Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Timeless Bottomless Bad Movie
Séoul Teenage Apocalypse
TIMELESS BOTTOMLESS BAD MOVIE (1997) – Jang Sun-woo
Toi qui t’apprêtes à regarder Timeless Bottomless Bad Movie, abandonnes tout espoir.
C’est ce que semble vouloir signifier dès le générique cet objet étrange proclamant « Scénario : pas écrit » « Musique : pas définitive » « Direction artistique : non existante » par cet anti-générique discréditant tout le monde, l’objet filmique et surtout le réalisateur Jang Sun-woo, et qui annonce la couleur.
Car est-ce que Timeless Bottomless Bad Movie a seulement un réalisateur? Non. Du moins c’est ce qui nous est dit. Le principe du film? Donner la caméra aux rebuts de la société coréenne, les laisser se filmer entre eux tandis que le réalisateur fait des rituels chamaniques dans sa chambre d’hôtel. Les protagonistes sont sans domicile fixe, alcooliques, drogués, prostitués et pour la plupart n'ont pas plus de 16 ans. Le tout est « construit » en une suite d'aventures sans liens logiques, un enchaînement d'anecdotes aux tonalités allant du gris au très noir. C’est une bande de jeunes qui occupera la majorité de ce kaléidoscope « dogme » saoul à mourir, on les suivra au gré des vols dans les magasins et des soirées bowling qui finissent mal parce que pas un rond et donc évasion par la fenêtre. Une errance amphétaminée fabuleuse de ce gang d'enfants sauvages aux noms aussi mimi que punks tels que « Gâteau de riz », « Merde », « Princesse ». Une histoire qui fonce droit dans le néant mais pas misérabiliste pour autant, car en effet c’est drôle, oui, on rit quand on voit les gamins frauder le métro de Séoul qui contrairement à celui de Paris n’a pas de tourniquets mais des matraques rétractables rouges qui se déclenchent automatiquement quand un fraudeur passe : le milieu urbain hyper autoritaire devient un terrain de jeu, un concours à celui qui trouvera la façon la plus ingénieuse ou juste la plus marrante de passer sans se prendre un coup.
C’est drôle mais c’est un rire qui émerge de l’effroi de ce qui est montré, un rire qui fonctionne comme un cri d’horreur parce que eux, ce sont des enfants et qu’ils sont beaux parce qu’ils disent merde à un monde infernal où ils sont condamnés par avance.
La réussite de TBBM c’est d’avoir documenté et retranscrit le zeitgeist de la fin des années 1990 chez les jeunes marginaux coréens, tout en faisant fusionner la dureté quotidienne avec le plaisir encore enfantin des choses pas assez faites pour être devenues blasantes. Le film alterne constamment entre une humeur délirante et euphorique (un passage en mode jeu vidéo complètement dingue) et des retours à la réalité à glacer le sang. Les heures passées à taper de la tune aux passants, les tartes dans la gueule des agents du métro qui vous traitent de pute, le carton d’information qui pose LA question des statistiques et pourrait donner une portée politique au film : Combien d’enfants ont fugué de chez leurs parents actuellement en Corée du Sud? : Beaucoup.
Ce qu’il y a de mieux dans TBBM qu’un énième film sur la dépression adolescente provoquée par la nullité d’une société atroce et l’incompétence des parents qui en font partie, c’est le fait que le film cherche à traduire l’innocence de ces enfants perdus, bourrés, rigolos, flippants, vivant vite et dans l’instant présent puisqu'ils tournent le dos à un passé qu'on n'évoquera jamais et avancent vers un rien du tout palpable. Le rapport au temps est calqué sur l'état d'esprit des protagonistes, les longueurs sont d’ailleurs abrégées, le film passe littéralement en vitesse double, certaines scènes renforçant la dimension hystérique, folle de ce qu’on voit. L’euphorie et l’ennui se côtoient, c’est à la fois long (2h30) et ultra-énergique, le « récit » est fragmenté à la manière de souvenirs d’une soirée dont les bribes nous reviendraient au fur à mesure, des moments de vies espacés, troués chacun d'une raison d’être, d'une émotion, d'un trauma lui étant rattaché.
En miroir fatal présenté à ces jeunes nihilistes qui découvrent les premières ivresses et la joie des sensations charnelles se trouvent intercalées les péripéties d’une bande de clodos quadragénaires (mais allez savoir) rampants, pleurants, semblant perdre la raison en même temps que leurs facultés motrices (Beckett n’est pas loin), expliquant à leur gamine de 6 ans qu’il faut penser positivement et arrêter de se lamenter.
C’est trop moche pour être vrai et la lecture purement documentarisante du film est constamment remise en question, ainsi que la notion de non-intervention de « l’équipe » : comment passer inaperçu dans un magasin pour voler tandis que quelqu’un nous filme? Qu’un perchman passe dans le cadre après une poursuite? Est-ce que cet homme à qui on vient de défoncer la tête à coup de pied pour lui prendre son porte feuille est mort? On n’en sait rien.
Comme chez Ulrich Seidl, ce film donne à voir la réalité comme une fiction et la fiction comme une réalité, chaque fragment se voit intitulé, chapitré, chaque morceau de la mosaïque possède son mini-générique précisant qui « raconte », quelle est sa « vedette ».
Timeless Bottomless Bad Movie est beau si vous trouvez de la beauté dans l’absurdité de la vie, dans la destruction à laquelle on est forcément confronté quand on n’a plus rien de réconfortant à quoi se raccrocher ; il sera laid pour ceux qui pensent que les choses ont une logique et arrivent pour une raison, pour ceux qui croient que la morale et l’éthique ont encore lieu d’être dans ce monde.
Dans un cas comme dans l’autre, Timeless Bottomless Bad Movie est un bijou de noirceur, une mauvaise drogue qui tue votre espoir, drôle quand il ne faut pas, sérieux sans le faire exprès, triste mais possédant un humour de cimetière, le rire qui traverse le corps immédiatement suite à la vision d’horreur qu’on a en face du cercueil qui descend au fond du trou.
Geoffroy Dedenis