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Mountains May Depart

Take Care

 

AU-DELA DES MONTAGNES (SHAN HE GU REN) – Jia Zhangke

 

En revoyant Au-delà des montagnes, que j'avais préalablement découvert à Cannes en mai, ce ne fut pas l'émotion de la première projection mais l'étrangeté du film de Jia Zhangke qui me frappa. Car là se tient un cinéma de l'au-delà, une proposition nouvelle, déstabilisante par son rythme, ses choix narratifs, posant des protagonistes aux choix déconcertants, se permettant d'audacieuses ellipses ou des résolutions atypiques. Le cinéma de la contemplation et du paysage de Zhangke subsiste mais est néanmoins soumis à une métamorphose. Sous nos yeux, les images s'inondent de la souplesse numérique, les couleurs se parent d'un autre étalonnage, celui d'un autre millénaire. C'est la mutation du cinéaste chinois, sa soudaine clairvoyance sur le monde qui empreint les chemins de ce mélodrame à six personnages, trois temps, deux chansons.

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Les films qui transpercent le plus sont ceux qui laissent les marques les plus profondes, les souvenirs les plus nets et pourtant... ne cesse de s'éloigner le sens des images qu'ils prêchent. Difficile d'écrire sur Au-delà des montagnes car c'est la déroute qui saisit la réflexion, la sensation de toucher à une justesse, celle du secret contemporain. Le dernier film de Jia Zhankge est, je le crois fortement, un film singulièrement de notre temps, et de cette sensibilité immédiate surgissent peut-être les nombreuses déceptions et incompréhensions à son égard. D'échanges en échanges avec d'autres spectateurs ont surgi, à chaque fois, des considérations nouvelles. Au-delà des montagnes, l'un de ses rares films qui n'a pas uni l'avis critique en une ou deux visions uniques, mais l'a divisé en un étalage plus ou moins dense de réactions diverses, s'attardant tantôt sur le rythme, tantôt sur les choix du protagoniste de Tao, sur la relation de la partie finale, ou sur l'esthétique aux couleurs saturées. De bouche en bouche, peu de mots qui se relient à l'autre, beaucoup de regards différents sur l'oeuvre, allant du rejet jusqu'à l'adhésion totale.

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Au-delà des montagnes, divisé en trois parties, construit un rapport à la temporalité surprenant. Chaque temps est marqué, par l'écriture, l'esthétique, le montage, par les concepts que sont le passé, le présent, futur. En quelque sorte, il ne s'agit pas d'une trajectoire de vie qui nous est proposée, encore moins d'une succession d'étapes, mais d'espaces temporels d'emblée gagnés par soit leur finitude, soit leur actualité, soit leur projection. La première partie s'entiche d'emblée de la marque du passé, la seconde n'a jamais été autant gagnée par l'immédiateté du moment, tandis que la dernière est teintée d'incertitudes du futur... Evidemment, les changements de format usés par Jia Zhangke, ainsi qu'un tournage étalé sur plusieurs années, contribuent à traverser ces strates temporelles. Et les couleurs, les décors, puis le montage affinent cette précieuse définition. Une vision plutôt particulière car elle se rapproche d'une conception du temps à l'occidentale, fondée sur une ligne droite jalonnée par des événements passés et à venir. Pourtant, dans cette cristallisation des concepts persistent des éléments, des gestes et des réactions. La venue de son nouveau monteur depuis A Touch Of Sin, le Français Mathieu Laclau, apporte probablement une sensibilité différente à ce niveau, aidant à ces créations plus émaillées, ces raccords plus souples, et une elliptique moins pesante.

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Une certaine palpitation futuriste a toujours agité les précédentes réalisations de Jia Zhangke. Notamment dans ses documentaires, où il s'agissait de comprendre les changements de la Chine et de son paysage, voire de dénoncer les absurdes contrastes entre les ruines vétustes, traditionnelles et mémorielles, et les nouvelles constructions, high-tech, véritables ovni au cœur des vallées et des villages. Cette dimension s'estompe quelque peu dans le film, ou plus tôt elle se déplace dans les objets du futur, tablettes, hologrammes, souples technologies. Plus que d'avenir, la dernière partie s'empare du futur, au sens d'une mutation quasi surnaturelle, échappant aux marques contemporaines, aux marques vieilles.

En ce sens, la vision presque dystopique de l'Australie que le film propose demeure à la fois improbable, violemment proche d'une création artificielle, mais intensément vraie. Le surgissement inattendu de ces espaces vitrés et aériens, de ces plantations plastiques, de cette virtualité sous les doigts des personnages, tranche d'abord de la Chine auparavant arpentée. Pourtant, ce changement est lentement instillé à l'écran, déjà par le choix du numérique, ensuite par la clarté des couleurs et des silhouettes. Tout est mené dans le dépouillement total afin de saisir les espoirs de protagonistes portés par un désir de modernité cristallisé par la chanson des Pet Shop Boys et le passage à l'an 2000. Car Tao et Jinsheng sont les véritables propulseurs des espaces à venir, autant qu'ils en subissent le glissement incontrôlable. Les fortes ellipses entre les parties incarnent en ce sens ce sentiment de la perte de maîtrise des progrès du monde, et le délitement invisible des codes traditionnelles migrant vers la modernité et la mondialisation.

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Les personnages de départ sont en effet ceux de la modernité, portés vers une illusion du moderne. Le rythme festif du nouveau millénaire scande leurs gestes et dessine leur avide besoin d'une célébration de l'ouverture au monde. Les feux d'artifice lâchés sur le fleuve gelé, en devenant routiniers, le rappellent à chaque fois. Pourtant, le paradoxe ne cesse d'agir au cœur de ces personnages frappés d'ambition. Tao, le magnifique protagoniste féminin de ce film, taillé dans la grâce par l'écriture et l'interprétation de Zhao Tao, cristallise l'hésitation entre la modernité et le traditionnel. Si la femme embrasse, et marie, en quelque sorte, le futur, c'est d'abord prise dans des élans de jouvence, et dans la recherche d'une sécurité éternelle. Mais elle deviendra cette seule silhouette résistante dans une Chine appauvrie, préparant inlassablement ses raviolis tout en dansant sur les Pet Shop Boys. Ce personnage, Zhao Tao parvient à le rendre intègre et constant en dépit des larges ellipses. La redécouverte de son visage, dans la seconde partie du film, reste une électrisante révélation de cinéma, car le visage, bien que mature, bien que fardé et costumé, irradie toujours de la même douceur « d'il y a quinze ans ».

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A la veille de revoir Au-delà des montagnes, j'ai découvert Knight Of Cups. Les deux films sont par ailleurs mis en parallèle par Alexandre Mathis dans son excellent bilan de l'année 2015, car ils alignent tous deux les traversées spatio-temporelles, usent des changements de format pour l'initier et proposent un certain état du monde et du cinéma. Pourtant, Knight Of Cups devient régression chez Malick. Le radicalisme de son système et plus encore la paresse d'un montage aux ponts voyants, inondés d'un continuum musical et dialogué répétitif, ne soulève pas l'émotion, se sépare des corps de ses acteurs, qui sont plus des silhouettes tiraillées par le format et la lumière noyante plutôt que présences incandescentes. Surtout, Malick, par l'inachèvement constant de ses plans, de son filtre sonore, fait du véritable temps du film, celui de son personnage, de ses affres qui le tourmentent, un lieu jamais atteint dans Knight of Cups.

 

En regard, le film de Jia Zhangke atteint ses personnages par des choix plus invisibles, comptant sur la connexion entre les différents points émaillés dans les trois temps. La manière de poser les éléments se révèle bien plus simple, épurée, avec des rapports parfois directs, des répliques frappantes. De même, ces éléments circulent, se répondent dans la vastitude : le retour du double des clés, le pull multicolore retouché, un mystérieux porteur de lance qui grandit, des balades en voiture, ou l'écoute de « Take Care », la chanson de Sally Yeh... Le tissu très émaillé qui empêche de respirer chez Malick est fait de trous lâches dans le film de Zhangke, et il permet d'accéder à ces moments émouvants et vertigineux.

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Ces trous lâches, ils sont également issus des erreurs des protagonistes. Car les personnages ne cessent de se tromper, commettent des erreurs qui modifient considérablement leur vie, et surtout, le savent dès qu'ils prennent leur décision. Tao sait qu'elle ne choisit pas le bon homme, Jinsheng comprend vite qu'il ne s'adaptera jamais en Australie, et Dollar se trompe de relation avec son enseignante... Ces vertiges psychologiques sont traités avec un certain mystère, se fondant sur quelques regards, quelques répliques, et surtout dilués par le vaste espace temporel. C'est à ce niveau que Jia Zhangke prend d'importants risques dans son nouveau film. Là où ses précédentes réalisation demeuraient pudiques et elliptiques, ici les décisions éclatent plus brusquement, les erreurs sautent aux yeux. Pourquoi Tao, la si vibrante Tao, choisit-elle Jinsheng ? Comment expliquer cette étrange relation entre l'étudiant et son enseignante ? Sur cette dernière, les moins convaincus pourraient y lire une lecture freudienne ; et pourtant, la pesanteur des regards, la finesse d'approche ne font que souligner une attirance qui paraît naturelle, par un regard-caméra qui s'attarde une micro-seconde sur le corps de l'enseignante, par un baiser volé dans un hélicoptère, par des mains qui s'affolent sur le visage de l'adolescent. La dernière partie d'Au-delà des montagnes est la plus belle, dans le sens qu'elle est la plus audacieuse, la plus gonflée d'ambitions du film, la plus atypique dans le parcours de Jia Zhangke ; là où les retrouvailles entre Tao et son ancien amoureux Liangzi dans la seconde partie traduisent la familiarité avec d'autres scènes de sa filmographie. Ce troisième tiers propulse en revanche une relation rarement approchée sur le grand écran, et parvient à construire le secret de ce désir entre Dollar et Mia. Les personnages existent et la résolution de leurs conflits résistent jusqu'au bout. Plus exactement, le conflit intérieur est rendu à sa liberté, car perdu dans ce montage, entre ces trois parties. Très peu de scènes et très peu de mots construisent par exemple le triangle amoureux, mais ce peu révèle l'hésitation de Tao, qui préfère l'amitié avec deux garçons plutôt que l'amour avec un seul.

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C'est symboliquement et finement que le film de Jia Zhangke réussit à tisser ces nombreuses contradictions. Son film est un paradoxe lui-même, appuyé sur la vertigineuse toile du symbole, où chaque objet, chaque geste, chaque plan mémorable réclame autant qu'il illusionne le lointain. Les feux d'artifice, ce sont les échos chimériques de ce rêve du premier plan du film, de ce bonheur du passage à une nouvelle ère illusionnée. Les clés, ce sont ces promesses de foyer en dépit du déracinement et de l'incompréhension de sa propre langue maternelle. Le porteur qui traverse les rues ou les plages, c'est le gardien d'un temps qui glisse forcément entre les doigts.

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La lente métamorphose du film, des années 2000 à 2025, du 35 mm au 2.35, est enfin celle des liens entre les protagonistes. Cette magnifique traversée des temps et des lieux d'Au-delà des montagnes bouleverse car elle n'a jamais aussi bien incarné la perte des relations et la force des hasards. Le film ne cesse de surprendre, non pas par des chocs, mais la lente évolution de ses personnages, et leur lente élévation dans le ressac des temps et des géographies. C'est une nostalgie nouvelle qui se construit, une nostalgie du film lui-même, d'un réveillon heureux où les conflits et les soucis avaient disparu dans les mouvements du collectif. Ce temps de la danse paraît à la fois perdu dans le lointain, et très proche.

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