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Critique de Sunny, manga de Taiyou Matsumoto

Chercher le foyer

 

SUNNY (2010) - Taiyou Matsumoto

Manga en six volumes, édition Kana.

 

Il est de ces mangas qui se dévorent en un souffle, et se digèrent dans l’émotion, l’humour et la tendresse. Avec Sunny, Taiyou Matsumoto explore les joies et les peines d’une bande de gamins placés en foyer. Petit microcosme qui se découvre en chroniques chapitrées, au fil de six volumes inspirés par les souvenirs du mangaka qui a vécu cette expérience. Pas une autobiographie, mais des morceaux de Taiyou lui-même, projetés d’un personnage à l’autre. Pas non plus une aventure (comme pouvait l’être Amer Béton, son oeuvre la plus connue) ; mais une collection d’historiettes quotidiennes. Pas un manifeste moral sur l’enfance abandonnée ;  mais des fragments de leçons de vie, de vérités délicates...

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Car ces gamins - répondant aux colorés noms d’Haruo, Sei, Megumu, Junsuke...  - renvoient à des comportements qu’on a déjà croisés, voire même incarnés, mais qui développent chacun leur histoire, leur identité. Le trait vif de Matsumoto permet à la fois de croquer rapidement les personnalités, puis de les soumettre à une évolution. L’enfance n’est ici jamais immobilisée, ou réduite à quelques postures. Elle est tout le temps en mouvement, changeante, passant de la tristesse à la joie, de la mélancolie à la moquerie. Chacun des enfants prend conscience, d’un volume à l’autre, des raisons de leur abandon, et apprend à y répondre. L’équilibre entre les différents protagonistes est remarquable, car la variation des points de vue offre à chacun leur propre temps personnel. L’importance de certains, tel le bruyant Haruo, n'éclipse en aucun cas les autres enfants. Le gros Taro, étrange garçon dont on ne saura rien sur son passé ni sur sa famille, participe en cela à la construction de l’univers de Sunny. Silhouette unique et d’emblée attachante, qui détonne par son gigantisme surréaliste, Tarô devient vite un point de repère en toile de fond des angoisses et des récits. Sa présence continuelle dans les arrières-plans, et la répétition de ses gestes, cueillir des fleurs, bercer le bébé, permet de désamorcer les moments les plus tragiques, d’attendrir l’expression violente de la solitude ou de l’exclusion des enfants du foyer.     

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Le temps de récit accordé à chaque personnage trouve bien souvent sa résolution dans le travail de l‘imagination. A partir d’un objet, d’un détail, d’une réplique, le tremblement de terre intérieur se crée, rarement visible dès le début, souvent exprimé par des caprices. Le découpage et le style graphique accompagnent de fait une balance entre imaginaire et réalité, entre la logique enfantine et l’organisation extérieure. Le désir de rentrer chez soi se heurte aux contraintes du monde, mais trouve aussi une voie d’expression dans le travail de l’imagination. De très belles pages sont accordées à ces échappées lyriques, où Magumu et sa copine se voient dériver à bord d’une grande tasse à café, où Haruo s’imagine vivre la fin digne d’un héros de film, où Sei se voit parcourir les rues japonaises à bord d’une Sunny toute vrombissante…

 

Dans Sunny, il y a également une place accordée aux adultes, qui ne sont pas vus qu’à travers un filtre enfantin - comme ça a pu être le cas avec Ma Vie de Courgette de Claude Barras. Une vraie identité est accordée à ces protagonistes qui agissent en toile de fond, ne sont pas des parents de substitution, ni des enseignants, ni des animateurs, mais les gardiens d’un semblant de quotidien et de famille. Les règles sont là, les disputes aussi, comme pour les passages à la douche. De même, ces instants quasi démocratiques, très amusants car les enfants font débat autour des habitudes de chacun. La vivacité des dialogues, visible dans l’abondance des bulles jamais régulières qui se chevauchent et contrastent entre elles, transmettent cet esprit de communauté où chacun y va de son petit commentaire, de sa petite participation à l’ambiance du foyer. Au fur et à mesure des volumes, certains adultes prennent ainsi plus d’importance, comme le discret directeur de l’orphelinat, qui vient raisonner Junsuke à la toute fin, par la plus douce et sage des paroles.

 

La présence des adultes, leurs propos, replacent le manga dans son registre réaliste ; mais contrecarrent aussi la dureté d’un monde enfantin où se côtoient aussi la mélancolie, la jalousie et la moquerie. Il y a, par exemple, ce vivier de mots aussi poétiques que cruels : les gamins du foyer se font ainsi appeler les “Enfants des étoiles”, désignation qui les distingue de leurs camarades de classe, ou des habitants du quartier, mais les excluent aussi d’une forme de “normalité” instituée. Selon les contextes, cette mise à l’écart est vécue comme une souffrance ou une fierté.

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Au final, c’est la recherche du foyer qui agite chacun des enfants, en dépit de comportements, et d’histoires, très différents. Cela, Taiyou Matsumoto le souligne délicatement par des repères dans la construction de son manga : objets qui reviennent (le gant de base-ball, les billes, la crème Nivea) ; lieux familiers (la fameuse voiture Sunny s’en fait le symbole, mais aussi le bar où se rend le jeune Kenji) ; expressions mélancoliques transmises d’une bouche à l’autre, d’un esprit à l’autre… A travers ces nombreux signes visuelles qui rythment les six volumes, les angoisses de l’abandon, le désir d’être dans une famille, se distillent et circulent en prenant différentes formes et significations.

 

En outre, l’émotion est bien souvent détournée par des distractions extérieures. Dès que les vagues mélancoliques submergent les enfants, le découpage du manga instaure le décalage et le déplacement vers d’autres éléments, comme les voyages imaginaires à bord de la Sunny, vestige du temps, bateau dans la mer du temps et des angoisses ; ou encore les nombreuses chansons, souvent celles d’un répertoire populaire des années 1970. Par ailleurs, Sunny est une oeuvre marquée par un certain flou dans la datation : il réside quelque chose de rétro dans les éléments de décor comme dans les références culturelles. Ces gamins, ce ne sont pas ceux de la génération Internet ni des jeux vidéos ; ce sont ceux qui rêvent à bord d’une vieille voiture, fouillent dans les magazines cochons des quelques ados encore là, regardent les matchs de sumo collés à l’écran de la télé. Des actions somme toute plus universelles que représentatives d’une génération particulière.

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Evidemment, dans cette oeuvre multiple, certains protagonistes touchent plus que d’autres. Le turbulent Haruo, gamin qui se vante, se moque et critique ses camarades, émeut beaucoup. Il est également l’un des plus drôles, car convoquant les plus fantaisistes arguments pour en avoir plus que les autres. Parce qu’il réclame sans cesse plus d’attention, Haruo crée l’empathie, et se fait très vite le fil rouge du manga dans l’expression de l’abandon. Cela surgit par son attachement envers Makio, un jeune adulte, fils du directeur qui rend de temps en temps visite au foyer des Etoiles, et qu’il idolâtre comme un grand frère.


A la fin du manga, Makio regrette par ailleurs l’évolution d’Haruo, qui est finalement devenu plus calme, moins enclin à accumuler les bêtises et les moqueries. Alors que le jeune adulte a lui-même, sans s’en être rendu compte, tourné une page en cessant ses voyages, en s’installant avec sa fiancée. Probablement que le petit Haruo, ayant perçu ce changement chez celui qu’il admirait, s’est-il lui aussi raisonné de devoir évoluer à sa manière. Cela, Matsumoto le suggère avec sa délicatesse habituelle, sa qualité à atténuer le poids des questions par les distractions extérieures. Ainsi, la possibilité jamais comblée pour Haruo de vivre avec ce grand frère de substitution ne débouche pas sur une frustration, encore moins du regret, mais sur cette nouvelle ouverture au monde, cet autre scénario inconnu qui se présente à lui et lui offrira peut-être autant de bonheur.

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