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  • Hommage à Satoshi Kon

    A Bout de Souffle

    Hommage à Satoshi Kon, deux ans après son décès le 24  août 2010

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    Regarder un film de Satoshi Kon, ce n'est pas "regarder" un film : c'est entrer littéralement dans un univers différent, parallèle, déluré, flamboyant, sans cesse surprenant, constamment surréel et pourtant terriblement familier. Malgré la complexité des scénarios ou de la forme visuelle, il y a toujours une place pour le spectateur : l'entrée dans le film est immédiate, naturelle, irrésistible, un basculement nouveau, la première à la dernière image étant attractive et intense. Les films de Satoshi Kon ne sont jamais ennuyeux (tout comme les films de Miyazaki, autre grand maître de l'animation japonaise), toujours percutants, toujours en perpétuel renouvellement, mouvement, bouillonnement d'idées et d'images, magiquement agencés par une cohérence infaillible. Pas un seul plan, pas une seule phrase ne peuvent être écartés dans ses films : chaque élément a son importance et constitue une clé dans la poursuite du récit ou la réflexion psychologique qui se tisse progressivement, le tout formant un véritable puzzle onirique et animé.

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    Dans ses derniers mots, poignants, et que l'on peut découvrir sur le site Animeka, Satoshi Kon, qui se savait atteint par un cancer incurable ne lui laissant que quelques mois à vivre, remercie successivement toutes les personnes qui se sont occupées de lui, et qui ont accepté de le soutenir dans son travail, que lui-même juge très particulier. Satoshi Kon semble lui-même dépassé par ses propres idées et son univers, totalement différents de ce qui se produit dans l'animation japonaise. Ses réalisations s'avèrent plus grinçantes, portées par une certaine violence ou de l'humour noir, influencés par le cinéma américain, que Satoshi Kon admirait, mais gardent toujours, paradoxalement, une certaine dose d'humanité et de sentiments. Tokyo Godfathers, par exemple, est un véritable conte de Noël à échelle des plus démunis, marginaux et délaissés de la société japonaise, les trois mendiants insupportables du film se révélant à travers leur recherche de la mère d'un enfant abandonné la veille de Noël à Tokyo. Et même si la plupart de ses films paraissent désespérés, effrayants car ils s'attaquant aux parts les plus noires de la psychologie humaine, leurs derniers plans retentiront toujours comme l'annonce d'une nouveau départ, portant une véritable douceur optimiste. Le dernier plan de Perfect Blue est celui d'une voiture partant vers un nouvel horizon, celui de Millenium Actress d'une fusée s'élevant dans le ciel, et celui de Paprika, surtout, de l'entrée dans un cinéma.

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    Aucun étonnement à ce que le dernier film inachevé de Satoshi Kon, Yume Miru Kikai (Dreaming Machine ou The Dream Machine pour sa traduction en anglais), porte le mot « Yume » ou « Rêve » dans son titre, film que Satoshi Kon regrette d'avoir dû laisser en suspens suite à l'aggravation de sa maladie. Le réalisateur avait en effet cette conception tout à fait honorable de considérer l'animation comme un véritable moyen de s'immiscer dans l'onirisme d'un ou de plusieurs personnages. Le rêve est en effet le chemin à la fois de la personnalité, de l'intimité, mais aussi de tous les possibles. Déformations, déstructurations, reconstitutions et réalisations sont les mots-clés des univers intérieurs que le cinéaste nous offre à voir, que ce soit chez Mima (Perfect Blue), Chiyoko (Millenium Actress), les trois mendiants de Tokyo Godfathers, mais aussi Tsukiko (Paranoïa Agent), la cantatrice de Memories, ou la jeune fille d'Ohayo (court-métrage réalisé dans le cadre du projet Ani-kuri 15). Mais c'est définitivement Paprika qui conclut le mieux le fruit de sa réflexion, film bien plus abouti et riche qu'Inceptionde Christopher Nolan. La dernière réalisation du cinéaste embarque son spectateur dans une succession de troubles oniriques et dans une fantaisie délirante mais jamais hasardeuse, nous faisant courir, sauter, immerger dans une série d'univers, à bout de souffle.

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    les derniers mots publics de Satoshi Kon : http://www.animeka.com/articles/lettre-de-satoshi-kon.html

    le site de Mad House : http://www.madhouse.co.jp/

    le site de The Dream Machine : http://yume-robo.com/

  • Une vie entre les marges

    UNE VIE DANS LES MARGES Tome 1 (2010) – Yoshihiro Tatsumi

    Editions Cornélius

     

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    Le manga Une Vie dans les Marges, qui a donné lieu à une adaptation au cinéma avec l'inégal Tatsumi (Eric Khoo), s'avère surprenant. Une Vie dans les Marges est le récit passionnant de l'évolution du manga à travers les pérégrinations du jeune auteur qu'était Tatsumi. Mais le manga est de plus un formidable aperçu sur le Japon d'après-guerre.

    C'est en 1994 que Mitsuhiro Asakawa, éditeur, demanda à Yoshihiro Tatsumi de raconter son histoire et l'émergence du Gekiga, un genre dont le mangaka permit l'existence dans les années 1960. Le Gekiga signifie « dessins dramatiques » et marque l’ascension du manga vers un public plus adulte, mettant l'accent non plus sur le divertissement des récits, mais bien plus sur la dramatisation de l'action et le développement des psychologies. Contrairement aux idées reçues, le grand Osamu Tezuka s'avère un des précurseurs dans le domaine, transformant par ses œuvres longues la vision du manga, auparavant cantonné à un public jeune ou à un genre uniquement humoristique. Dans le premier tome d'Une vie entre les Marges,Hiroshi, jeune collégien reflet de Yoshihiro Tatsumi, se jette rapidement dans le monde du manga, dévorant les publications dans les journaux et les magazines, passion déclenchée en partie par l’enthousiaste de son frère aîné qui commence à dessiner avant lui. Osamu Tezuka a un impact tout à fait essentiel dans le développement de sa passion puisque c'est peu de temps après la fin de la Seconde Guerre Mondiale que Hiroshi découvre sa première œuvre de jeunesse et s'enthousiasme d'emblée pour le futur grand auteur. Cette première partie décrit de plus la formidable vitalité que déploient les jeunes auteurs de mange de l'époque, participant à de multiples concours de mangas en 4 cases, puis partant, avec des planches plus longues et détaillées, à la recherche d'un éditeur. Une Vie dans les Marges donne ainsi et de manière très précise, un très bel aperçu sur la multiplication des maisons d'édition, la parution de nouveaux magazines, et sur le succès croissant du manga dans la société japonaise, manga bien souvent divertissant pour rehausser le désespoir de l'après-guerre.

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    Le récit s'attache aussi aux relations que Hiroshi entretient avec les autres membres de sa famille, en particulier son frère aîné, malade mais tout aussi passionné que lui, et qui va devenir jaloux, rival, puis conseiller des oeuvres de son frère, agissant comme un regard extérieur très exigeant. La famille se veut de plus le reflet de la plupart des familles modestes tentant de survivre après la guerre et la défaite japonaise. Hiroshi vit dans des conditions précaires, mais ses parents sont prêts à se sacrifier pour qu'il puisse continuer des études, comme c'était beaucoup le cas pour les enfants des années 50, perçus tels les espoirs d'une nouvelle vie plus fructueuse et réussie que leurs parents ayant beaucoup perdu durant la guerre. Le père de Hiroshi participe de fait pendant une partie de sa vie à une sorte de marché noir, venant fournir des denrées alimentaires ou des produits américains aux habitants de la ville. Cependant, les intrigues familiales restent toujours en arrière-plan, laissant la place au travail d'Hiroshi.

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    Le style est fluide, agréable, aéré dans son découpage. Yoshihiro Tatsumi a choisi la plus grande clarté dans la construction de son manga, fonctionnant par chapitres marquant à chaque fois une nouvelle année, une nouvelle époque, introduits par des images d'archive et des références à des événements politiques, culturels, sportifs... Cette fluidité fait que le récit s'offre à un lectorat large, prouvant bien sa valeur documentaire très intéressante, mais heureusement jamais exprimée de manière démonstrative. Le manga garde une vraie valeur humaine, s'attachant aux sentiments universels d'Hiroshi, afin de faciliter l'accroche et le suivi de cette passion. Un très bon récit pour ceux qui veulent découvrir le monde du manga d'après-guerre.

  • Ip Man

    IP MAN (2008) – Wilson Yip

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    Grosse production hongkongaise, Ip Man retrace la vie de Yip Kai-man, maître chinois de wing chun, un art martial chinois très célèbre et réputé. Je suis loin de connaître les films d'arts martiaux, ou encore les techniques relatives à ces disciplines, toujours est-il que je m'intéressais à Ip Man pour la raison de son succès, qui réintroduit le film d'arts martiaux dans la production cinématographique de la Chine actuelle.

    ipyip.jpgLe film dresse tout d'abord un portrait très élogieux du maître, vu tout du long comme un personnage généreux et noble (aucune allusion à son addiction à l'opium, par exemple). Dans Ip man, il est plus question de poser un dilemme que de connaître le gagnant ou le perdant dans les combats. En effet, la supériorité et la sagesse de Yip dans les arts martiaux est d'emblée acceptée et vénérée, et la plupart des combats visent à réaffirmer ses capacités et sa puissance. Au-delà des affrontements, le film est surtout l'occasion de poser ce fameux dilemme entre l'intensité d'une vie de combat et la paisibilité d'une vie de famille pacifique avec sa femme et son fils. Au final, c'est l'arrivée de la guerre et de l'occupation des Japonais qui va décider du sort de Yip, contraint à jouer les prodigues devant un commandant japonais féru de wing chun. Intrigue pour le moinsipjaponais.png classique, mais pas désagréable, donnant son pourcentage d'action habituel. La réflexion politique reste mince, avec une série de personnages plus ou moins caricaturés : du commandant assez digne et paradoxalement fasciné par Yip à son adjoint insupportable par ses grimaces et sa cruauté excessive et gratuite, en passant par le mercenaire infantile, ou le garant de la loi, chargé de la traduction et divisé entre les deux clans.

    Sur le point de vue de la réalisation, on ne peut qu'être plus que déçu, la mise en scène ne se déployant que sur les scènes d'action, afin de mettre en avant la diversité et l'habileté des techniques déployées. La caméra ne prend le risque de s'élever et de se faufiler au ras du sol ou auprès des corps et des armes que sur les combats, le reste de la réalisation se limitant presque à du théâtre filmé pour le reste, encadrant avec platitude les décors reconstitués. Ce qui fait la différence avec d'autres cinéastes hong-kongais, bien plus talentueux, tels Johnnie To ou Tsui Hark, ceux-ci sachant au contraire déployer une mise en scène personnelle à chaque plan, aussi bien dans l'action que dans les temps faibles.

     

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    L'acteur de Yip, Donnie Yip, s'avère quelconque, efficace évidemment sur les scènes de combat (pas de doublures, l'acteur étant lui-même un expert en arts martiaux), mais assez indifférent sur les séquences émotionnelles. On retrouve quelques acteurs de Johnnie To dans le casting, en particulier Simon Yam (l’extraordinaire chef mafieux d'Exilé) qui trouve ici un rôle étrangement « pacifiste » et calme, ce qui démontre une fois de plus son talent protéiforme. Sans être décevant, Ip Manest un film assez décevant sur le point de vue de la narration ou de la réalisation, et ne vaut le détour que pour ses séquences d'action, celles-ci très étudiées et impressionnantes.

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  • Kairo

    Kaïro (2001) - Kiyoshi Kurosawa 

    Une critique de Big-Cow

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    Je suis tombé par hasard sur Kaïro, hier, sur Arte ; le film était curieusement diffusé après Citizen Kane, et je me suis un temps demandé comment Arte organisait sa programmation, avant de me rendre compte qu'il s'agissait d'un Kurosawa et que ce réalisateur faisait défaut dans ma culture cinématographique. On parle du Kurosawa de Jellyfish, ici, et je tiens à préciser que je suis également assez peu familier des codes de l'horreur à l'asiatique, les rares films que j'ai vu de ce côté tapant davantage du côté du slasher ; je ne connais des films d'horreur japonais guère que les influences qu'ils ont en Occident sur des jeux vidéo tels que F.E.A.R., par exemple, et ce même si j'ai eu l'occasion de lire quelques mangas horrifiques (Minetaro Mochizuki, Junji Ito).

     

    Rien toutefois de très déstabilisant, de très surprenant dans Kaïro. Le rythme du film est très lent, et Kurosawa joue beaucoup sur une ambiance pesante, aride, malsaine, ça et là rythmée par quelques apparitions, mais jamais rien de soudain. Le travail sur le son, sur les arrière-plans et les premiers plans, est très intéressant, donne lieu à quelques grands moments assez tendus. Mais de là à dire que Kaïro est effrayant ? Non, le film est de facture trop classique, son intrigue trop décousue, pour qu'on arrive vraiment à se passionner pour le sort de ses personnages (par ailleurs quelque peu transparents). Le travail esthétique, lugubre à souhait, attire davantage l'attention du spectateur que l'histoire ici racontée.

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    De quoi ça parle d'ailleurs ? D'apparitions de fantômes, de suicides, de disparitions, de bâtiments abandonnés. Avec un vecteur : Internet. On est en 2001, en plein grand boom des terreurs urbaines liées à Internet, et un programme se lance sur de nombreux ordinateurs, faisant défiler aux yeux des utilisateurs des images, parfois passées en boucle, de personnages immobiles, dans l'ombre, dans leurs appartements ; peut-être des fantômes, peut-être des vivants, en tout cas filmés dans une qualité exécrable, crasse, malsaine. On a une sorte d'effroi rampant, latent, qui se répand d'écran en écran, d'utilisateur en utilisateur, au fur et à mesure que ceux-ci essayent de comprendre ce qu'ils voient, essayent pour certains d'aller plus loin dans le visionnage de vidéos, pour d'autres d'y mettre fin. Dix ans après, Kaïro a indéniablement vieilli : comme beaucoup, si j'ai conscience de l'existence sur la toile de recoins obscurs et terrifiants où naissent slashers et histoires de fantôme (Luka Rocco Magnotta nous l'a récemment rappelé), je vois Internet davantage comme l'immense royaume du LOL et de la culture. Avoir peur d'Internet, en 2012 ? Bitch, please ! Les dialogues ("Internet Explorer ? Attends, je n'y connais rien en informatique, de quoi tu parles ?"), le bruitage permanent du modem, les artifices horrifiques aujourd'hui vus et revus (appel à l'aide par un fantôme au téléphone, connection au site Internet se faisant sans que personne ne touche à l'ordinateur), sonnent déjà faux. Reste la mise en scène de Kurosawa, encore susceptible d'éveiller l'angoisse, ainsi qu'un certain intérêt sociologique et historique pour un film d'horreur un peu dépassé mais qui reflète les peurs liées aux grands débuts de l'Internet grand public. Je tiens à préciser que je ne parle pas ici de la dernière demie-heure du film, assez singulière et que je trouve personnellement assez réussi, mais qui change quelques peu les codes du film et qui m'amènerait à de lourds spoils.

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    Regarder Kaïro m'a toutefois amené à réfléchir sur les lieux où se passait le film (et il y aura de légers spoils dans la suite, mais légers, hein : toujours rien sur la fin du film). La très grande majorité de Kaïro, en tout cas la très grande majorité des scènes horrifiques, se déroulent dans des appartements. Essayant de brasser mes références en matière d'horreur, il est vrai que j'ai eu quelques difficultés à retrouver des oeuvres reprenant ce type de lieu comme base de l'horreur. Dans le domaine du jeu vidéo, à part peut-être si l'on regarde du côté du jeu vidéo indépendant, un espace de la taille d'un appartement n'offrirait pas un espace suffisant au jeu pour qu'il s'y déroule vraiment quelque chose. Au cinéma, j'ai songé à La Horde de Yannick Dahan, à Attack the Block de Joe Cornish (un poulain du génialissime Edgar Wright), ou au remarquable Candyman de Bernard Rose, qui exploitent les espaces offerts par des appartements de banlieue : toutefois, le choix du lieu est ici principalement motivé par les réflexions sociales plus ou moins développées par les films en question (c'est particulièrement net pour Candyman, qui tient pour beaucoup d'un film sur la ségrégation spatiale). L'appartement japonais (ou asiatique de manière générale) est composé d'une ou deux pièces, étriqué, mal éclairé, étroit, glauque, les protagonistes y vivent seuls, isolés. Le lieu se prête a priori mal à la matière filmique : pas de possibilité de déplacer les personnages, unité de lieu. Toutefois, le personnage de Harué, en évoquant l'isolement que les personnages connaissent dans ces appartements, met le doigt sur ce qui fait des appartements des lieux terrifiants pour les protagonistes : on y est seul, on y vit seul. Ce n'est pas un lieu où on rencontre d'autres êtres humains, où on peut évoquer ses peurs avec quelqu'un, non, c'est un lieu où l'on est supposé se reposer, se ressourcer avant de repartir au travail. C'est un lieu où l'on est vulnérable.

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    Il est intéressant, ce changement de perspective, de l'appartement comme lieu de vie et de repos, à l'appartement comme lieu menaçant, terrifiant ; intéressant, mais pas inhabituel dans l'horreur asiatique. C'est dans le fonds le moteur de l'horreur : un lieu banal où quelque chose se casse, quelque chose change, et tout devient imprévisible, inconnu, terrifiant. Qu'est-ce qui casse alors ? Techniquement, rien : le problème ne vient jamais de son propre appartement, toujours de celui du voisin. Dans La dame de la chambre close, fable horrifique de Minetaro Mochizuki, éditée en France en un volume, c'est parce qu'il habite à côté de l'appartement de Yamamoto, jeune homme récemment disparu, que Hiroshi sera harcelé par une femme qui le cherche. Dans La ville sans rue de Jinjo Ito, la folie se répand dans les quartiers de la ville de manière progressive, d'appartement en appartement, comme par un phénomène de contamination. On retrouve la comparaison avec l'épidémie, avec la maladie qui progresse de lieu en lieu, dans Kaïro : lorsque des fantômes apparaissent dans une demeure, les personnages en ferment la porte, et l'encadrent de scotch rouge : au delà de l'intérêt esthétique pour Kurosawa, la pratique renvoie directement au signalement des maisons contaminées, qu'on peut constater lors des épidémies. Une manière de discriminer l'appartement infecté, dont les voisins vont éviter de s'approcher, qu'ils vont éviter d'ouvrir. Le scotch fait à ce titre également office de sceau, de preuve que la contamination ne se répand pas - ou, justement, qu'elle se répand si le ruban rouge est retiré.

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    Jugulée, l'épidémie ? Pas pour autant, car la contamination a également lieu par le regard. Le voyeurisme est un thème fréquent dans le genre horrifique, et il suffit de voir l'obsession de Jinjo Ito pour la question pour s'en rendre compte (la meilleure illustration en étant La ville sans rue, l'un de ses meilleurs récits). Dans Appartement du coréen Kang Full, c'est en jettant un oeil aux appartements de l'immeuble d'en face que Koh-hyuk surprend d'étranges phénomènes, et c'est en faisant de régulières observations que, par la suite, il décide d'y intervenir. Le regard contamine, observer l'appartement d'en face conduit à participer aux histoires horrifiques qui s'y déroulent. Et Kaïro en est ici le parfait exemple. Internet y est considéré comme un réel outil de voyeurisme, une manière pour les personnages de regarder les appartements des autres, et la contamination a lieu par ce biais : fascination pour les fantômes, terreur, suicide, disparition, nouveaux fantômes. Lieu d'isolement par excellence, ouvert en même temps à toutes les menaces extérieures, l'appartement devient un piège, un espace terrifiant, où le locataire est vulnérable, seul, condamné, face à des manifestations qu'il ne comprend pas, et qui le poussent dans ses derniers retranchements. L'espace horrifique parfait, en somme.

     

    Big-Cow

     

    Pour une autre critique de Kaïro : Ici

  • Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

    ARRACHEZ LES BOURGEONS, TIREZ SUR LES ENFANTS (1958) - Kenzaburo Ôé

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    Le livre du Prix Nobel de Littérature s'avère, tout comme son titre, d'une véritable violence psychologique et physique. L'écriture fine et précise de Kenzaburo Ôé nous plonge dans un univers quasi-déshumanisé, d'une sensibilité à fleur de peau, et totalement engagée.

    Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants suit les quelques jours d'une poignée d'enfants délinquants exilés sur les routes durant la 2ème Guerre Mondiale au Japon. Kenzaburo Ôé fait ainsi d'emblée partager le destin de protagonistes souvent oubliés dans l'horreur de la guerre, à savoir ces enfants vivant en centre pour jeunes délinquants, considérés comme une honte à la société, au statut bien plus bas que celui des paysans vivant dans la misère. Contraints de fuir sur les routes, ces enfants tentent de trouver un refuge auprès des villages, qui les rejette cependant comme s'ils n'étaient que de la vermine. Le récit dresse ainsi un portrait très cruel de ces populations prises dans la guerre et la misère, et qui ne font que se déchirer entre elles, et se rejeter mutuellement, les enfants devenant souvent les bêtes noires du village et s'avérant traités comme des animaux. L'un d'entre eux narre le récit d'une poignée de jours où le groupe se retrouve enfermé dans le village où s’est déclarée une épidémie. De fait, le film décrit très bien le danger et la cruauté des effets de foule, notamment dans les situations de crise : les villageois, eux-mêmes opprimés par les armées extérieures, choisissent de reporter leurs angoisses sur les populations étrangères (illustrée à travers le personnage de Lee, un jeune Coréen), les déserteurs, ou encore ces enfants, qui se retrouvent humiliés et injustement accusés au moindre prétexte.

    L'action devient rapidement un huis-clos oppressant, où les enfants se retrouvent enfermés et condamnées dans le village, faisant face à l'abandon et à la peur d'une épidémie qui ne sera jamais officiellement déclarée. En une poignée de jours, c'est en véritable autarcie que les jeunes personnages vont tenter de survivre, s'organisant comme de véritables adultes sur cet enfer misérable et minimalisé. Ceci est l'occasion pur l'auteur d'aborder plusieurs thèmes essentiels, en filigrane et de manière métaphorique, tels l'amitié, l'amour et la sexualité, le sens du pouvoir et de la gouverne, la découverte de la mort et de la violence. Le désespoir finit par gagner ce qui incarne généralement l'essence de la pureté et de la naïveté, à savoir la population enfantine, qui doit au contraire affronter, se battre, surmonter, la dure réalité et la cruauté environnante.

    Dans cette histoire bouleversante, le style de Kenzaburo Oé est sec, précis, oscillant entre un lyrisme poétique et un réalisme cru. La bestialité s'avère souvent présente dans les comportements, que ce soit dans une agressivité rageuse, une sexualité pauvre, ou l'effet de meute, les enfants se blottissant par exemple souvent les uns contre les autres pour survivre ou se réchauffer, partageant tout et détruisant toute forme d'intimité. Cependant, de nombreuses métaphores imagées colorent la narration à la première personne et décrivent, avec poésie, lyrisme, les rares instants de bonheur que collecte précieusement les personnages. Les joies pures de l'enfance, la sensation de liberté retrouvée lors d'un matin de neige, la maladresse du premier amour, la délicatesse développée autour des découvertes diverses, nourriture, faisan attrapé, fleurs... Mais la fin, tout comme l'ensemble de ce roman, montre la fuite en avant d'une poignée de personnages qui se déchirent et tentent de survivre, et, au-delà, d'une société prise dans l'horreur de la guerre.


  • Le secret des poignards volants

    LE SECRET DES POIGNARDS VOLANTS (2003) – Zhang Yimou

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    Le Secret des Poignards Volants est un film très populaire, grosse production hongkongaise qui connut un vif succès aussi bien en Chine qu'en Europe. Ce style de cinéma, entre mélodrame, arts martiaux, et reconstitution historique, n'est pas forcément celui que je connais le mieux de Chine, ni celui que j'apprécie le plus. Après Hero et la Cité Interdite, c’est le troisième film de Zhang Yimou que je découvre, et je dois avouer que la déception fut aussi présente.

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    Le Secret des Poignards Volants, tout comme Hero, s'ancre dans un contexte historique bien précis, en l'an 859. La dynastie Tang est sur le déclin et doit faire face à l'émergence de mouvements rebelles, dont celui de la Maison des Poignards Volants, que deux capitaines sont chargés de débusquer sous les ordres de l'Empereur. Ce choix permet à Zhang Yimou d'ancrer son propos dans le genre de l'épique et de se surpasser dans les séquences de cascades. Volontiers mystique et fantastique, la période exploitée appelle à l'esprit des légendes, à l'immensité des décors, à un visuel flamboyant et foisonnant, et aux protagonistes charismatiques. Ainsi, dans un premier temps, le film respecte et suit cette intention, délivrant des séquences de combat éblouissantes. Curieusement, c'est bien la première scène du genre qui m'impressionna le plus dans le film, à savoir l'altercation entre le soldat Jin et la danseuse Mei, qui deviennent peu de temps après les personnages poursuivis par les divers guerriers de l'Empereur. Cette scène allie le plus fortement la chorégraphie à l'action, et s'avère très symbolique dans les choix de couleurs ou de cadrage. Une autre séquence impressionnante, il s'agit de celle de l'attaque dans la forêt de bambou, utilisant allègrement le bambou et sa consistance comme des armes terrifiantes et fulgurantes, pouvant s'incarner sous tous types de forme : lance, projectile, épée, barreaux de prison... Ces bambous fonctionnent bien entendu comme une annonce des fameux poignards volants, armes mystérieuses de bout en bout, correspondant à une forme de magie. Par ailleurs, le scénario fait le choix de ne jamais véritablement dévoiler le véritable choix et but de l'organisation secrète, une piste qui aurait malheureusement pu être creusée pour un scénario qui aligne certains poncifs et se complaît dans le genre du mélodrame. 

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    Sous des apparences de tragédie, le film ne donne en effet aucune profondeur aux personnages, les considérant uniquement de simples rouages dans le mécanisme du désespoir. Dans un premier temps, la traque à l'extérieur laisse présager une belle ambiguïté, les personnages miroitant l'un autour de l'autre, entre Mei (Zhang Ziyi), l'aveugle farouche et sensible ; Jin (Takeshi Kaneshiro), le soldat intrépide ; et le supérieur Leo (Andy Lau), d'une impressionnante sobriété et rigidité. Cette partie s'avère bien rythmée, efficace, dépeignant une relation triangulaire assez ambiguë et dépassant le simple stade de la romance. Le silence de Mei incarne un élément mystérieux et charismatique qui donne au film une certaine couleur, et le soldat Jin est quant à lui parcouru d'hésitations entre la loyauté envers Leo (plus qu'envers l'Empereur par ailleurs) et l'attirance envers la jeune danseuse. Les paysages flamboyants, filmés dans les teintes chinoises bien connues (couleur or, pourpre, bleu roy et vert sombre) se prêtent enfin aisément à des séquences de combat virtuoses.

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    Mais bien vite, ces personnages tombent dans une forme d'hypersensibilité et de fragilité extrême agaçantes. Le contexte historique s'efface définitivement derrière la romance, assez improbable et facile. Difficile de voir par exemple le véritable engagement des protagonistes, que ce soit Leo ou Mei, qui n'affichent que superficiellement leurs opinions politiques et n'incarnent au final que des figures de la romance et de la tragédie amoureuse. Le personnage de Leo, en particulier, devient une cruelle déception au fur et à mesure du récit : derrière la sobriété de Andy Lau, pourtant un très bon acteur dans ce style de rôle (par exemple avec Infernal Affairs), intervient brusquement une caricature de l'éperdu amoureux, dont le surgissement paraît complètement absurde, maladroitement amené dans le récit. De plus, outre les trois acteurs phares du film, grandes stars du cinéma chinois, apparaît aussi trop furtivement une grande actrice, Carina Lau, dont le rôle aurait pu, une fois de plus, être bien plus étoffé et développé à la place de l'intrigue amoureuse, désespérément classique. Comme de guise, la tragédie trouvera son apogée parmi la neige tourbillonnante, lourd symbole de la pureté de Mei, vue comme une victime là où la fin ouverte ne laisse que la présence de la mort. Le Secret des Poignards Volantss'enfonce ainsi dans le mélodrame poussif, lourdement symbolique par ses choix visuels ou son montage (l'agaçant parallélisme entre les plans d'ensemble des deux amants isolés), s'éloignant de pistes politiques ou psychologiques avec facilité. 

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