Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Le petit joueur d'échecs
Le Mystère de l'automate
LE PETIT JOUEUR D'ECHECS – Yoko Ogawa – éditions Actes Sud.
Dernier roman de Yoko Ogawa, sorti en mars dernier, Le Petit joueur d'échecs noue avec le registre « tendre » de l'auteure. Moins cru que ses nouvelles, plus tendre et linéaire, Le Petit Joueur d'échecs suit la vie d'un personnage atypique, marginal et d'une immense discrétion. C'est bien ce thème de la marginalité que Ogawa révèle à travers ce portrait, mettant en lumière l'existence extraordinaire d'un protagoniste effacé.
Le récit renoue tout d'abord avec les univers étranges qui enveloppent les histoires d'Ogawa, ces univers précieux et à la lisière du fantastique, tels des instruments merveilleux et mécaniques savamment composés mais qui continuent de faire miroiter leur art du mystère. Le monde des échecs, associé aux lieux que va traverser ce petit joueur, rend une fois de plus compte de l'imagination poétique de l'auteure, qui bouleverse par l'immersion qu'elle nous fait vivre dans un monde étrange, nouveau, mélancolique et traversé d'évocations lyriques. Les nombreux passages s'attachant à décrire la sensation produite par « l'océan des échecs » se révèlent des passages de toute beauté dans le récit, tandis que le dernier refuge du jeune prodige, cette maison de retraite au sommet d'une montagne et par laquelle on n'accède qu'en funiculaire, renoue avec ces pensionnats de soin silencieux et au rythme rituel qui accompagne les nombreuses autres histoires de Yoko Ogawa.
La délicatesse propre à l'auteure saisit de manière bien souvent imagée et poétique l'autisme de ce petit garçon, notamment en le confrontant à d'autres personnages aussi singuliers que lui. Chez Ogawa, il n'y pas ou peu de comportement ordinaire. Chaque individu fait preuve d'une intériorité troublante, et ces mondes intérieurs se frôlent et se rencontrent avec hésitation, fragilité. Cette beauté du rapport humain se retrouve dans l'écriture, toujours sensible, de l'auteure japonaise. Ogawa confronte donc son petit personnage à un homme éléphantesque et d'une générosité aussi large que son embonpoint ; à une jeune fille timide inséparable d'une colombe ; ou à une diversité d'adversaires, du plus agressif au plus raffiné.
Pour cerner l'autisme de son personnage, ce renfermement compulsif, une série de contradictions imagées viennent cerner l'enfant : son corps ne grandit pas alors que son esprit dépasse l'intelligence d'un adulte, son jeu est extraordinairement développé alors qu'il se révèle effacé dans sa présence, et surtout il éprouve le besoin de jouer les pièces à l'aveugle, sous l'échiquier, refusant de croiser le visage de son adversaire. L'utilisation du pantin mécanique – dont la description se révèle l'un des plus beaux passages du style Ogawa – est comme l'ultime métaphore de cette discrétion. Les doigts mécaniques et ciselés de l'automate se fait le prolongement des coups de génie du petit joueur. Un mystère plane sous la marionnette, un corps recroquevillé se cache pour mieux partager sa passion. Le Petit Joueur d'échecs est ainsi l'histoire de ce paradoxe, celui qui s'inscrit à travers ce personnage, trop timide pour affronter la réalité, mais éminemment passionné pour s'ouvrir au monde.