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  • Le Conte de la princesse Kaguya

    Briser la croissance

    LE CONTE DE LA PRINCESSE KAGUYA (KAGUYA-HIME NO MONOGATARI) – Isao Takahata

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    Au milieu du film, la jeune princesse Kaguya, tandis que résonne les tambours de la fête en son honneurs, mais à laquelle elle n'est pas conviée, entend les éclats d'une conversation à son sujet. En quelques phrases surgissent la moquerie et l'insistance sauvage d'une poignée d'hommes. D'emblée, le cadre se transforme, l'animation bascule dans un état de folie, de rage et de désespoir foudroyant : la princesse fuit, ses larmes coulant à la cadence de ses cheveux fouettant le vent. La cruauté de son destin s'imprime en traits rageurs et puissants sur la pellicule, et cette soudaine expérimentation graphique compose en quelques plans l'une des plus vibrantes scènes de course dans l'animation.

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    Tout le film de Takahata tire sa force dans ce simple exemple : de scènes en scènes, d'événements en événements, au fil de la croissance fantastique de la jeune fille cueillie au creux d'un bambou, se bâtit une esthétique de l'épure et de l'estampe, brisée par de fulgurants bouleversements graphiques. De même, le récit, bien plus lisible et limpide dans son déroulement, subit des bouleversements par à-coups, de brefs virages d'un ton à l'autre, de délicieux moments de dérive... Ce sont ces actions de déséquilibres et d'expérimentations momentanées dans un univers très construit qui composent peu à peu l'émotion de Kaguya-Hime.

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    Takahata cristallise tout son génie du détail et de sa sensibilité du quotidien pour embrasser ce conte célèbre. La précision du récit de cette jeune Princesse et sa maturation par étapes dans le monde des vivants contiennent les tendances expérimentales de Takahata tout en lui offrant ses plus belles opportunités poétiques et fantaisistes. Jamais la croissance exceptionnelle du bébé Kaguya n'a été aussi émouvante, prise dans des rondeurs évolutives ou des gonflements du trait et des membres, jamais le surgissement des étoffes depuis le bambou n'a paru aussi magique dans son chatoiement des couleurs, jamais les envolées furieuses de la Princesse n'ont paru aussi bouleversantes. Mais Takahata n'oublie jamais, dans ce récit improbable, ce qui lui tient à cœur, c'est à dire la mélodie du quotidien, la sensibilité d'une vie paisible et reposée.

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    À ce niveau, la nature et la vie dans les montagnes rejoignent la simplicité fraîche de Souvenirs goutte-à-goutte. L'existence paysanne et épicurienne dont profite Kaguya sur ses premières années est un songe en écho aux récoltes du Benibana, ou encore aux balades de Goshu le petit violoncelliste. La croissance de la princesse s'égrène à la manière d'un livre d'images, parcouru de détails bucoliques, de drames quotidiens et de plaisirs épicuriens. La dégustation d'un melon sous les buissons devient anthologie, les premiers pas d'un bébé sous les branches provoque une envolée... Plus loin, le film de Takahata renoue avec son amour de l'esquisse, de l'haïkus et de la vivacité expressive : son trait et sa légèreté dans la couleur, souvent pâle et diluée, rejoignent les croquis d'Hokusai ou de Keisai. Du premier, il retient la découpe franche, la finesse du pinceau et des incrustations de détails, du second, il explore le voluptueux sens de la courbe. Ces influences jaillissent sur la seconde partie, qui laissent partager l'arrivée de la princesse à la ville, peuplé de personnages semblant issus d'estampes, qui s'animent comme des fantômes picturaux. La forme de Takahata gagne alors en grâce, en symboles comiques, en déhanchements amusants.

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    Mais Kaguya-Hime n'est enfin pas simple testament des passions et des expressions du cinéaste : il déploie son histoire, ce sentiment de désillusion tragique qui envahit peu à peu le jeune princesse. Progressivement, le film compose, par l'entremise de cette campagne paradisiaque, une émotion de la nostalgie, et fait émerger dans la fraîcheur de son personnage l'angoisse de la perte de l'enfance. À ce niveau, la séquence sous les cerisiers déploie non pas la joie de vivre de la jeunesse, mais bien plus le mince espoir retrouvé du goût du passé. D'un plan à l'autre, les cheveux – si métaphoriques dans leur retranscription du sentiment – dansent sous les pétales avant d'échouer, déçus, sur les épaules de Kaguya s'apercevant de la distance qui la sépare de ce monde végétal et paysan. Le récit de ce dernier film de Takahata devient alors celui de ce déchirement de l'enfance et d'une jeune fille à la croissance à jamais brisée.

  • Adieu ma concubine

    Survivre par l'opéra

    ADIEU MA CONCUBINE (BAWANG BIEJI - 1993) – Chen Kaige

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    Palme d'Or à Cannes en 1993, Adieu ma concubine fait parti de ces grandes fresques qui parviennent, tout en éblouissant par leur texture visuelle et sonore, à composer une véritable ambiguïté quant à ses protagonistes et surtout quant au contexte historique qu'ils dépeignent. Avec audace, le film allie merveilleusement la grâce raffinée du spectacle aux complexes enjeux politiques continuant d'agir comme un douloureux traumatisme en Chine.

    Adieu ma concubine ne cède pas à la facilité du spectacle et de la reconstitution minutieuse de l'époque dépeinte. La somptuosité des décors de l'Opéra, des costumes, et des théâtres, le luxe enveloppant les deux héros dans leur succès dans la première partie ne sont en rien des artefacts destinés à éblouir, car ils desservent bien plus l'illusion de gloire dans laquelle ces deux chanteurs d'Opéra, Dieyi et Xiaolou, se noient. Le récit de la vie de ces artistes adulés du public transcrit en filigrane une part de l'Histoire, et surtout une part d'une époque particulière, car déjà proche de l'effondrement. La passion fervente des deux jeunes gens, leur évolution, leurs difficultés et leurs peines deviennent prisme d'une période parcourue par les contradictions, balancée entre l'ambition nouvelle et la nostalgie du passé.

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    La réalisation de Chen Kaige demeure parcourue d'une nostalgie toute particulière, où la composition des plans, les lumières et les mouvements – presque chorégraphiques - des acteurs saisissent une certaine étiolement du temps. Que ce soit sur la scène où s'agitent les costumes et s'affrontent des voix haut perchées ou graves, ces tons étonnamment dissocié de toute réalité, dans les coulisses mal éclairés où se meut avec précaution le pinceau sur les visages maquillés, dans les maisons de charme aux lanternes rouges ou dans les antichambres décorées d'objets précieux, chacun vit et entretient un environnement tenant au passé, renvoyant à des pratiques traditionnelle sou ancestrales. L'éclairage, en particulier, de ces décors, tend à éveiller un imaginaire daté, une impression d'intemporalité dans les plans du film. L'entrée de Dieyi chez le riche maître Yuan est à ce niveau révélatrice : gazes et lumières tamisées transforment les pièces en espaces brumeux et indécis. Le vieil homme possessif agite avec une fascination vaine des objets de luxe appartenant à des temps anciens, et qui séduisent le chanteur refusant la réalité et le mouvement du temps. L'émotion d'Adieu ma concubine tient d'abord de cette contamination intemporelle. Sa tragédie vient de ce refus de supplanter la nostalgie des personnages par le changement d'une époque. De fait, la dernière partie laisse l'Histoire rattraper les personnages, dans une violence sidérante et bouleversante.

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    Adieu ma concubine déploie également une intrigue amoureuse, un trio entre l'empereur et ses deux « concubines ». D'une part, la concubine factice, de théâtre, incarnée par Leslie Cheung, accrochée à l'illusion d'un amour impossible, d'autre part, l'épouse réelle, jouée par Gong Li, présente et dominatrice. Le trio amoureux gagne sa beauté et son ambiguïté à partir du moment où l'empereur s'efface, paradoxalement, et où les deux concubines se font face à face dans des situations complexes. Le personnage de Zhang Fengyi est ainsi moins fort, moins ambivalent que ceux de Gong Li et Leslie Cheung, qui eux explosent de subtilités et de contradictions.

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    Six ans auparavant, Leslie Cheung avait déjà joué un jeune seigneur souhaitant devenir chanteur d'Opéra dans le précieux film de Stanley Kwan, Rouge. Ce rôle, forme de pendant de celui de Dieyi , trouve sa consécration chez Chen Kaige. Le potentiel tragique de l'acteur explose, où sont physique, tout autant que son jeu, pris entre le sérieux traditionnel et la jalousie puérile construisent une forme d'intemporalité du personnage. Cette capacité d'intermédiaire et d'indécision se rattache à l'intemporalité de l'Opéra, et surtout à cette ambiguïté sexuelle qui compose les acteurs destinés à interpréter des rôles féminins. Sa fragilité tantôt attendrissante, tantôt violente, affronte la fierté de Gong Li, icône de femme forte et puissante. Les deux acteurs trouvent ainsi leurs plus belles compositions lorsqu'ils jouent l'un face à l'autre, dans cette dissonance des caractères.

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    L'apprentissage des deux jeunes hommes est d'abord perçue comme un moyen de survie dans le film. La mère de Dieyi l'abandonne désespérée aux mains de la troupe, afin d'éviter à son fils la pauvreté ou la mort. Cette survie de Xiaolou et Dieyi se mue en passion par leur succès, mais le développement du film ramène peu à peu cette passion à un moyen de survie. Paradoxalement, l'affirmation de la culture traditionnelle condamne les personnages tout autant qu'elle les sauve : en est témoin ces changements de trajectoires des deux complices. Autant Xiaolou ne parvient pas à maintenir son rôle, perd de sa force d'influence et de sa singularité à incarner l'empereur, autant le rôle de Dieyi demeure inattaquable, tel une image figée. Jouer la concubine permet à Dieyi de survivre, de résister face à l'agression de la Révolution Culturelle, mais entreprend d'effacer peu à peu sa personnalité, comme la diluant dans l'opium qu'il consomme abondamment.

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    Adieu ma concubine serait ainsi une histoire de survie plutôt que de résistance : loin des héros, des combattants ou des martyrs du gouvernement de Mao palpitent ceux qui clament leurs éternelles tirades dans la lumière d'un théâtre délabré, se raccrochant aux derniers chants du passé.

  • Exposition Naohisa Inoue

    NAOHISA INOUE en exposition à l'Espace Japon
    du 17 au 28 juin 2014906894_548683388488014_852889799_o.jpg Auteur illustrateur et créateur des mondes d'Iblard, un univers fantastique qui a servi de trame à un manga des années 1990, Naohisa Inoue est un très grand artiste impressionniste dont l'oeuvre a inspiré certains décors des films du studio Ghibli, tel le magnifique Whisper of the Heart. Ses peintures d'Iblard ont notamment été adaptées pour un court-métrage du Musée Ghibli, et l'homme a une amitié de longue date entretenue avec Hayao Miyazaki ou Isao Takahata.C'est cependant un peintre et un illustrateur qui s'impose avant tout en sa personne : Inoue ne fait pas de l'animation mais pratique plutôt un art du décor et de la touche. Evidemment, la correspondance avec le studio Ghibli est évidente, en particulier dans le motif du ciel, et dans son traitement impressionniste. Les nuages vaporeux et les traînées crépusculaires de l'artiste rejoignent les masses blanches et les ciels déclinants du Vent se lève ou du Voyage de Chihiro. Avec ce dernier se joue en particulier une série de clins d'oeil, allant des échoppes illuminées dans les rues nocturnes, des trains isolés en pleine campagne, au plaisir d'insérer dans le décor des animaux en tous genres (comme des cochons ou des grenouilles...) ou des étranges créatures.iblard_jikan4.jpg
    L'oeuvre d'Inoue dégage cependant des choix artistiques plus prononcés que ceux du studio Ghibli. Chaque toile propose une gamme de couleurs précises, revisitées à chaque fois, et un imaginaire bien particulier, plus mystique et fantaisiste. A coup sûr les tons crépusculaires, traversant des ciels violacés, des forêts brumeuses ou des bâtisses floues, rappellent l'unique œuvre de fantasy de chez Ghibli, Les Contes de Terremer, et ancre définitivement Inoue dans une vision fantastique, voire presque science-fictionelle par ses décors et ses personnages.P170614_18.45.jpg
    Le chaleureux petit salon d'accueil de l'Espace Japon proposait une brève exposition de ses toiles et une démonstration en live du peintre, par ailleurs extrêmement à l'écoute des visiteurs et cordial dans l'explication de ses techniques et de son univers. Une petite rencontre traduite en français était proposée, durant laquelle Inoue fit part de ses influences – en grande partie les Impressionnistes français ! – et de son travail avec le studio Ghibli. La précision du pinceau des gestes de Naohisa Inoue, plus guidés, tel qu'il le décrivait lui-même, par l'effet du hasard et de l'intuition, hypnotisaient aisément durant cette rencontre, au fur et à mesure qu'apparaissaient les contours d'une nouvelle de ses fresques.

  • Black Coal

    Là où la glace et le charbon sont de marbre...

    BLACK COAL (BAI RI YAN HUO) - Diao Yinan

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    Par sa texture, ou sa noirceur, Black Coal renvoie à People Mountain People Sea, sorti un an auparavant. Même travail autour des minerais des montagnes, même utilisation des codes de manière souple et dés-inquiété, rareté des explications, suprématie des gestes là où l'absurde immerge par touches dans un cadre très réaliste.... Le film de Cai Shangjun proposait cependant une sécheresse plus radicale, un regard bien plus acéré, car d'une véritable noirceur, proche de Zola en ce sens, que le Lion d'Or de 2014. Black Coal, à l'inverse, déçoit : son élégance et la beauté de sa réalisation ne suffisent pas à combler les lacunes d'un scénario balbutiant, et d'une enquête peinant à refléter les troubles de son personnage ou de sa société.

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    La lenteur du film et de sa mise en scène pourraient tenir, dans un premier temps, à la mélancolie de ses personnages, tous en peine après la fuite de leur propre passé. L'inspecteur reçoit de plein fouet le départ de sa femme, avec laquelle il n'échange plus que quelques bribes sauvages et sexuelles. La veuve s'inscrit dès l'assassinat de son mari dans un effacement total, son visage étant noyé sous ses mains à sa première apparition. Cependant, le film offre peu d'ouverture sur le désarroi de ses protagonistes : il fait céder le potentiel dramatique et psychologique sous un travail atmosphère lancinant, pour ne pas dire nonchalant. Petit à petit, les séquences installent, sans pour autant les développer, des décors esthétisants, dont l'apparente composition soignée cachent la vanité d'une intrigue qui s'essouffle, et surtout d'une matière psychologique peu pétrie.

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    Les néons glacials de la petite ville où se déroule la seconde enquête fournissent en effet dans un premier temps une atmosphère certes envoûtante, obscure et mystérieuse. Mais ces strates de lumières et d'air nocturne perdent de leur énergie, et surtout demeurent un arrière-plan constant aux évolutions – déjà peu palpitantes – de l'enquête. Par contraste, la saleté des champs de Memories of Murder (2003) constituaient aussi un visuel fort à l'enquête du film de Bong Joon-ho : peu à peu ces champs gagnaient en puissance dramatique, car devenaient le refuge et l'abri du tueur en cavale, le moyen d'échapper aux forces de l'ordre et de disparaître rapidement. Cette dimension n'apparaît point dans Black Coal, où la glace et le charbon fournissent au final un contexte quelconque. De même, et en guise de contrepoint, le charbon ou els carrières de People Mountain People Sea incarnaient, voire sublimaient, en particulier sur son final, la progressive descente aux enfers de son personnage principal. Dans le film de Diao Yinan, le charbon et la glace demeurent de marbre, indifférents aux destins des protagonistes.

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    L'indifférence de Black Coal provient probablement de cette mélancolie dont il affuble ses personnages – remarquablement interprétés par Liao Fan et Lunmei Kwai. Le scénario développe tout d'abord autour de l'inspecteur et de la femme de la victime des troubles dépressifs et une forme de désespoir commun, que la réalisation imprime violemment. En quelque sorte, la mélancolie suinte et dépouille le film de tout son potentiel divertissant, de toute possibilité de suspense ou d'écriture, imposant un manteau de néons vacillant, de ciels sans nuages ni percées, de vapeurs métalliques et de déambulations sans but. L'esthétique confine à la répétition, et à la réutilisation presque glaciale des mêmes motifs, des mêmes mécaniques : deux méthodes d'assassinat identiques à plusieurs années de distance, deux tunnels et deux fusillades... Dans cette ténébreuse vision du monde, les feux d'artifice donnant leur titre original au film paraissent incongrus et maladroits, effort vain de poétique céleste parmi cette nonchalance noire et désespérée. Au moins Black Coal confirme une tendance plus torturée s'amorçant dans la nouvelle génération des cinéastes chinois. Après Cai Shangjun et Jia Zhangke avec A Touch of Sin, le film de Diao Yinan prolonge l'ère de la nostalgie noire.