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Jellyfish

La méduse et le jeune

 

JELLYFISH (AKARUI MIRAI, 2002) – Kiyoshi Kurosawa

Film projeté au Forum des Images dans le cadre du cycle Contamination

Dans ses quelques défauts tout autant que dans ses audaces, Jellyfish est un film surprenant. Il annonce, malgré sa discrétion, le virement opéré par Kiyoshi Kurosawa d'un cinéma horrifique détournant les questions de genre à celui détournant les questions sociales de son époque.

La qualité fantastique de Jellyfish soutient métaphoriquement tout un discours sur les jeunes générations. En dépit des treize années d'écart avec notre perception actuelle, force est de constater que le propos du film a un impact profondément émouvant. Car s'y déploient la détresse, l'abandon et la confusion des nouveaux travailleurs du siècle. Yuji, son héros, est marqué par ce masque d'impassibilité déjà présent chez le jeune personnage de Kaïro, et qui se développera chez les jeunes femmes de Shokuzai. Ce délitement de l'énergie du personnage envahit et contamine la réalisation. Le rapport elliptique cher à Kurosawa, dans sa manière d'égrener au montage les actions, de perdre les changements par les longs plans fixes et par la discrétion de ses personnages dans les environnements filmés, trouve ici sens. Toutes les scènes dans l'usine où travaillent les deux jeunes Yuji et Mamoru pointent à la fois l'application rythmée de leur quotidien tout autant qu'une tendance à se détacher du rythme général. Les jeunes protagonistes de Jellyfish sont des désancrés, des désarçonnés, des désarmorcés de leurs propres actions.

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Le déploiement de ce délitement a un impact contemporain sidérant. Là est la préciosité de la vision de ce film, glissé entre les mailles d'une filmographie portée par le film de fantôme à la même époque, éveillant plus de force en regard de la situation de la jeunesse actuelle que de nombreux films français ou américains sur le même sujet. Car les qualités de la disparition et de l'ellipse propres au style de Kurosawa se convertissent ici en vecteurs d'un contexte sociétal tragique.

Dans cette logique de l'impassibilité et de l'abandon de tout repère – allant de la perte des amis, des contacts avec l'extérieur, ou même du temps – la qualité apocalyptique s'inscrit a minima (1). C'est un écho lointain, un arrière-plan dont ne surgira que les éclats véritablement merveilleux. Pas de violence déchaînée, pas de catastrophe de point fouet. Ce contrepied que nous apporte Kurosawa trouve son incarnation dans la symbolique méduse qui ponctue le cheminement psychologique de Yuji. D'abord évoquée, reléguée au rang d'objet de composition du décor, la méduse prend de l'ampleur, circule, se multiplie, s'illumine. Paradoxalement, son aspect vaporeux, son inlassable mouvement de pompage de l'eau semblent prolonger l'état d'éveil claudiquant et de stagnation du protagoniste, là où la révélation de sa luminosité fantastique va le sortir de sa torpeur, ou du moins indiquer une transformation. En ce sens, la méduse est synecdoque du style du cinéaste. Le traitement de la répétition et du rythme latent chez Kurosawa demeure toujours ambivalent : il est tiraillé entre une incarnation totale de l'apathie, par ses plans larges, sa mouvance dé-dynamisée, et un accueil de la fascination, des apparitions et des phénomènes fantastiques qui prolongent autant que dépassent cet état.

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Mais la transformation du protagoniste ne se limite pas à une qualité métaphorique adjacente : la parcours de Yuji est bien réel. Jellyfish annonce peut-être en ce sens la visibilité émotionnelle qui émerge dans les dernières créations de Kiyoshi Kurosawa. Si Cure, Kaïro, Séance, Retribution et tant d'autres bâtissent un chemin fondé sur le fantastique fulgurant dépassant et redéfinissant les relations et les sentiments à l'oeuvre ; Real, Seventh Code et probablement L'Autre Rive sont d'abord guidés par les sentiments, les récits de couples ou d'indépendance pour ensuite construire le propos fantastique. La position de Shokuzai est à ce niveau ambiguë, oeuvre-charnière, œuvre singulière balancée entre une atmosphère étouffante, opaque et sinistre, et une étonnante cristallisation des profondes angoisses de la société japonaise et de sa figure féminine.

Dès lors, Jellyfish est, dans cette filmographie, une annonce, un prémisse de cette seconde partie de carrière ? Le rythme travaille les états instables du protagoniste, de son indifférence à sa douleur, de son égoïsme à sa curiosité. C'est par le travail du père de Mamoru, sa seule connaissance disparue, que Yuji s'ouvre. L'action de récupération des matériaux abandonné, cette tâche concrète et marginale, contraste avec le ton onirique appuyé par les méduses et tire le film vers sa substance sociale. Après ses excès de violence, Yuji est à l'image de ces objets récupérés, échoués dans les rues, il devient un ersatz de la société et de la nouvelle génération. La rencontre avec le père de Mamoru travaille par ailleurs la confrontation entre les générations. D'inattendus dialogues et effusions émotionnelles surgissent en parallèle des apparitions intermittentes de la méduse. Se taille ainsi dans le long-métrage de Kurosawa non pas uniquement des frémissements de fantastique, mais aussi de l'humain.

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(1) Pour approfondir la question de l'apocalypse latente chez Kurosawa, voir la conférence délivrée par Diane Arnaud au Forum des Images, dans le cadre de ce même cycle de la Contamination

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