Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
The Assassin
Glisser le regard
THE ASSASSIN – Hou Hsiao Hsien
Avec The Assassin, Hou Hsiao Hsien signe-t-il un film confus ou un subtil enchevêtrement des fils ? Ou ne serait-il pas plutôt dans la création d'un anti-film d'arts martiaux ? L'intérêt de The Assassin s'éveille dès lors que s'évacuent ces questions, trop posées par les critiques ; et que persistent les sensations face au film. Le cinéaste taïwanais fait table rase de nombreux repères, trouble la rythmique et aboutit à une nouvelle image.
L'image de The Assassin est, plus que surprenante et belle, nouvelle, sidérante d'une pureté renouvelée. De ces plans, qui noient volontairement le récit, diluent à l'extrême toute trace narrative, tout rythme de montage, le rejet autant que l'envoûtement peuvent prendre le risque de se construire. La lenteur du dernier film de Hou Hsiao-Hsien n'est pas forcément celle d'une latence des actions, mais plutôt d'une attente, prolongée définitivement, d'indices pour la compréhension de l'histoire. Mais le film refuse toute indication, introduit chaque protagoniste comme un fantôme dans les espaces, écarte les dialogues et brouille les identités. Qui est contre qui ? D'où proviennent les attaquants ? Quels sentiments brouillent Yinniang ? Qui est, au final, le véritable assassin de l'histoire ?
Mais qu'importent ces questions puisqu'elles s'évanouissent à chaque changement de plan, à chaque glissement de tissu ou feuille tombée des arbres. Le sens du détail et le travail complet sur chaque partie de l'image, et même au-delà de ses parties visibles, décalent forcément le regard, soumettent l'esprit à un à-côté inconciliable avec une narration linéaire ou balisée. Seule une histoire aussi éclatée et dissoute peut soutenir ces glissements extraordinaires de l'image, mais aussi du son, loin du bruit, de la fureur et des éclats mouvementés du wu xia pian (film de sabre chinois). Mais si les esprits et les corps sont paraissent apaisés, les quelques scènes d'action sont chargées d'impétuosité, surprennent notre regard. La création des confrontations tient du sursaut dans l'image, du tremblement de ses parties maîtrisées et de scissions brèves et bouleversantes : c'est un brusque silence après l'altercation, le basculement d'une caméra, ou la lenteur d'un masque qui s'ouvre en deux. Avec ce magistral travail, cette constante inspiration dans les plans, The Assassin propulse un nouveau rapport de rythme et de trajet dans l'image.
Le film s'ouvre au-delà de son contenu narratif et esthétique. Ou, plus précisément, le contenu esthétique paraît se déverser hors du cadre. En cela, la création de ces plans tient presque de l'ordre de l'artisanal, aux détails polis, aux parties affinées. Le souci obsessionnel de la pureté dans l'image, l'infinie précision abyssale des morceaux du cadre appellent à considérer le film non comme uniquement une histoire aspirée par ses formes et ses variations, mais aussi comme un ailleurs. Le premier plan introduisant l'alchimiste à l'origine de la potion n'est ainsi pas tant là pour poser une stèle narrative, un fait passant par le visuel pour annoncer l'acte de magie à venir, mais bien plus pour donner existence à ces objets ancestraux, ces potions obscures et ce personnage d'un autre siècle. Les à-côtés participent ainsi d'un autre versant, voire d'un autre imaginaire qui construisent la tension du film. Les couches esthétiques s'empilent peu à peu, dressent le pan d'un tissu plus large, celui de l'époque traversée comme de la nostalgie d'un temps plus chevaleresque, où les grandes actions se répercutaient dans une nature abyssale. Cette nostalgie, elle pointe aussi lors d'un des plans les plus frappants du film, celui de la falaise envahie par la brume. Temps de suspension qui à la fois fait écho à l'âge précieux des King Hu, et se lance vers une abyssale saisie du présent.
Tout au long de The Assassin, le regard ne cesse de glisser irrésistiblement sur les à-côtés, et au final de se laisser porter par une émotion toute simple, celle de l'absorption d'une lumière particulière sur un paravent, d'une errance sur une ombre un peu plus tordue que les autres. Ozu, à qui Hou Hisao-Hsien a rendu hommage avec Café Lumière, avait aussi ces à-cotés, par ces bouilloires qui fument, ces coulissements de porte, ces cheminées perdues dans le montage.
Mais de l'intime existe. Peu à peu, l'expérience cinématographique développée par le cinéaste accède au protagoniste de Yinniang et à sa sensibilité intérieure. Personnage feutré, fantôme des paravents et d'entre les voilures, Yinniang est d'abord cette présence tendue dans le cadre, ce point de cristallisation dans un monde vacillant de lumières et de motifs. Le film la construit comme un observateur plutôt que comme un envahisseur, là encore aux antipodes des codes du film d'arts martiaux. Et l'immobilité constante du protagoniste finit, une fois de plus, par enjoindre le regard à se concentrer sur les autres personnages, sur les douleurs de celui qu'elle est sensée éliminer. Le trajet de Yinniang tient presque de l'auto-sacrifice, dont la souffrance surgit dans une unique et déchirante confession. Avec la scène de la blessure, le film saisit pour la première fois un précieux moment de doute et de vacillement de son personnage si hermétique, auparavant caché par les matières du film. La tendresse du feu rougeoyant projeté sur le visage, comme les gestes de son fidèle serviteur, bouleversent pour donner à The Assassin son ultime identité.