Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Cemetery of Splendour
Un sommeil d'enfance et de vie
CEMETERY OF SPLENDOUR (RAK TI KHON KAEN) – Apichatpong Weerasethakul
Si Oncle Boonmee ne m'avait guère convaincue, Cemetery of Splendour annonce un tournant dans l'oeuvre de Weerasethakul. Plus posé que sa Palme d'or, moins radical dans sa contemplation ou sa signification, le dernier film du cinéaste thaïlandais véhicule autant la douceur de son sommeil que la puissance de ses désirs potentiels.
Jenjira (Jenjira Pongpas Widner), à l'aube de sa vieillesse, revient dans un hôpital où elle a autrefois été soignée. Elle y assiste plusieurs soldats qui, revenus de la guerre, sont atteints par une étrange maladie, une forme de narcolepsie qui les tient dans un sommeil profond. L'hôpital, tandis que Jenjira commence à connaître Itt (Banlop Lomnoi), le patient qui occupe son ancien lit, met en place une série pour apaiser le sommeil des soldats. Le premier envoûtement de ce film tient dans la création de son atmosphère, et dans ces inventions étranges de l'hôpital : hypnose, leçons spirituelles, certes, mais surtout ces lampes longilignes changeant de couleur. Ces longs tuyaux fascinants, en plus de conférer une texture singulière à l'image, semblent indiquer la sensation très particulière du film, à savoir ses changements d'atmosphères, de lieux et de temps incessants et invisibles, qui occurrent aussi rapidement que le remplacement d'une couleur par une autre.
Comme pour Oncle Boonmee, Weerasethakul recherche dans son film une incarnation du passé par le biais des figures énigmatiques, fantastiques et mystiques possibles. C'est avec une curieuse aisance qu'il parvient à amener aux yeux les situations les plus absurdes. Le fantastique devient quotidien chez Weerasethakul : ce sont presque les scènes réelles qui paraissent surfaites, telle une visite chez le médecin ou la démonstration de l'efficacité d'un produit de maquillage. A l'inverse, la venue de deux divinités sous l'apparence d'élégantes jeunes femmes, l'hypnose ou la réincarnation paraissent naturels, dans un échange de paroles décontracté et apaisant. Ces surgissements étranges passent, littéralement, et inondent la texture du film d'une douceur totale.
Le cinéma de Weerasethakul a évolué car son fonctionnement généralement en deux parties s'estompe. L'évolution vers la rêverie totale est difficile à cerner : elle entaille de tous côtés, dès les premiers plans, le récit a priori linéaire. La réussite vient dans cette qualité de venir, insensiblement, contaminer le spectateur, et de ne plus l'opposer à un système en deux temps nécessitant une double-interprétation. Le rapport aux signes fonctionne de manière plus cyclique et sous-latente, sans démonstration aucune. En effet, la présence et la direction de Jenjira dans les plans tient pour beaucoup dans ce lien fragile, mais non forcé, aux signes. Le protagoniste est rarement le sujet propulsé au centre, car elle en est souvent le support, l'intermédiaire, l'assistant véhiculant les scènes quotidiennes de l'hôpital ou les visions. Mais cet estompage du personnage principal n'est que plus beau parce qu'il ressurgit à la fin en tant que la figure centrale. Tout ce sommeil paradoxal veillait sur la reconquête de Jenjira, et, de manière pudique, de de la cristallisation d'un poids personnel autour des traits qui la construisent – l'école, sa foi religieuse, les hommes de sa vie, la cicatrice sur son corps... Ce sommeil cinématographique construit le parcours disséminé d'une vie, frémissant d'angoisses et de désirs sous son apaisante traversée des lieux et des temps.
Peut-être le cinéma de Weerasethakul tient dans une certaine nostalgie de la nature, et des puissances qui la dirigent. Celle-ci est ici moins voyante mais se glisse néanmoins face à la présence ravivée des travaux en cours en face de l'hôpital. Le lieu demeure un poumon nécessaire à la survie du film, respirant d'un éclat diurne ou nocturne entre les séquences, mais se signale aussi sa disparition. L'havre est fragile, aux limbes d'un fantastique et de ses possibles. Plutôt que de la nature, le cinéaste thaïlandais redirige ici la force nostalgique dans ce lieu de sommeil qui cristallise presque la qualité hypnotique d'un cinéma du rêve.