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A la Folie de Wang Bing

Quand la folie naît de la patience

 

A LA FOLIE (FENG AI) – Wang Bing

Après Les Trois Sœurs du Yunnan, Wang Bing retourne en intérieur pour un projet longtemps envisagé et entravé. A la Folie explore sur près de quatre heures le quotidien monotone des malades enfermées dans un hôpital psychiatrique du Sud-Ouest de la Chine. Dans cette population masculine très diversifiée – se retrouvent là aussi des dissidents politiques autant que des jeunes perdus ou des pères de famille au chômage – le cinéaste s'est niché, filmant les groupes ou les âmes solitaires.

A la Folie poursuit l'exploration de la solitude, mais une solitude qui est là bien plus paradoxale que celle des trois sœurs, non plus exposée au vaste paysage du Yunnan, mais naissante au cœur même de la promiscuité et de l'étroitesse des lieux.

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La solitude et l'enfermement, explorés sur près de quatre heures intenses – dont ne se permettra qu'une échappée de plusieurs minutes à l'extérieur – soulèvent l'interrogation quant à la véritable origine de la folie : est-elle déjà ancrée chez les patients avant qu'ils n'arrivent, ou naissent-elles plutôt des terribles conditions d'enfermement ? Le doute demeure sous-jacent à toute l'entreprise de Wang Bing, qui, une fois de plus, préfère l'hégémonie de l'expérience cinématographique à la démonstration d'un message politique. Déjà Les Trois sœurs du Yunnan laissait s'échapper la terrible condition des fillettes au travers de quelques phrases, de quelques indices cernant le vacillement des enfants – un reproche du grand-père qui ne voit que l'inutile dans les devoirs scolaires, un regard perdu bien trop longuement sur la montagne... L'ampleur de ce précédent film permettait la dissémination des détails effarants. Ici, à l'inverse, la structure d'A la folie enchaîne les malaises, les tendresses, les impudeurs et les pudeurs. La caméra légère de Wang Bing, ou celle de son assistant Liu Xianhui, capte le chapelet d'actions diurnes et nocturnes des patients. Elle suit, poursuit et se distancie des corps soumis aux quatre murs.

La folie, si elle existe, n'éclate pas dans ce film : elle naît de la patience de la caméra. La durée accouche des démonstrations perturbantes des personnages et de leur probable maladie. C'est la tirade d'un jeune homme survolté finissant par entamer un footing dynamique d'un couloir à l'autre ; c'est le discret rituel nocturne auquel se prête un garçon Une longue conversation entre un mari enfermé et sa femme lui rendant visite oscille entre l'usure du couple et sa complicité ; un patient nu essuie très lentement son corps et son lit au beau milieu de la nuit, puis compte les déclics d'un stylo-bille ; un homme drague longuement une des patientes de l'étage inférieur, comme flattant un fantasme hors d'atteinte...

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Derrière ces succédanés d'instants, les histoires s'échafaudent un temps, puis disparaissent. Les récits s'éprouvent lentement, mais sûrement, et la caméra de Bing n'avait jamais été aussi confrontée à son geste de pudeur. Le travail du documentariste dans son approche des sujets ne se poursuit pas, mais semble trouver son accomplissement dans ce film. Faire jaillir les notions de distance, de pudeur, d'écart dans cette étouffante proximité, dans cette absence d'espace pour les actes privés relève d'un véritable tour de force. La délicatesse d'approche de l'oeil du cinéaste aborde les corps avec un réel naturel, où même les séquences les plus triviales ne choquent pas le regard. La légère caméra, le micro discret, captent sans effarouchement les confessions et trouvent dans l'architecture leur place. En cela, la fameuse séquence du « footing » improvisé dans les couloirs installe définitivement l'oeil intrusif : en quelques travellings en caméra portée, laissant filtrer la respiration haletante du cadreur surpris par l'échappée de son sujet parti dans sa course, s'organise une poursuite d'une force sidérante, incarnant pour la première fois dans le film l'étroitesse de l'hôpital et le mal-être de ses enfermés. A cette virevoltante plongée spatiale et atmosphérique succéderont et se bâtiront ensuite ces chapelets du quotidien, effleurant les échanges et les solitudes. L'approche d'une discussion entre un père interné et sa fille à la porte sera exemplaire de la pudeur du cinéaste, laissant paraître les larmes sans les chercher près des visages, acceptant les dos tournés et les regards s'éloignant de son objectif.

L'accalmie de l'entreprise cinématographique trouve sa consécration dans l'étonnante atmosphère bordant les lieux : tranquille, paisible, prise dans un flottement souvent créé par les nombreux médicaments et piqûres imposés par les médecins. La dénonciation se niche là, dans ce paradoxe d'un calme dont la surface douce signale l'abandon de ces personnes internées. Ce calme permet la concrétisation à la fois du style de Bing autant que de l'achèvement du portrait de cet espace.

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