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The Strangers

Le Diable, tout simplement

 

THE STRANGERS (GOKSEONG) – Na Hong-jin

Est-il possible d'évoquer la terreur au cinéma ? Le nouveau film de Na Hong-jin pourrait éveiller la peur, l'angoisse, le dégoût, par la myriade de genres qu'il embrasse. Pourtant, c'est bel et bien la sensation, rare, de terreur qui se construit au cours de cette complexe histoire surnaturelle.

Autant ne pas le cacher, l'auteure de ce blog n'apprécie pas du tout le premier long-métrage de Na Hong-jin, The Chaser, n'y percevant pas la virtuosité ou l'originalité. Cette histoire de traque soi-disant infernale m'avait semblé bien ridicule, dynamisée de force par quelques effets de mise en scène bien placés, et qui colmatent le creux des protagonistes, typiques de n'importe quel roman noir. Force est de constater que The Strangers a eu l'effet escompté, renversant ce premier point de vue péjoratif. Ce troisième long-métrage fait preuve d'une force et d'un sens du suspense indéniable, mais aussi d'une réelle capacité à glisser entre genres et discours.

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Avec habileté, et une réelle souplesse dans son écriture et son agencement des scènes, Nah Hong-jin brouille habilement les pistes. Thriller, film noir, film d'horreur, conte horrifique, zombie movie, yurei eiga...? Les identités employées par The Strangers sont nombreuses et les changements d'un genre à l'autre ne relèvent guère du simple exercice ou de la copie. Car le style soutient l'ambitieuse traversée de ces genres et ces thèmes chéris du cinéma. Style esthétique, avec le soin tout particulier accordé aux décors et aux lumières ; style narratif par la dilution des explications ; mais également style rythmique très aiguisé. Sur ce point, le montage déploie sa capacité à non pas créer une succession de séquences marquées par certaines ruptures (ce qui est usuel de beaucoup de films flirtant avec plusieurs genres), mais à injecter des ruptures de ton et de genre à chaque séquence même – et cela sans perdre une atmosphère générale d'oppression nocturne. The Strangers surprend constamment, par ses glissades subtiles de la découverte d'un macabre meurtre à des démonstrations de folie pure, puis des jeux de paranoïa à un exorcisme démentiel. Les temps faibles sont rares, tandis que les temps forts, parce qu'ils s'érigent en hallucinations élégantes, maintiennent, plutôt que dans un stress d'apparitions éventées, dans un état d'angoisse quasi jouissif plutôt. Cela notamment parce que la réalisation de Na Hong-jin est inspirée à chaque scène, frôle parfois la poésie ou le spectaculaire.

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Le film de Na Hong-jin évoque une certaine influence cinématographique, que certains pourront trouver surprenante dans cet article. Au-delà de réalisateurs évidents pour certains scènes (Bong Joon-ho, William Friedkin...), The Strangers se lie discrètement au cinéma d'Apichapong Weerasethakul, par son refus obstiné de l'explication et son embrassade du surnaturel. Car le film, à l'instar des réalisations du cinéaste thaïlandais, est véritablement habité par des présences mystiques de cinéma. Présences multiples, subversives, qui ne trouvent jamais leur forme concrète à l'écran mais apparaissent par intermittence, noyées dans un environnement naturel envoûtant. Les apparitions du Japonais dans la forêt sont cousines de celles d'Oncle Boonmee. Les hommes y sont à chaque fois contaminés par le végétal et l'animal, et leurs yeux qui percent la nuit révèlent l'extraordinaire de leur condition.

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Seul le personnage principal du policier se révèle le moins incarné de l'ensemble. Na Hong-jin en fait un être poreux, aux antipodes de celui incarné par Song Kang-ho dans Memories of Murder. Si les plans de la première scène de crime renvoient explicitement à ce dernier, par la plongée en enfer simulée par la plongée de la caméra et de l'atmosphère (pluie, boue qui s'intensifient), le film de Bong Joon-ho ne sera qu'une référence parmi tant d'autres, vite balayé par les nombreux tournants du scénario. Dans Memories of Murder, le personnage du commissaire était, face aux crimes atroces dans sa compagne paisible, de se « remplir » de sentiments nouveaux, de terreur, de haine, de désir de vengeance. A l'inverse, le policier de The Strangers est un homme lisse et simpliste, par lequel convergent toutes les rumeurs et se brouillent toutes les pistes. Un personnage en somme aisément hanté par les apparitions du film, autant que par ses décors, idéal pour servir ce complexe éparpillement du film. Le jeu de l'acteur Do-won Kwak se prête au jeu, sans cesse abasourdi par les événements, surpris par les cauchemars et les apparitions terrifiantes. Par extension, Na Hong-jin fait du personnage du Japonais (excellent Jun Kuninura) un être à la porosité similaire, concentrant aussi toutes les hypothèses, mais en leur donnant une forme concrète. Le premier de ces personnages imagine ainsi des interprétations, tandis que l'autre leur offre une incarnation à l'écran. L'ambiguïté du film tient au fait que les deux, dans ce système, partagent ou bien contredisent les diverses explications. La scène de la chasse à l'homme dans la forêt, où le policier est persuadé de la culpabilité du Japonais, s'oppose ainsi aux pleurs de ce dernier dans la montagne.

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Le film de Na Hong-jin, ne s'inscrit pas dans une spirale infernale où devraient se révéler les dérives d'une traque ou d'une obsession. Là est sa principale séduction. Par son final insoutenable, le cinéaste ose mettre en face d'un mal direct, que l'on tenterait de sans cesse contourner par des explications psychologiques, rationnelles. Tentative audacieuse, et réussie, puisqu'en dépit du coup de massue assénée par cette révélation du Diable (tout simplement), le film dresse finement de nombreuses questions sur la capacité de chacun à se protéger, protéger les siens, embrasser ou pas le doute, accepter ou pas l'irrationnel. Dans les scènes coupées de Memories of Murder figurait une séquence envisagée pour un temps comme la conclusion du film. L'inspecteur venu de Séoul, dévasté par le courrier reçu d'Amérique, qui innocentait par l'analyse de sang leur unique suspect, revient dans la salle d'interrogatoire, déserte, au sous-sol. En pleurs, il relevait peu à peu le regard pour se retourner, atteint par une présence ombrageuse située hors-champ, mais que la réalisation suggérait comme l'incarnation du tueur lui-même. L'idée n'avait pas été inclus par Bong Joon-ho car elle soulevait un mystère trop fort pour la fin de son film. Elle ouvrait sur une brèche surnaturelle inattendue, et rappelle justement beaucoup The Strangers par son processus cinématographique accouchant du Mal. Comme si le film de Na Hong-jin, en quelque sorte, redonnait à cette séquence disparue du film de Bong Joon-ho, mais d'une force incontestable, sa forme aboutie et ultime.

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Cette forme ne serait-elle pas symptomatique de notre époque ? Si le film terrifie autant, c'est parce qu'il transporte, par son jeu cinématographique, des angoisses bien actuelles. En cela, The Strangers éveille une terreur différente de celle à laquelle ont pu nous confronter Park Chan-wook, Lee Byung-hun et Bong Joon-ho il y a plusieurs années. A l'époque, la représentation de la violence constituait un choc plutôt culturel et esthétique, aux antipodes d'autres partitions européennes ou américaines. Les films angoissaient, mais par la nouveauté d'un rapport au corps, à la blessure, à la folie mentale. The Strangers ne s'avance guère sur ce terrain du renouveau. Il draine en revanche deux thématiques à travers ses figures et son récit : la peur de l'étranger ; puis la question de l'existence d'un Mal pur. Le film de Nah Hong-jin trouble particulièrement, comme si son exutoire cruauté, son goût pour le surgissement du monstre au sein d'enquêtes psychologiques et drainées de références au film de genre, résonnait violemment avec la détresse actuelle.

 

 

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