Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Critique de Petite Maman
PETITE MAMAN (2021) – Céline Sciamma
D'où vient l'ennui délicat, comme flottant sur le lac, qui me saisit à la vision du cinquième long-métrage de Céline Sciamma ? Dans cette découverte pas à pas du deuil chez une enfant, la simplicité patiente du film, dont chaque plan semble faire sens et où chaque frétillement de lumière simule la recherche personnelle, aurait pu mener au jaillissement de l'émotion. Mais celle-ci, trop contenue, trop prudemment contournée, parfois escamotée, nous place en-dehors de son secret forestier.
Peu de temps après la vision du film de Céline Sciamma, je me suis rappelée un premier long-métrage japonais aux thèmes similaires, réalisé par Okuyama Hiroshi en 2019, Boku ha Iesu-sama ga kirai (僕はイエス様が嫌い Jesus). Comme la forêt automnale, la province enneigée du film d'Okuyama était le terrain de jeu d'un enfant solitaire, et le repaire des souvenirs dissimulés du réalisateur. On se laissait peu à peu absorber par ce paysage silencieux, doux et hivernal, avant d'être surpris par le drame, à la fois banal et brutal, qui surgissait au dernier quart du récit. Chez Sciamma, ce fameux drame du quotidien éclate dès les premiers plans, alors que la petite fille en est à peine au début du processus de deuil. C'est tranquille qu'elle aide une vieille dame, dont la chambre est voisine de celle de sa grand-mère disparue, à remplir les cases de ses mots croisés. Cette ouverture parfaite agit comme une fausse piste, l'échange dans la chambre voisine se faisant double spectral de ceux avec la défunte parente, et montre d'emblée que Nelly, bien qu'elle sache et comprenne, n'éprouve pas pour autant la réalité de l'absence.
Boku ha Iesu-sama ga kirai
Les séjours solitaires dans la forêt, puis le départ soudain de la mère, lui rappellent cette réalité. Lorsqu'elle passe dans le couloir, Nelly tâtonne le mur, à la recherche de l'ouverture de l'armoire camouflée, comme si elle soulevait d'elle-même le pan de ce nouveau quotidien. Dans cette maison aux détails symboliques, le deuil paraît caché, tapissé sous les murs, incrusté dans les recoins. L'absence n'est pas un tabou au sein de la famille, mais elle se manifeste par à-coups, dans les silences et les sous-entendus ; une situation que restitue parfaitement le film, même du point de vue de son petit personnage. Dans cet invisible se niche un autre secret, celui de la rencontre fantastique avec la mère redevenue enfant.
Chez Okuyama, le paysage, comme la miniature religieuse imaginée par le garçon, nous distrayaient innocemment des sentiments, plus bouillonnants qu'en apparence, du garçon filmé. Dans Petite Maman, le paysage fait littéralement naître l'impossibilité de ce dialogue palliant la cruauté du décès. Alors que Nelly joue dans la forêt, regrettant la disparition de sa mère, elle entrevoit sa jumelle au lointain. Dans un doux accouchement de cet ersatz d'un passé imaginé, le plan d'ensemble nous révèle une petite mère enfant et double de l'héroïne. L'idée est belle et émouvante, certes, mais tient-elle suffisamment sur le long-métrage ? Elle survit en tout cas pour un temps, notamment par la grâce de la lumière, celle de Claire Mathon, qui signale le passage entre les temps comme l'éclaircie du cœur tour-à-tour alourdi et espérant.
Mais la fragilité de la proposition se heurte à un univers et des personnages peu étoffés. Tout d'abord, cette maison de la grand-mère ne paraît pas assez « habitée ». Dans l'évolution de la relation, la simplicité claire et symbolique exigée par le projet ne suffit plus et laisse place à une certaine précarité dans le contenu. Même si l'aspect microcosmique aurait pu venir du point de vue de l'enfant, la trop grande rigueur du cadre et de l'écriture peinent à nous emmener dans un vécu plus sensible de cette expérience. En outre, une fois passée la surprise d'une gémellité à la fois temporelle et physique, Sciamma paraît être arrivée au bout de son projet. Les péripéties ne surgissent pas, les scènes se répètent et les dialogues se heurtent au vide du récit. La pièce théâtrale montée par les deux fillettes le prouve : microscosme parmi le microscosme, elle pourrait apporter une nouvelle dimension au film, mais n'en constitue au final que le banal prolongement double, l'artificialité en plus et la force en moins.
Enfin, même si la maturité de la petite fille est évidente, la relation entre Nelly et ses parents se révèle trop peu ébauchée pour qu'on la comprenne, ou qu'on l'approche avec plus de subtilité. A la simplicité succède ainsi le portrait neutre et lisse d'une famille, sans gestes ni habitudes incarnés. Il n'y a qu'un seul moment, bref et inséré timidement au montage, où les deux jumelles gloussent en cuisinant. Le naturel dans leurs échanges et leur cocasserie maladroite apparaissent en décalage avec le reste du long-métrage, comme si elles avaient été filmées hors caméra. A force de trop filtrer, le filtre atemporel délicat de Petite Maman mène à cette peur d'un éclatement trop fort du deuil, chassant dès lors tout sentiment plus profond.