Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Le Cimetière de la morale
Caïd enragé
LE CIMETIERE DE LA MORALE (JINGI NO HABAKA – 1975) – Kinji Fukasaku
Merci à Phl pour le prêt !
Première découverte de Kinji Fukasaku, qui vient de bénéficier d'une ample rétrospective à la Cinémathèque, Le Cimetière de la Morale suit le parcours chaotique du yakuza Ishikawa (Tetsuya Watari), du sortir de la Seconde Guerre Mondiale jusqu'à sa fin tragique.
Le Cimetière de la Morale transcrit la violence explosive du protagoniste dans cette réalisation enragée propre à Fukasaku. Mouvements constants des protagonistes dans les plans d'ensemble, rapidité du découpage lors des scènes de course-poursuite, zooms combinés aux déambulations des gangs dans les rues... Les rares moments de calme concernent les tactiques des chefs de clans pour tenter de contenir la violence de ce yakuza provoquant sans cesse des conflits par ses attaques incessantes. Plutôt que de montrer les actions et les instaurations des clans, Fukasaku en montre plutôt les dérives et l'impossibilité pour chacun d'en contenir la dignité. Les mots d'« honneur », de « sacrifice », de « yakuza » ou de « caïd » deviennent vite des enveloppes dans son film : des conteneurs, des concepts fumeux lancés à tout va pour justifier les actions mais qui ne trouvent jamais leur concrétisation dans les actions des personnages. Lorsqu'Ishikawa est réprimandé par ses supérieurs, il répond d'une voix buté : « je voulais devenir un vrai caïd, montrer que c'était notre territoire. N'est-ce pas ce qu'un gang de yakuzas est sensé faire ? ». Derrière la tragédie de cet anti-héros souffle en permanence l'illusion du groupe écrasant les autres, le rêve enfantin de jouer les durs.
Mais le récit de Ishikawa trahit aussi une rage incontrôlé, un sentiment de fureur inexpliqué. Le film n'identifie pas clairement l'origine de la violence de son personnage. Si la forme du film hésite volontairement entre le commentaire et le montage photographique documentant le trajet d'Ishikawa, et une réalisation très emportée, c'est pour mieux souligner la fatalité des événements. Respectant les codes du documentaire à moitié, le montage bondit d'une époque à une autre sans prévention, et fait succéder des actions dont la précipitation affirme le destin implacable et l'impossibilité de toute échappatoire. Cette incompréhension cristallise comme un malaise de l'époque. Peut-être se situe là le plus grand grief du film de Fukasaku, à savoir son pessimisme fermé, d'où ne jaillit que des disputes partant de la banalité et du quotidien.
Car la violence du protagonistes vient à rejaillir partout, et à littéralement bombarder le cadre. Chaque plan contient les explosions des corps qui se disputent, comme dans la prison où deux clans se déchirent, ne tenant pas compte des barreaux qui les séparent pour s'empoigner ; ou encore des regards qui se mitraillent ; voire même des mots, des cris, et surtout des rumeurs venant à provoquer les discordes. Paradoxalement, l'explosion du film tend à l'implosion lorsqu'elle se concentre sur Ishikawa, en particulier sur sa dernière partie. L'acteur Tetsuo Watari arbore de larges lunettes noires et une expression affectée, à la fois inaccessible et outrageusement exhibé lors de explosions de violence, non très loin du Kitano de Aniki mon frère, sans aucun doute inspiré par le bouillonnement de Fukasaku. Le Cimetière de la morale trouve ainsi sur ses dernières séquences son tragique le plus impressionnant, donnant à la violence d'Ishikawa sa démarche la plus claudiquante et la plus désespérée.