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  • Manuscrit Zéro

    MANUSCRIT ZERO

    Yoko Ogawa

    éd. Actes Sud

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    Merci à ma mère pour ce beau cadeau.

    J'avais déjà fait part de mon admiration envers Yoko Ogawa, grande auteure japonaise passant souvent inaperçue derrière Haruki Murakami ou Akira Yoshimura, avec Cristallisation Secrète, publication de 2009, sur mon premier blog (bien avant que Mirabelle-cerisier n'existe). Cristallisation Secrète était bien alors le premier roman japonais que je lisais, et reste l'un des plus beaux romans découverts. 

    Manuscrit Zero s'annonce d'emblée comme un ovni littéraire. Le style de Yoko Ogawa est déjà unique à lui tout dessus, style constitué d'un vocabulaire riche, mais à la sémantique plein de mystère et d'évocations étranges, proches de l'illusion. Le frontière entre scrupuleuse observation de la réalité et le fantastique reste toujours fébrile et présente chez Yoko Ogawa. Dans ces manuscrits naissent ainsi de courts récits, de courtes descriptions de faits personnels et quotidiens où vient se glisser, imperceptiblement, le fil de la fiction et le souffle d'un imaginaire onirique.

    Visites frauduleuses dans les cérémonies sportives des écoles primaires ; révélation d'un acte particulier de plagiat de jeunesse ; remémoration de la maison de la grand-mère à travers une interview confuse ; la description du cours des grandes lignes ; journée passée dans un centre thermal... Tout s'apparente à un journal intime, où le « je » narrateur distille les moments de découvertes, d'explications, de descriptions, de souvenirs. A ceci près que l'écriture d'Ogawa rejoint progressivement un imaginaire étrange, à la fois familier et hermétique, distant et proche, effleurant les débuts de romans ou de récits fictifs. D'où le titre, Manuscrit Zéro, qui exprime bien cette idée d'ébauche, de tentatives, fructueuses ou non. Le roman se lit ainsi agréablement, chaque feuillet amenant son lot d'évocations.

    Comme toujours, l'auteure aime à faire passer les sentiments derrière l'observation scrupuleuse. Le relevé de certains détails tendres, allié à la tendresse de la plume, montre par exemple la gêne occasionnée lors d'une interview où l'auteure s'éparpille dans se souvenirs ; ou encore le désir face à l'assistant social de la mairie, joueur occasionnel de trompette ; et bien évidemment le doux regret de l'enfance, avec par exemple les discrètes visites à la mère à l’hôpital, où la narratrice lit paisiblement, trouvant ses pages « au rythme de la respiration » de la malade.

     

    Ces pages chargées de la douceur de la quotidienneté, teintée d'un discret et furtif fantastique, transmettent une certaine émotion latente.

     

    « Le matin arrive R, l'assistant social de la mairie en charge de l'amélioration de la vie. (...) En sa présence, ma voix se fait toute petite. Mes cordes vocales se recroquevillent comme effrayées à l'idée de révéler toutes sortes de choses telles que mon écriture qui n'avance pas du tout, ma dégustation des mousses, mon retard dans le paiement du gaz, ma dispute avec les voisins au sujet de la nourriture des chats errants, mon crachat vengeur sur la selle de leur bicyclette, mon entrée sans autorisation dans une école primaire, ou ma discrète récupération d'une bouilloire électrique à l'endroit où l'on dépose les objets encombrants. »

  • Anthology

    ANTHOLOGY

    Katsuhiro Otomo

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    La couverture aux teintes volontiers élégiaques et aux évocations oniriques est loin de s'allier aux courts récits de jeunesse publiés pour honorer le réalisateur Katsuhiro Otomo, surtout connu pour les très célèbres Akira et Steamboy. Je n'ai jamais tant apprécié l'oeuvre de l'un des maîtres de l'animation, considérant que les récits et le propos s'essoufflent derrière la forme, bien souvent magistrale et graphiquement inspirée. L'anthologie publiant ainsi de courtes nouvelles dessinée par Otomo pour divers magazines ou commandes, rassemble ses thèmes favoris, voire s'annonce même comme des prologues à Akira.

     

    C'est le cas de « Fireball » qui présente le monde comme une dictature militaire, aseptisée, tenant les progrès de la technologie comme l'ultime pouvoir. Deux frères, tous deux porteurs de pouvoirs paranormaux, voient ainsi leurs vies s'opposer, l'un se faisant analyser par l'intelligence supérieure du pays (un ordinateur superpuissant), l'autre utilisant ses ressources pour conspirer contre les puissances mises en place. On retrouve la perte de l'humanité, l'obsession de la technologie et l'asservissement du corps humain au pouvoir atomique et destructeur. D'autres récits proposent des variantes sur ces thèmes, tel « Flower », illustration de fin du monde en couleurs aux inspirations de Moebius ; « Memories », où des éboueurs de l'espace se retrouvent face à un satellite en forme de rose destructeur (récit constituant le prologue au segment « Magnetic Rose » du film Memories) ; « Hair », où les humains chevelus sont considérés comme des menaces envers la société (amusant détournement par ailleurs du scandale provoqué par les générations des années 70, et clin d'oeil à Ray Bradbury). Ce qui continue de pêcher chez Otomo, aussi bien dans ses réalisations que dans ces récits, c'est la maigreur des psychologies et des personnages, chacun se devant se s'effacer derrière le concept de déshumanisation, la précision du graphisme, la métaphore de la dictature et de la vanité du pouvoir. Au-delà de l'expression de l'apocalypse, héritée des traumatismes issus des Guerres Mondiales et de l'affolement des industries d'armes et de la terreur nucléaire, les récits paraissent souvent creux, morbides, effroyables.

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    La lecture de ces nouvelles s'avère éprouvante, voire insupportable. Le dessin donne parfois les moyens à Otomo de s'attarder sur les divers états de décomposition du corps, ou de son rapport à la machine : viscères déchirés, intestins vidés, carcasses et dépouilles sont volontiers exposés avec un graphisme soigné, mais violent. Certains épisodes s'avèrent ainsi presque repoussants, comme « Minor Swing », où un humain, pris dans une sorte de marée noire, se solidifie, puis se liquéfie.

     

    La plupart des histoires amène ainsi toujours un constat de déshumanisation et de violence cruelle, parlant souvent trop par les images ou les métaphores que par des propos, ce qui déçoit grandement, suscite plus le dégout qu'une véritable émotion. 

  • Hana Bi

    Ruptures et libération

    HANA-BI (1997) – Takeshi Kitano

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    Le cinéma de Kitano est un cinéma fait de ruptures, et Hana-Bi en est le film le plus probant. Que deviennent les personnages une fois qu'on leur a arraché, une à une, toutes les raisons de vivre ? C'est la question qui transparaissait à travers le couple de Dolls, les « mendiants enchaînés » marchant incessamment dans les parcs. Dolls se fait lui-même l'écho d'Hana-Bi, qui joue sur la même fragmentation spatio-temporelle et le même suivi des personnages. Mais là où Dolls restait teinté d'un certain romantisme (par exemple avec l'histoire de la vieille fiancée attendant sur le banc), Hana-Bi s'avère plus sec, plus désespéré, et paradoxalement, à l'image de son titre qui signifie « feux d'artifice » plus éclatant et lyrique. Primé du Lion d'or à Venise en 1997, Hana-Bi reste à ce jour l'un des chefs d'oeuvre dans la filmographie de Kitano.

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    Le film débute sur de paisibles plans d'ensemble du paysage et de la mer, harmonieusement accompagné de la musique poignante de Joe Hisaishi (beaucoup sont d'accord pour affirmer que la bande originale d'Hana-Bi est bien l'une meilleures compositions de Joe Hisaishi). Le lyrisme de la musique et le calme des plans sont brusquement coupés, au montage, par l'arrivée du personnage interprété par Takeshi Kitano, policier sur sa fin de vie, impuissant face à la maladie de sa femme. Tout le film semble ainsi se composer sur une série de ruptures : rupture psychologique de la femme de Kitano, retournée à un état d'enfance ; rupture des jambes de son collègue, paralysé à la suite d'une intervention ayant mal tournée ; rupture dans les relations avec les gangs mafieux. Cette permanence de la rupture est à lier avec le terrible accident de moto qu'a subi Kitano et qui lui a infligé de graves séquelles physiques. Mais, au-delà de cet expérience personnel, une grande partie de l'oeuvre du cinéaste japonais se concentre sur cette question de la survie : que restent-ils aux protagonistes les plus démunis ? A l'instar de Ozu, qui dépeignait surtout les chutes et ruptures sociales et familiales de ses personnages (observations reprises par Hirokazu Kore-eda , qui prolonge aujourd'hui l'oeuvre du grand maître), Kitano se concentre sur les désoeuvrés, les mutilés, les malades, les fous, le protagoniste qu'il interprète tombant au fur et à mesure dans l'aliénation. Une première partie du film dépeint la condition de ces personnages et tend, par fragmentation, à décrire les raisons de ces différentes déchéances. Dans un second temps, le plus magistral dans Hana-bi, Kitano dépasse le contexte et suit la fin de ses protagonistes dans des chemins de croix bien souvent déchirants.

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    Le regard artistique de Kitano s'exerce alors de manière très forte dans ce film, conférant à la réalisation une puissance graphique extraordinaire. De fortes lignes parallèles sur les plans de route soulignent le rapport au chemin, au destin, chemin dont finissent par dévier les personnages. Le film privilégie les plans d'ensemble et les vues en plongée, encadrant et isolant ces différents destins dans de larges espaces. Une large et fondamentale place est cédée à la mer, endroit où s'isole le peintre handicapé, mais également les personnages de Kitano et de sa femme à la fin du film. La mer inspire un fort sentiment de lyrisme tout au long du film, ultime étape avant la fin, généralement accompagnée de la musique élégiaque et bouleversante de Joe Hisaishi. La place du graphisme et de la peinture se retrouve aussi dans les tableaux en début de générique et échelonnant tout le récit, par le biais du personnage du peintre (un des miroirs de Kitano, cependant). Ces tableaux jouent eux aussi sur un contraste entre lyrisme et violence, passant par une série de symboles : les fleurs, à l'image de la fleur de l'affiche, représentent bien souvent l'épanouissement amoureux, la plupart des personnages ayant perdu ceux qu'ils aimaient et se retrouvant isolés, sans sentiments ni sexualité ; mais également l'abondance des silhouettes, telle celles de la famille réunie, toujours symbolisant le bonheur perdu ; et enfin la présence de la mer, très nostalgique. Les choix artistiques dans ces tableaux équivalent à des vues très frontales, sans relief ni recherche de perspective, en exact opposition avec la cinématographie du film, comme si le cinéma permettait une plus grande distance avec les récits dépeints, tandis que les peintures s'affiche comme le constat creux et désespéré de la vie du peintre. Ainsi, le personnage crée cette magnifique toile désertique aux multiples touches de couleur blanche, par écho à la vanité de son existence.

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    La composition, pour reprendre ce terme propre à la peinture, s'avère s'inscrire dans le rapport à la spirale. Le montage, effectué par Kitano lui-même, s'articule selon l'idée de la fragmentation et de la réminiscence, là où le cinéma japonais affirme l'importance d'une temporalité cyclique, où le souvenir persiste. Les fragments d'images obsessionnelles, comme celles au ralenti de l'intervention violente des policiers, s'intercalent dans la narration, brisant la continuité et reconstituant les espaces mentaux des différents protagonistes. autant au niveau de la temporalité, qu'au niveau visuel ou sonore. Le film alterne avec les moments de tendresse et de violence, contrastes propres au style du cinéaste : une émouvante scène nous montre la complicité de Kitano nouée avec la femme malade autour d'un jeu pour enfants ; tandis que dans d'autres, l'ancien policier enfonce des baguettes dans le visage d'un mafieux, ou effectue un braquage de banque avec la plus grande froideur possible. La succession des événements est toujours filmé avec une certaine distance, sans jugement, et avec un sens efficace de la suggestion et des jeux de regards. Kitano, dans les séquences de violence, se cache ainsi derrière ses lunettes noirs, rendant impossible à saisir son regard donc neutralisant toutes émotions. La neutralité est par ailleurs un point essentiel, car la gravité des événements font que le personnage se retrouve presque dénué de sentiments, d'âme, d'humanité.

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    Enfin, le rapport au titre, Hana-bi (« feux d'artifice » en japonais, et le caractère « hana » signifie fleur) s'inscrit dans cette spirale de violence, où « l'explosion » des feux d'artifice se traduit dans « l'implosion » des sentiments à l'intérieur des corps en apparence neutres. Pas d'explosion physique chez Kitano, puisque cette explosion folle est libérée par le biais de la musique, des actes (notamment l'acte final), de la pression psychologique, de la beauté renversante de ce film.

     

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