconnaît là une détente par rapport à la violence naturelle bien propre au style d'Igarashi. Ses petits héros sont des figures très ordinaires, quasiment pas remarquables, propulsés face aux événements les plus extraordinaires. Dès lors, les réactions atones des personnages créent des contrastes comiques en même temps qu'ils les catapultent au rang d'uniques. Cette caractéristique prend de l'ampleur avec le protagoniste, bien plus écrit, de la jeune Ruka. Une jeune fille isolée, peu attirée par ceux de son âge, ni par le monde qui l'entoure, se contentant de vaquer dans les rues. Au début du manga, elle se fait virer de son club de volley, la seule occupation qui semble lui plaire. La rencontre avec Umi et Sora la tire de ce confort amorphe et l'entraîne dans le fantastique de la mer : cependant, loin d'être une de ses héroïnes choquée et alerte face à ce qui lui arrive, Ruka demeure en totale phase avec cette étrangeté. Ses réactions sont partagées par les nombreuses bulles subjectives inscrites sur la page, et, tout en permettant d'approcher le caractère de la jeune fille, soulignent peu à peu son désir d'en savoir plus sur les deux garçons qu'elle vient de rencontrer.
Très subtilement, Les Enfants de la mer dévoile, sous cette abondance de visions maritimes, de surgissements de créatures des fonds ou de fantaisistes et abstraites compositions étoilées, la naissance de l'adolescence. Les mutations de la mer, ce monstre, extrapolent ce que le corps, ainsi que l'esprit, de Ruka révèlent peu, à savoir sa transformation en adulte. C'est probablement là la plus forte singularité de ce manga qui préfère ignorer les potentialités de l'humain dessiné pour se jeter dans celles de la nature.