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Behemoth

L'enfer aseptisé

 

BEHEMOTH – Zhang Liao

Découvert au Forum des Images, Behemoth révèle un pan du documentaire chinois loin de l'immersion et de la description minutieuse. Le travail du méconnu Zhang Liao rejoint le sens plastique et elliptique d'un Jia Zhangke – dont il est par ailleurs l'ami – tout en projetant dans un bouillonnement des sens.

Si Wang Bing se perfectionne dans l'art de l'approche et d'une souplesse cinématographique au plus près des corps et des murs, Zhang Liao opte pour le chemin inverse, pour la composition cadrée, pour la mise en scène non spontanée mais soumise à l'organisation, l'équilibre, la symétrie. Pourtant les deux s'emparent des mêmes sujets, proches d'ouvriers ou de paysans, et surtout au cœur des paysages les plus écrasants, entre larges montagnes et carrières. De même, les deux ont le sens d'un portrait écartant toute explication, privilégiant l'image, sa lente assimilation, sur tout commentaire ou texte descriptif.

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Peu d'indices jalonnent Behemoth, les explications sont remplacées par des extraits bibliques ou de courts plans expérimentaux, marqués par la silhouette, nue, du cinéaste, et une fracturation de l'image. Dans les espaces, Zhao Liang tente de retrouver sa place humaine et de se réinscrire dans une logique naturelle, loin des ravages opérés par les bulldozers et les grues. Ces plans où il figure amènent une certaine douceur, un certain calme au sein du travail infernal. Néanmoins, ces détails, de même que le texte, malgré leur désir fort honorable d'incorporer de nouvelles matières de cinéma, sont pourtant ceux qui intriguent le moins, et peinent à s'assimiler au portrait de Behemoth. Ils forgent une distance par rapport aux images mais irriguent une transformation métaphorique qu'il n'était pas nécessaire de souligner. Ecarter ces quelques expérimentations aurait pu, dans la recherche de Zhao Liang, accéder à un matériau brut infiniment plus émouvant et surprenant. Car les larges paysages qu'il choisit dans leur acte de destruction, les visages qu'il cadre au moment d'une fatigue extrême, ou les gestes dangereux qu'il n'hésite pas à montrer, suffisent largement pour bâtir cet enfer contenu dans son titre.

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Si le film semble s'ouvrir sur la contemplation lente et plastique, c'est pour mieux se retourner vers des visions horrifiques, frappantes d'une misère qui règne dans ces régions-là. Quelques gros plans de visages ou de mains noircies par le travail ou le charbon cassent brutalement le rythme atmosphérique de larges paysages balayés par la poussière. Les hommes mettent beaucoup de temps à arriver dans ce rythme surprenant du film, comme si les travailleurs restaient longuement cachés par les machines qu'ils conduisent ou les structures qui les contiennent. Les ouvriers surgissent ainsi de manière inattendue, au détour d'une route, au coin d'une usine. Ce va-et-vient de leur présence, presque fantomatique, en dit long de leur oubli aux yeux du monde. Mais, une fois que le montage de Zhao Liang les intègre, ils deviennent des présences surnaturelles et bouleversantes à l'écran. Le cadrage s'empare de cicatrices, de peaux difficiles à nettoyer, de regards hagards, de bras jouant au plus près du feu.

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L'enfer ne peut se conclure que par l'éclat de son absurdité. La dernière séquence de Behemoth nous place face au résultat de tout ce travail à l'extrême, où une main d'oeuvre souffre d'épuisement : d'immenses cités modernes inhabitées, des villes-fantômes arpentées par des balayeurs ne trouvant aucun déchet. La vision frappe par l'horreur de son non-sens. Elle rappelle cette hyper-aseptisation prophétisée par Jia Zhangke dans son derniers films Mountains May Depart, aussi une ambitieuse lecture des transformations de la Chine et d'un état général du monde. L'enfer de Behemoth ne s'incarnera au final pas dans ces montagnes ravagées de travaux, ni dans des usines fumantes et rougeoyantes, ni dans ces peaux sans cesse sales et suantes, mais bel et bien dans cette propreté surfaite, cet immense gâchis des moyens humains et financiers exigés pour presque rien.

 

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