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Critique de The Top Secret, manga de Reiko Shimizu

Le corps et l'esprit

 

HIMITSU THE TOP SECRET -Reiko Shimizu (2001)

Manga en 12 volumes, édition Tonkam


Pour beaucoup d’enfants des années 1990, les mangas trouvés dans les quelques étagères peu remplies des bibliothèques voisines constituaient les premières pierres de touche d’une passion naissante. La découverte de la culture du Japon se faisait par une liste limitée de titres, avant même le succès de Taniguchi. Il fallait consulter les mangas dans les coins désertés de la bibliothèque, là où les parents n’y voyaient guère d’intérêt. Curieusement, ce vide, maintenant largement rattrapé, dans les fonds manga était compensé par la présence de titres curieux, pas nécessairement les shonen ou shojo attendus, mais bien plus des oeuvres assez singulières, difficiles à classer, et dont la publication se faisait attendre, voire était carrément arrêtée en cours de route. Ce fut le cas pour X de Clamp, pour Please Save My Earth de Saki Hiwatari. De même, The Top Secret faisait parti de ces titres-là, intrigants mais définitivement inachevés.

Quel fut mon bonheur lorsque je découvrais la série complète dans une bibliothèque parisienne ! Bonheur, nostalgie et méfiance également. Car nombreux connaissent la distorsion de nos goûts dans le temps, et cette récurrente déception face à des oeuvres consultées enfant. Second bonheur : la qualité de The Top Secret se reconfirma dès le premier volume. Les enquêtes du département 9, qui peut consulter les souvenirs des morts dans un Japon futuriste, se révélèrent tout aussi passionnantes que dans mon souvenir.

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L’oeuvre de Reiko Shimizu n’est pas de celles qui se démarquent, ni de celles qui tranchent dans la production. Si en France nous avons le goût du marginal, de l’indépendant, du provocateur, propulsant en avant les artistes étrangers qui échappent aux codes, versent dans une sensibilité vive, un graphisme unique et marquant, cet état d’esprit, certes fort honorable, fait parfois passer à côté des styles plus discrets, ou qui innovent à travers une forme plus classique. Shimizu Reiko, auteure saluée dans son pays natale, a déjà à son actif une bonne vingtaine de titres, dont nous n’avons entrevu que quelques oeuvres - et dont une très belle relecture du conte de la Princesse Kaguya, traduite pendant un moment mais disparue de nos rayons depuis longtemps ! En cela, Shimizu Reiko fait parti de ce réseau d’auteures femmes injustement étouffées dans l’histoire du manga en France - à l’instar de Moto Hagio, la déesse du shojo dont l’influence est évidente, ou encore de Keiko Takemiya.

Exception, The Top Secret est sans conteste son oeuvre qui reçut la plus belle édition - travail saluable de Tonkam, avec des premières pages couleur en papier glacé, et le grand format qui rend la lecture agréable autant qu’elle sert le style propre et élégant. 12 volumes qui retracent les enquêtes policières du département n°9, ou, pour résumer grossièrement, un Minority Report version nipponne. Il faut signaler que The Top Secret est probablement la série qui marche le mieux pour Shimizu au Japon : son concept d’enquêtes policières dans le futur a permis une adaptation en animation (fort ratée, cependant !) ; et très récemment en film live. La moins ambitieuse de ses oeuvres, mais la plus accessible ; la moins innovante, mais la plus représentative.

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La création narrative de The Top Secret se joue sur deux plans : d’une part, l’enquête policière, le genre policier et la construction du suspense ; d’autre part,  les états d’âme intimes des personnages principaux, en particulier l’inspecteur Maki, son adjoint Aoki, et la médecin-légiste Yukiko, qui vont progressivement former un complexe triangle amoureux.

A chaque nouvelle enquête, les données du psychologique s’immisce et le passé, notamment trouble du supérieur Maki, revient à grands galops hanter le manga. Mais l’on est aussi surpris par la qualité des enquêtes au fil des volumes. Les autres séries qui se basent sur des enquêtes policières (Psychic Detective Yakumo, ou Kindaichi) alternent généralement entre des intrigues divertissantes et d’autres plus sérieuses, qui remettent en question le ou les protagonistes principaux. Le rythme est ainsi bien souvent inégal. Ce n’est guère le cas pour The Top Secret : d’entrée de jeu, Reiko Shimizu ne sous-estime jamais les nouveaux enjeux qui se présentent à l’équipe du bureau n°9.  Très tôt, certaines enquêtes s’étalent sur un volume entier - comme celle, terrifiante et cynique, sur l’enlèvement de la fille du ministre. Il faut saluer l’engagement de la mangaka qui, à travers certaines enquêtes, attaque finement les dérives de la société japonaise. Cette enquête dévoile ainsi une vision du pouvoir motivée par les intérêts personnels, mais également, en sous-texte, les affres du Japon au niveau de la sécurité et de l’intervention à l’international.

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La complexité psychologique est toujours là, ne donnant jamais d’avance toutes les clés pour arrêter l’assassin. En outre, le fait que chaque récit remette en question la méthode employée par le laboratoire - voir dans les cerveaux des morts leurs souvenirs, de fait violer d’une certaine manière leur intimité et dévoiler tous les secrets intimes - instaure une fragilité réelle et toujours sensible. Ce laboratoire et cette équipe sont loin d’être les détectives dont la méthode infaillible serait l’ultime recours victorieux à tous les mystères. çà et là les inspecteurs doutent, craquent et ne parviennent pas à dormir, voire se déchirent entre eux. La précarité du laboratoire est de plus souvent troublée par les points de vue adjacents : figures de l’autorité, suspects dans les enquêtes ou proches des victimes qui ne supportent pas la violation mentale, et surtout la médecin-légiste Yukiko. Unique protagoniste féminin dans un ensemble dominé par les hommes (même si le style de Shimizu joue sur l’androgynie et la confusion des sentiments masculins / féminins), elle incarne une voie à contre-courant de celle employée par le département. Yukiko est le rappel à une méthode scientifique rationnelle et concrète, qui agit sur les corps et s’éloigne du mental. Pas d’étonnement à ce qu’elle devienne vite le point le plus sensé parmi la galerie de personnages, point fixe dont se rapproche Aoki afin d’échapper aux méandres qui l’agitent à son travail, ou bien auprès de son supérieur Maki.

 

Il se joue en effet une forme de gradation dans ce trio de protagonistes : d’un côté Yukiko, rationnelle et précise, incarnation d’une quotidienneté apaisée ; de l’autre Maki, intelligent mais proche de la folie, agité de douloureuses visions. Et, entre les deux, Aoki, tel un pivot intermédiaire, qui vacille entre raison et folie, attiré par l’un et l’autre de ces deux personnages. Il est intéressant de constater que le désir se rapporte dans The Top Secret à cette question de rationalisation, ou pas, face aux problèmes qui se posent. Adopter la distance vis-à-vis des images et se couper de l'émotion apportée par le travail du laboratoire (= Yukiko) ? Ou bien sombrer et se laisser emporter, comme une ivresse, dans le tourbillon de cette violence (= Maki) ? Tel est ce dilemme constant qui traverse Aoki, et qui se révèle vite une reconversion de ce conflit entre la raison et le coeur.

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La force de la série de Reiko Shimizu dérive de cette relation triangulaire. Les enquêtes sont brillamment écrites, mais plus encore le sont les échanges et altercations entre ces trois personnages. Shimizu y exerce toute l’intensité d’un découpage pris entre pudeur et instants d’éclats, dans la droite lignée d’une Moto Hagio romantique. Plus étonnant est la confusion, d’une case à l’autre, des points de vue sur une situation - cela notamment parce qu’Aoki rappelle à Yukiko comme à Maki un ancien collègue disparu tragiquement. Par exemple, lors d’une scène où l’inspecteur principal s’inquiète de son adjoint… Première page, Aoki se prend la tête entre les mains, Maki s’approche. Seconde page, Aoki est allongé sur le sol, la tête en sang -l’on s’imagine qu’il s’est évanoui, et que dans sa chute sa tête a cogné le sol. Troisième page, retour à la position de la première page, où Aoki se tient juste la tête entre les mains. Cette image intermédiaire n’était donc qu’un bref flash provenant de l’imagination de Maki. mais rien, ni dans la construction de la page, ni dans un traitement graphique particulier, ne laissait supposer ce plongeon subjectif. D’un bout à l’autre de la série, Reiko Shimizu ne cesse d’utiliser ce procédé et de maintenir ainsi un trouble constant, non pas amené par le contraste ou une violente restructuration du style, mais par la légèreté et la pureté du trait.

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L’inspecteur principal Maki, évidemment, se révèle le plus fascinant du trio. Le protagoniste est déchirant justement parce qu’il ne cesse d’être déchiré entre des pôles extrêmes : la jeunesse de son beau visage qui contraste avec sa sévérité adulte, et son allure presque vieux jeu ; son intelligence scientifique contrecarrée par ses hallucinations soudaines ; sa maturité entachée par des élans et des réactions intenses… Maki est l’un des personnages les plus représentatifs de l’univers de la mangaka, par cette jonction entre la pudeur, la retenue, et des pulsions fébriles, des moments d’éclats qui suggèrent, plus qu’ils n’incarnent réellement, l’agression comme l’érotisme. C’est par le biais de Maki que Reiko Shimizu travaille le plus son rapport aux visions, aux surgissements cauchemardesques qui confondent souvenirs avec imagination. Si le travail des personnages est de plonger dans le mental, le corps finit toujours par s’imposer, souvent violemment, rappelant à la réalité du meurtre à l’origine des enquêtes, mais aussi à celle des psychoses de Maki. Ne finissent pas de nous hanter ces courtes pages où le jeune homme, les yeux éclatants d’émotion, étreint avec fureur ses draps, tandis que s’impriment autour de lui des corps écartelés, des visages décortiqués… Cette violence autant psychique que corporelle, elle est travaillée avec finesse par la mangaka tout au long de cette oeuvre, qui, sous cette apparence de thriller, cache une réelle profondeur des tourments humains.

Commentaires

  • C'est vraiment intéressant d'appuyer sur les relations entre les personnages et la filiation avec Moto Hagio là où il (m')aurait semblé naturel de traiter davantage des enjeux de la SF ou de l'écriture des enquêtes. De même, je suis assez d'accord avec toi sur ce que tu dis, le fait qu'on s'intéresse plus facilement à des oeuvres différentes qu'à celles plus discrètes dans leurs qualités. Bref, c'était vraiment une lecture agréable et intéressante.

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