Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Je ne regrette rien de ma jeunesse
Idéalisme, quand tu nous tiens...
JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE (WAGA SEISHUN NI KUINASHI, 1947) – Akira Kurosawa
Parmi les nombreux films d'Akira Kurosawa qui ressortent actuellement chez Wild Side, Je ne regrette rien de ma jeunesse est un inédit surprenant au sein de sa carrière. Réalisé juste avant les films avec « sa muse » Toshiro Mifune, Je ne regrette de ma jeunesse dresse un portrait de femme à travers les âges, fait surprenant dans la carrière d'un cinéaste aussi marqué par les figures masculines, et l'interrogation constante de la virilité et des codes d'honneur des hommes. Ce ponctuel virage au féminin révèle, tout en restant fidèle au sens esthétique et à la noirceur du cinéaste, un surprenant idéalisme.
Est-ce à dire que la figure féminine fait jaillir plus d'espoir dans l'esprit du cinéaste, lui qui dépeint, dans la même année, un Japon souffreteux, englué dans la misère et où les quelques gestes de solidarité disparaissent sous une violence subite ? Ici, à l'inverse du Ange ivre, les parcelles de générosité et d'entraide mènent peu à peu au bonheur, tandis que le sacrifice du personnage de Yukie (Setsuko Hara) finira par la révéler à elle-même et lui permettre de trouver sa véritable place au sein de sa société. Cet idéalisme n'empêche cependant pas Kurosawa de livrer une vision cinglante sur le Japon des années 1940, et sur les actions noires liées à la guerre, même au-delà des fronts. Le thème de la délation, de l'étouffement de toute réclamation pacifiste ou contre le gouvernement traversent les multiples destins, parfois brossés dans la naïveté, parfois d'une cruelle démonstration. L'ambition de Je ne regrette de ma jeunesse est plus folle, également plus maladroite, que celle du diptyque avec Mifune, celui étant plus concentré, précis et cinglant dans sa dénonciation, mais déborde d'une émotion nouvelle chez le cinéaste.
Le récit s'attache au destin des proches de Yukie, et notamment à celui de sa famille. Son père est un professeur enseignant le droit, mais propageant aussi un discours pacifiste face à ses étudiants, alors que le pays est en pleine propagande militariste avant le début de la seconde Guerre Mondiale. L'engagement du cinéaste est voyant, fait surprenant chez un Akira Kurosawa généralement plus cynique et ambigu à l'égard de l'histoire japonaise. Ici éclate régulièrement la vision d'un gouvernement procédant à moult arrestations ou à des procès expéditifs. Si l'absence de nuance gêne, elle est néanmoins désamorcée par le courage de la vision, qui, quelques années à peine après la fin de la guerre, rend hommage aux figures anti-militaristes qui ont vu leurs existences humiliées par les décisions d'époque. Au-delà, le film de Kurosawa dépeint un rapport bien plus profond qui est celui de la persistance d'un engagement. Les protagonistes masculins que sont le père de Yukie et ses deux amis d'enfance représentent plusieurs facettes de cette idée, entre l'intellectuel Yagihara maintenant ses positions mais se limitant pour protéger sa famille, le fringant Itogawa qui abandonne ses idéaux pour se construire une vie rangée, et le réservé Noge qui lui décide de comploter contre le pouvoir.
Dès que le film choisit de se concentrer sur Yukie, la femme en lien avec ces trois personnages, la parabole se construit entre l'engagement politique et celui amoureux. L'idée de recherche de justice et d'atteinte d'un idéal – autant romantique que politique – façonne en fond les agissements de Yukie, qui pourtant peine, tout au long du film, à équilibrer ses désirs et ses aspirations. La construction du personnage, autant que l'interprétation de Setsuko Hara, cristallise toute la subtilité émotionnelle de l'ensemble, par l'ambiguïté de son attirance pour Noge, le plus engagé de ses camarades de classe. Est-elle séduite par son caractère, la persistance de son combat, sa marginalité par rapport aux autres hommes ? Le film demeure silencieux sur les véritables sentiments de Yukie, mais, et c'est là sa beauté, s'étendra sur les regards perdus, les hésitations, les brusques décisions. L'une des plus déchirantes conséquences du trouble de la jeune femme reste celle de sa séparation avec ses parents aimants, en particulier avec son père. Le désarroi de ce dernier, magnifiquement interprété par Denjirô Ôkôchi, se heurte aux gestes vifs de la jeune Hara et de ses yeux perlées qui évitent son père tant aimé. La séparation n'a ici rien de colérique et sa violence tient de l'obligation brusque, pour le personnage, de couper les ponts avec le chaleureux nid pour se comprendre.
Je ne regrette de ma jeunesse souffre de quelques défauts visibles, notamment dans sa réalisation qui peine à atteindre parfois la véritable émotion de la scène. En témoignent des raccourcis narratifs empruntés au cinéma muet, comme la succession, en fondu enchaîné, du personnage dans différentes postures pour simuler son attente ou son alanguissement. Néanmoins, dans ces nombreux gestes de montage saisissant Yukie s'épanchant à la porte de celui dont elle est amoureuse ou se morfondant en prison, surgit la trace de ce qui fondera les tourbillonnantes séquences d'un Mifune errant longuement dans les bas-fonds de Chien enragé. De même, l'idéalisme naïf du film fera miraculeusement réconcilier une classe sociale avec l'autre, créant cet éclatant et inattendu optimisme final qui peut paraître maladroit, mais se révèle aussi infiniment touchant.
Enfin, Je ne regrette de ma jeunesse, alors qu'il se projette dans ce final, s'adresse aussi à la pâleur du souvenir d'étudiant, lorsque que Noge, Itogawa et Yukie se baladaient innocemment dans la nature, loin des clameurs de l'armée. La tendresse de l'image, particulière à ces années 1940, immortalise trois jeunes acteurs balayés par les feuilles et l'éclat du soleil. Et Yukie commence seulement à se métamorphoser en cette femme tiraillée au fil des années, nostalgique de ces moments de camaraderie, et finalement réconciliée dans son plan final. Et Setsuko Hara, qui l'interprète, n'est là qu'à l'aube de sa carrière d'actrice, qu'à l'aube de ses nombreuses métamorphoses cinématographiques.