Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
La Servante
L'Animalerie
LA SERVANTE (1960) – Kim Ki-Young
La Servante est un film sud-coréen de 1960, considéré comme une référence pour les réalisateurs sud-coréens actuels. Bong Joon-ho a même déclaré à son propos qu'il s'agissait du « Citizen Kane coréen », phrase qui servit de promotion pour l’affiche du film. La Servante a inspiré un remake (non vu pour ma part) par Im Sang-soo, The Housemaid, avec l'actrice principale de Secret Sunshine, Jeon Do-Yeon, qui reprend le rôle autrefois incarné par Lee Eun-chim. Autant le dire d'emblée, La Servante est un film qui ne ménage pas son spectateur, tant par son scénario que par le caractère malsain de ses protagonistes se moquant et démantelant toute forme de moralité ou de raison. Les rebondissements sont nombreux et soutiennent une machiavélique machine à folie, que la mise en scène, magistrale, rend autant plus forte et symbolique.
Le film est restauré par la World Cinema Foundation (dirigée par Martin Scorsese) et le film aurait longtemps été incomplet si une bobine n'avait pas été retrouvée par hasard. Il y manque à ce jour encore quelques scènes ou quelques images. La première partie du film est d'une qualité sidérante, grâce à cette restauration : presque aucun parasite, une image lisse et propre, et un son tout aussi agréable. La seconde partie du film, probablement la bobine retrouvée, a malheureusement reçu beaucoup plus de dégâts et de dégradation.
La Servante subjugue par ses qualités techniques et son sens scrupuleux de la mise en scène. En ce sens, la rigueur presque mathématique avec laquelle l'image de la cruauté est illustrée, symbolisée par une mise en scène presque clinique, cernant chaque ambiguïté, m'a rappelé le travail tout aussi minutieux de We need to talk about Kevin (Lynne Ramsay), aussi un film sur la manipulation dans une famille bourgeoise. Avec La Servante, le récit se transforme rapidement en un huis-clos terrifiant, où le personnage de la servante finit par envahir les espaces d'intimité familiale et à s'affranchir de sa place à la cuisine, notamment par le biais de tout un jeu fascinant de voyeurisme à travers les fenêtres, et de mouvements de caméra proprement époustouflants pour l'époque, d'une violence stylisée assez extraordinaire. La musique, lourde machine à dramatiser, intervient malheureusement, bien trop souvent pour souligner chaque nouvelle tension entre la famille et la servante, tendant à vite agacer.
De plus, ce qui déroute, plus que les accès de violence, c'est la victimisation systématique de l’unique protagoniste masculin, le mari professeur de piano, vu comme oppressé par chacune des deux femmes, la servante et sa femme, l'une l'enlisant dans l'infidélité et l'autre soutenant cette luxure dans le seul but de garder leur bonne réputation et de cacher ces événements. Dès lors, les personnages de femme célibataires sont considérablement présentés comme plus machiavéliques et oppressants, portés par le fantasme (il n'y a qu'à voir le protagoniste trouble de la jeune chanteuse à qui le professeur délivre des leçons de piano, qui choisit de lui recommander une soubrette un peu animale, et de le pousser au désir).
En ce sens, le très fort symbolisme des animaux assimile les protagonistes à l'idée de bestialité, où chacun lutte pour sa survie ou son intérêt, mais donne aussi un autre éclairage sur l'ambiguïté régnante. La servante arrive ainsi pour s'occuper des rats qui sont assimilés à des présences étrangères, intrusives, capables de se faufiler n'importe où pour instaurer la maladie ou la saleté. Le fait même de demander à la servante de s'en occuper prouve combien la famille la considère comme une étrangère de classe inférieure, méritant juste de rester dans la cuisine avec ces rats. Or, le plaisir sadique que développe la servante à empoisonner ces rats inverse la situation : le personnage considère à son tour que c'est la famille elle-même qui s'assimile à des rats lui empoisonnant l'existence par sa dévalorisation (le comportement de rejet du plus petit des enfants, en particulier). Par la suite, comme en réponse à ce comportement, le professeur ramène un oiseau enfermé dans une cage, l'offrant à sa fille, elle aussi une figure opprimée. Quel oiseau est donc emprisonné ? Est-ce la servante, devant vivre aux dépens de la famille pour gagner sa vie ? La petite fille, devant attendre la guérison de ses jambes, tandis que gambade son frère moqueur ? La famille elle-même, au final prise au piège et sous la menace de la servante ? Cette ambiguïté animale, alliée au fort travail sur l'espace, impressionnent grandement par le trouble qu'ils proposent. Malheureusement, la réalisation de La Servante a souvent tendance à se complaire dans des volontés de provocation, autant par sa fin déroutante que par l'abus de propos crus et de violence caractérisant ce personnage de la servante, qui s'avère parfois proche de la caricature grotesque.
Voir aussi le billet très intéressant d'Edouard sur Nightswimming.