Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Le coeur de Thomas
THOMAS NO SHINZOU – LE COEUR DE THOMAS (1974) – Moto Hagio
Dans les rayons mangas se trouve actuellement une très belle anthologie consacrée à Moto Hagio, auteure emblématique de ce mouvement constitué par des femmes mangaka qui ont enfreint les codes du manga dans les années 1970, en y apportant notamment des thèmes nouveaux autant qu'une texture graphique et psychologique différente. Moto Hagio, au même titre que Keiko Takemiya, a notamment offert de nombreux récits de science-fiction touchant à la question du clonage ou du trouble de l'identité sexuelle, mais a surtout ouvert la porte au shounen-ai (littéralement « l'amour entre garçons »), une constante qui marque une partie de son œuvre et qui a permis l'ouverture au thème de l'homosexualité dans le manga. Thomas no shinzou, œuvre emblématique sur ce dernier point, se révèle un récit bouleversant, condensant le meilleur du style de Moto Hagio.
Très inspiré du romantisme allemand, Thomas no shinzou ressemble à un récit graphique d'Hermann Hesse, nous faisant basculer dans l'atmosphère d'un pensionnat pour garçons en Allemagne. Forêts décharnées et petits villages viennent border ce lieu où se nouent et dénouent plusieurs intrigues et relations complexes, tous provenant d'un point de départ, qui ouvre le récit, à savoir le suicide énigmatique du jeune Thomas, pourtant le favori de la classe. Ce qui intéresse Moto Hagio dans ce cadre, c'est bien plus la répercussion de cet acte sur les autres membres de ce pensionnat, rouvrant la porte aux psychoses les plus enfouies, aux désirs cachés et aux traumatismes du passé. Le fantôme de Thomas hante en permanence ses protagonistes, en particulier les deux principaux, Juli, qui se sent coupable du suicide, et Eric, qui partage une ressemblance troublante avec le jeune défunt. Néanmoins, et c'est là la première force de ce manga, le scénario ne tombe jamais dans la facilité ou dans des raccourcis d'interprétation psychologique face à ce sujet lourd, parvenant à donner un vraie épaisseur aux protagonistes. Certes, il ne faut pas chercher une totale crédibilité chez ces jeunes adolescents dont les pensées se rapprochent plus de la maturité adulte, mais le travail graphique, propre à Hagio et qui préfigure tout un mouvement romantique dans le manga, aide à accepter la complexité des sentiments.
La grande faculté de Moto Hagio réside en effet dans la transposition du sentiment intérieur dans un travail précis de découpage et de graphisme. Les micro-histoires qui se succèdent dans ce pensionnats pour garçons sont d'abord dépeintes sur un mode quotidien, débutant par des pages aérées et à la composition régulière, pour aller, petit à petit, en parallèle avec l'entrée dans le psychologique, vers un bouleversement des cadres et des éléments, déracinant brutalement les personnages de l'environnement scolaire. D'une page à l'autre, le découpage se transforme et propulse le lecteur dans une intériorité métaphorique, créant des pages d'une réelle intensité émotionnelle.
Ensuite, les récits de l'auteure s'emparent de sentiments passionnés mais également, et largement, de la souffrance personnelle. Peu de pages sont consacrés au bonheur ou à l'apaisement – et, lorsque ces dernières existent, elles respirent l'harmonie et la légèreté, misant sur l'esquisse plutôt que sur le découpage et la précision – alors que le rapport au déchirement, au trouble intérieur, au traumatisme ou au mal-être ne cesse d'hanter les protagonistes, et de nombreuses pages dans ce manga. Le texte, très beau, confère ainsi aux personnages une texture psychologique bien souvent torturée, allant jusqu'au-boutisme parfois, les poussant au bord de la crise, et n'hésitant pas à leur faire traverser toutes phases psychologiques. C'est cette capacité d'exploration des sentiments que Mot Hagio n'hésite pas à développer et à assumer qui constitue l'émotion et la profonde sensibilité de Thomas no shinzou. Le manga se conclut enfin par un très bel essai graphique à l'aquarelle, sorte d'épilogue laissant la porte ouverte à la nostalgie des premières amours.