Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Tokyo Godfathers
Le Bébé miracle
TOKYO GODFATHERS (2003) – Satoshi Kon
Tokyo Godfathers se révèle souvent écarté dans la filmographie de Kon, placé au second plan derrière les histoires complexes et imbriquée de Millenium Actress ou de Paprika. Pourtant, le troisième long-métrage de Satoshi Kon, jamais sorti sur les écrans français, permet d'offrir une nouvelle facette à l'oeuvre de ce cinéaste, tout en s'inscrivant dans sa sensibilité propre.
Si le récit reste en effet construit sur une certaine linéarité, se centrant sur trois protagonistes aux personnalités beaucoup moins divisées et éclatées que les héroïnes de ses autres films, le film est peut-être l'un des plus personnels du cinéaste japonais. N'opérant plus à l'intérieur même des cosmos psychiques de ses personnages, la réalisation propose ainsi une regard plus extérieur, plus cynique, mais également plus romanesque sur la société japonaise. Tokyo Godfathers nous projette en effet dans l'univers des sans-abris de Tokyo, n'hésitant pas à se saisir des situations les plus contestables et révoltantes de la ville, l'enrobant d'un regard juste, évitant tout effet moralisateur ou complaisant. Au travers des péripéties de nos « Pieds Nickelés » très attachants, le scénario n'évite pas l'humour, tournant autant en dérision les réactions courroucées des citoyens face aux mendiants, que celle parfois survoltées des sans-abris ; mais dresse aussi un portrait noir et sinistre de la société japonaise sous son angle le plus cruel. Si Tokyo Godfathers ne cherche certes pas le même degré de malaise que Paranoïa Agent, ou encore Perfect Blue, le film reste néanmoins une œuvre très mature et pertinente, révélant à travers de nombreuses scènes le fossé social, mais également la violence d'une certaine jeunesse. Une séquence en particulier nous montre un groupe de jeunes gens décidant de se « distraire » en brutalisant un vieil homme sans-abri, séquence animée à la fois avec une grande sobriété et une pointe d'humour noire - les jeunes essayant d'imiter les postures de leurs héros de combat favoris, rappelant ce phénomène d'un passage à l'illusion fictionnelle dès qu'il s'agit de la violence, et qui est à l'oeuvre dans Paranoïa Agent. En outre, le film touche par son récit d'une poignée de jours, à toutes les strates de la société, constituant en ces personnages sans refuge un moyen de passe-partout, rencontrant un patron yakuza ou des immigrés d'Amérique Latine, passant d'un moyen de transport à un autre, offrant un panorama sur ce Tokyo lumineux, bardé d'images et de cultures.
Les personnages eux-mêmes représentent une certaine face de la société. Gin, le plus terre-à-terre et probablement le moins intriguant des trois, permet de faire des rappels à la réalité du moment, et constitue surtout un contrepied admirable et humoristique aux réactions bien souvent impulsives d'Hana ou de Miyuki. Cette dernière présente une véritable profondeur, touche aux jeunes générations, étant une adolescente dont le mal-être reste admirablement dépeint, ne tombant jamais dans la caricature. Quant à Hana, il se révèle le personnage le plus saisissant de l'ensemble, apporte une nouvelle facette aux psychologies généralement dressées chez le cinéaste. Il se révèle en effet son seul et unique personnage homosexuel ayant une vraie place dans la dramaturgie – quelques références à l'homosexualité étant glissées dans d'autres de ses films, mais à travers des protagonistes mineurs, tels le directeur de l'entreprise ou Osanai dans Paprika – mais est loin d'être uniquement un prétexte à porterun regard sur ce tabou. Au contraire, le scénario lui confère une véritable présence et un caractère bien trempé. Hana est en effet un personnage à la fois attachant et infernal, condense à la fois tous les tics stéréotypés du travesti tout en révélant une singularité, notamment à travers le court récit de son passé. C'est l'une des plus grandes réussites de Satoshi Kon, sur le plan de la construction psychologique, parvenant à concilier – pour s'en amuser – le cliché avec l'originalité. L'animation du personnage rend compte de cela, puisque la plastique du visage d'Hana traverse toutes les phases d'animation possibles, évoquant autant le cartoon que le seinen, pris entre postures féminines et viriles. Le film restitue admirablement les jeux de relations à l'intérieur de son trio, créant toutes les situations possibles pour aboutir à un panel de réactions, isolant parfois les personnages pour les reprendre en duo, avant de rétablir l'équilibre final, celle de former un groupe à trois, et presque une famille recomposée.
Allié à cette richesse dans la création des personnages, le récit lui-même se montre tout aussi passionnant et dynamique. A travers son troisième long-métrage, Satoshi Kon nous montre qu'il sait être autant un bon conteur qu'un bon cinéaste d'animation, multipliant les intrigues et les tons. La virtuosité de ce film se révèle plus implicite, moins extravertie que dans ses autres films, opérant par détails, glissements, retournements de situations, mélange des tons. Une étonnante séquence, au départ absurde et burlesque, conte ainsi l'invitation impromptue des trois mendiants à un mariage dans le milieu mafieux. Les personnages se retrouvent parmi le gratin du milieu des yakuzas, détonnant dans le décor de cette réception luxueuse. Au beau milieu de cette séquence pleine de drôlerie, l'atmosphère, en quelques plans, dérape soudain vers la tension et un bouleversement inattendu. L'animation, très belle et toute en précision, se révèle dans ces changements de tons d'une véritable efficacité, le trait et le mouvement des corps et des visages nous faisant passer successivement du grotesque au sobre, de la course-poursuite à la méditation, précipitant les choses pour mieux les freiner ensemble. Ce travail graphique impeccable joue admirablement sur ces diversités de glissements.
Le plus étonnant se révèle ce rapport au miracle qu'entretient tout le réseau d'images et d'actions du film. Dans le reste de la carrière du cinéaste, il y a peu ou pas d'allusion à la religion, ou du moins à une forme de mysticisme, étant bien plus plongé dans un turbulent univers psychique ou fantastique marqué par la noirceur, la fantaisie, ou la féérie. Ici, dès le début du film, la connotation religieuse est présente, tout d'abord avec la période de Noël, l'ouverture sur une messe donnée par l'Eglise Catholique pour la charité, et enfin cette pancarte symbolique d'Ange aux Larmes qui introduit le personnage de Miyuki. Le film se base sur des références au catholicisme, choix étonnant car cette religion se révèle minoritaire dans un pays surtout porté sur le bouddhisme, mais qui représente bien cette vision très scientifique qui englobe le film, à savoir la construction d'un univers animé proche de la réalité, sans pour autant tomber dans des effets poussés de mimétisme. Tokyo Godfathers se révèle ainsi la plus réaliste des œuvres du cinéaste, la plus précise dans la peinture sociale et dans la représentation d'une société portée par le médiatique. Cependant, si la distance et l'ironie se révèlent en contradiction avec les explorations intérieures de ses autres films, Tokyo Godfatherspartage la même humanité et la même sincérité d'émotion, l'arrivée de ce bébé miracle permettant de réconcilier les personnages avec eux-mêmes et de révéler leur sensibilité.