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Jets de poèmes - dans le vif de Fukushima

JETS DE POEME -DANS LE VIF DE FUKUSHIMA

(SHI NO TSUBUTE)

 

Ryôichi Wagô

 

Traduit du japonais par Corinne Atlan

Edition érès, 2016

 

Il est de ces moments où les oeuvres s’entrecroisent et font naître des prises de conscience plus fortes quant aux événements de la terre. Si la catastrophe de Fukushima m’avait profondément bouleversée il y a six ans, son souvenir ne cesse de me hanter, et en même temps de m’alarmer sur de nouvelles problématiques, depuis plusieurs semaines. A cette origine, un entrelacs de créations pertinentes, du Sayonara de Kôji Fukada aux Jeunes lycéennes à Fukushima de Reiko Momochi.

A cette origine aussi, une conscience plus aiguë de l’urgence environnementale, sûrement en lien avec la période électorale et ces lourds changements de gouvernance qui nous entourent.

Retour sur l’une de ses oeuvres, la plus marquante dans ce cheminement, emblématique dans l’appel poétique qu’elle construit.

En mars 2011, le poète Ryôichi Wagô, qui habite Fukushima depuis sa naissance, décide de ne pas suivre sa famille durant l’évacuation après l’explosion de la centrale. Il reste dans la ville et tente de survivre, puis de trouver un sens à sa réalité face à la catastrophe. Dans cette terre de colère, ce morceau qui semble se gangréner sur l’archipel, Wagô fait face à une solitude extrême, mais aussi une absence de réponse vécue par tout Japonais à l’époque. quelques jours avant le séisme, Wagô venait de s’inscrire sur Twitter, par curiosité face à la magie des réseaux sociaux. Son compte aurait pu rester inactif, ou évasif, comme ceux de tant d’autres qui s’inscrivent plus par réflexe qu’intérêt. Toujours est-il que la conjoncture des événements, le mystère de la volonté, ont conduit le poète à tweeter, de jour en jour, ses impressions, ses cris de révolte, puis de véritables poèmes.

Une oeuvre taillée dans le vif, née de la toile, et transmise dans tout l’archipel japonais - certains tweets / poèmes furent lus dans les rassemblements publics des autres villes, et ont inspiré dès leur publication l’espoir.

 

Il faut saluer le travail remarquable de l’édition, qui prend totalement en compte la singularité du tweet, et ne cherche aucunement à l’effacer ou la convertir en un format texte plus usuel. La lecture, de fait, nous plonge tout de suite dans le contexte d’un journal, avec son succédané de réactions, sensations décrites.

Le marquage des dates et des heures des tweets ont en outre leur importance dans le suivi quotidien de l’artiste. C’est presque, malgré la distance géographique et maintenant temporelle, une expérience de vécu en direct qui s’inscrit sous les yeux du lecteur. Le langage twitterien inscrit une immédiateté généralement dure à obtenir en littérature. Les moments de rafales des posts ou, à l’inverse, les longues pauses entre deux tweets, recueillent en ce sens les différentes émotions que vit Wagô au fil des jours. Incompréhension, colère, désarroi, souffle soudain d’inspiration, languissante fatigue...

 

Deux axes se lient intimement au coeur de l’oeuvre de Wagô. D’abord le témoignage, qui s’impose sur les premières pages du recueil. L’acte poétique n’est pas encore là, et l’homme est d’abord homme, habitant, victime. Il décrit sa situation, cherche des réponses, guette les infos sur la toile et la télévision et tâtonne encore quant à l’utilisation de Twitter. Car la démarche de Wagô est d’abord celle, très humaine, d’un homme qui veut échapper à la solitude, coincé qu’il est dans son appartement, dont il est impossible de sortir ou presque, à cause des répliques ou encore des pluies fréquentes de radiation. Les Jets de poème ont aussi cet intérêt-là, de nous offrir un témoignage unique sur ce vécu dans la zone irradié, et d’également ouvrir aux questionnements. L’artiste dénonce déjà le recul des autorités qui, dès 2011, ne livraient que des réponses partielles aux interrogations des habitants quant au danger des radiations, quant à l’usage à l’avenir du nucléaire ou pas, quant aux répercussions financières suite à ce désastre…



Risquer sa vie. Risquer notre vie pour notre ville natale. Mais ni ta vie ni la mienne ne nous ont été données pour que l’on nous en prive.

18 mars 2011 – 14:21



J’aimais l’été à Minamisôma. Je pensais que les promesses échangées dans le plein été ne seraient jamais rompues. Savez-vous comme ils sont fiers, les chevaux sauvages de Haramachi lors de la fête annuelle ?

18 mars 2011 – 14:13



Où es-tu ? Moi je suis assis seul devant les mots, seul dans une pièce obscure. Je veux devenir tes mots.

18 mars 2011 – 14:10



(extraits)

 

Ensuite, la poésie. L’oeuvre de Wagô se lie à cette paradoxale naissance d’une beauté créative sous la violence d’un état inacceptable. Ces trois extraits renvoient à trois styles poétiques identifiés dans la dense oeuvre. Il y a les poèmes de colère, ceux qui plongent dans les entrailles de l’enfer, imaginent les répliques du séisme comme le fracas de mille chevaux enragées ; les poèmes de douleur, chargés de nostalgie, appels au continent et au temps perdus ; et les poèmes d’amour, qui se lient au secret désir de contact et de retrouvailles. L’émotion inonde par l’entrelacs constant de ces trois styles, qui contrebalance la rage par le lyrisme éclatant. La concision du tweet conduit à l’épure du style, à sa pureté sans filtre. Pas d’équivoque chez Wagô, car sous les mots se tapissent des sentiments clairs, des tourments réels, et leur conversion poétique en constitue le fin voile pudique.



Les montres du nord-est du Japon retardent toutes d’une minute. Les numériques, les analogiques, les magnétiques, les sabliers, les clepsydres, les cadrans solaires, les horloges à vent, les horloges biologiques. Est-ce qu’elles sont toutes restées bloquées sur 2h47 de l’après-midi le 11 mars ?

1er avril 2011 – 22 : 25

 

Il y a un détail qui heurte dans la lecture de ces poèmes twitterriens : la répétition. Ce Vif, en dépit de la qualité spontanée qu’il présente, est aussi marqué par des indices de temps figé, telle l’horloge arrêtée à 2h46 qui hante le poète, ou encore le retour des vibrations, inlassables, de la terre et du ciel. Le retour de certaines strophes, répétées en boucle, ou d’idées précises - la cérémonie de remise des diplômes à l’école primaire que son fils n’a pas vivre, par exemple - se font écho de cette douloureuse sensation d’un renouvellement infernal. Les répliques ne cessent pas, la pluie continue. Les tentatives poétiques de Wagô deviennent alors, parallèlement à cette impression d’éternel retour du traumatisme, résistances et actes de changement. Mieux, le poète use de cette impression pour la renverser. C’est cette fameuse phrase qui traverse l’oeuvre entière, “il n’est pas de nuit sans aube”, scandée comme une prière. Retournement de situation : ce recommencement de l’enfer destructeur de Fukushima devient une renaissance.



il a traversé cette nuit de pluie       l’enfant de Fukushima !

21 mars 2011 – 20:58

 

pour toi        cette aube        est la toute première

21 mars 2011 – 20:59

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merci         à toi        d’être né

21 mars 2011 – 20:59




Il n’est pas de nuit sans aube.

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